L’e-réputation des sociétés à l’épreuve d’Internet : l’e-diffamation commerciale.

Par Laurent Feldman, Avocat et Raphaël Balji.

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Explorer : # e-réputation # e-diffamation # liberté d'expression # consommateurs

A l’heure où Internet permet aux consommateurs de se forger une opinion sur n’importe quel produit ou service, il est capital pour toute entreprise, particulièrement celles exerçant une activité via internet, de bénéficier d’une bonne e-réputation.
Parmi la multitude d’avis de consommateurs peuvent se cacher des messages diffamatoires causant des préjudices sérieux à la réputation des entreprises. Lorsque ces dernières les découvrent il peut être déjà trop tard pour agir.

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Troisième article consacré aux problématiques soulevées par les procédures de dénigrement et de diffamation sur Internet, nous nous intéresserons ici particulièrement à la procédure de diffamation sur internet.

Antérieurement à tout achat, les consommateurs normalement diligents effectuent des recherches sur les produits ou services qu’ils envisagent d’acheter. Leurs recherches se tournent alors vers des forums de consommateurs qui sont le plus souvent hébergés par des associations pour la défense de consommateurs. Ces forums sont mis en place afin que les consommateurs puissent exposer leurs retours sur la prestation d’un professionnel et, dans le cas où un litige pourrait naître, de trouver une médiation avec ce dernier.

Cependant, certains messages, postés par des utilisateurs, ou par des administrateurs ou modérateurs du forum, s’apparentent à des messages malveillants dont la finalité n’est plus d’avertir le consommateur ou le professionnel d’une difficulté mais clairement de jeter l’opprobre sur un professionnel ciblé.

Face à l’anonymat désinhibiteur dont profitent les (vrais ou faux) consommateurs sur internet, les e-commerçants peuvent rapidement se retrouver victimes de diffamations à leur insu. Malheureusement, les actions contre ces types de messages s’avèrent difficiles à engager, cela dû à un cadre législatif obsolète nécessitant une adaptation aux circonstances actuelles.

I/ L’e-diffamation commerciale considérée comme un délit de presse : une action rapidement prescrite pour un préjudice continu

La diffamation, qu’elle soit faite au moyen d’internet ou non, est définie par l’article 29 de la loi du 29 Juillet 1881 relative aux délits de presse. L’article 1382 du Code civil fixant la responsabilité délictuelle est ainsi exclu au profit de la loi spéciale (Cass. 2ème civ., 10 Mars 2004, n° 09-65.35).

Elle correspond à l’allégation ou l’imputation, faite de façon publique, d’un fait précis portant atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne physique ou morale, déterminée ou déterminable.

Le délai de prescription pour la diffamation étant de trois mois (article 65) à compter du message diffamatoire publié, l’action en réparation s’avère difficile à engager étant donné que la société victime peut connaître des faits plusieurs mois, voire années, après la publication desdits messages. Dans ce cas, la victime sera privée de réparation bien que le message restera accessible et que son préjudice sera toujours actuel.

Ce délai pouvait trouver son intérêt dans le cas des diffamations par presse « papier » car le préjudice y était temporaire. Pour ce type de diffamation, l’article diffamatoire n’était accessible qu’aux personnes ayant acheté le journal ou magazine sur lequel il était diffusé. Ce support, une fois son délai de publication passé, devenait introuvable et le préjudice, bien que n’étant pas éteint pour autant, s’amoindrissait.

Dans ces conditions, il apparaissait juste que la responsabilité de l’auteur ne puisse pas être engagée 3 mois après la publication des propos litigieux.

Tel n’est pas le cas pour les messages de diffamation sur internet. Ceux-ci, couplés aux méthodes de référencement des moteurs de recherche, deviennent facilement accessibles lorsque le nom de la société est recherché. Les liens url ne pouvant disparaître naturellement, le préjudice sera continu tant que les messages n’auront pas été retirés. Il faudra, pour cela, passer par une procédure judiciaire si l’auteur du message, ou l’administrateur du site sur lequel il est publié, refusent de le retirer amiablement. La société diffamée peut ainsi se retrouver dans l’impossibilité de faire réparer son préjudice.

Ce préjudice a des conséquences bien plus importantes que la simple atteinte à l’honneur de la société : perte de clients potentiels et/ou habituels qui ont été dupés par les messages ou qui, dans le doute, ont préféré éviter le commerçant diffamé, perte de chiffre d’affaires, perte de confiance de la part des partenaires économiques… A terme, ce sont l’existence de la société et les emplois de ses salariés qui sont menacés.

Le préjudice causé par l’e-diffamation n’est donc pas comparable à celui causé par la diffamation prévue par la loi de 1881. Les enjeux et le caractère permanent de la publication en font toute sa particularité, soulignant l’obsolescence de la loi.

II/ L’e-diffamation commerciale émanant d’un particulier et l’abus de la liberté d’expression

La loi Hadopi du 12 Juin 2009, reprenant le système de responsabilité en cascade de la loi du 29 Juillet 1881, prévoit la responsabilité de l’auteur d’un message diffamant publié sur internet. Cette dernière intervient dans le cas où la responsabilité du directeur ou du codirecteur de la publication fait défaut.

Outre le problème d’identification de l’auteur du message, les exceptions que celui-ci peut invoquer pour écarter sa responsabilité compliquent l’action en diffamation.

L’exceptio veritatis ou exception de vérité, consacrée par l’article 35 de la loi du 29 Juillet 1881, est un fait justificatif permettant à l’auteur du message, poursuivi pour diffamation, de s’exonérer de sa responsabilité en rapportant la preuve de la véracité des faits allégués. Cette exception doit respecter la procédure de l’article 55 de la loi de 1881 disposant que le prévenu devra signifier, au ministère public ou au plaignant, les faits desquels il entend prouver la véracité, en y joignant les pièces justificatives et les informations relatives aux témoins éventuels, dans un délai de 10 jours suivant la signification de la citation.

L’exception de bonne foi est reconnue de façon constante en jurisprudence par la réunion de quatre éléments :

_la légitimité du but poursuivi (intérêt que peuvent présenter les propos divulgués au vu de l’intérêt général) ;

_l’absence d’animosité personnelle : plus généralement observée par l’absence d’intention de nuire ;

_la prudence et la mesure dans l’expression (telle que l’usage du conditionnel, de sources, etc.) ;

_le sérieux de l’enquête (recherches d’éléments pour étayer les propos, observé surtout pour les articles écrits par des journalistes professionnels).

En matière de diffamation sur internet, le juge prend en compte, d’une part, la qualité de l’auteur (simple consommateur ou journaliste professionnel), et, d’autre part, le support sur lequel le message est posté (les blogs et forums de discussions étant des espaces où l’auteur peut s’exprimer plus librement que sur un journal). Il s’en dégage une certaine clémence envers l’internaute consommateur postant un message sur un forum ou un blog.

En effet, le juge privilégiera la liberté d’expression en reconnaissant que les propos divulgués représentent un intérêt général méritant d’être protégé au détriment du préjudice causé à la société (ex : Cass. Crim, 17 Mars 2015, n° 13-85-138 : les propos s’inscrivant dans un débat d’intérêt général). La responsabilité de l’internaute, auteur du message, est alors rarement engagée.

De plus, le régime de responsabilité étant calqué sur celui du délit de presse, il faudra rechercher en premier lieu la responsabilité de l’administrateur du site sur lequel les messages diffamatoires ont été publiés. L’administrateur du site peut, par ailleurs, également invoquer les faits justificatifs précédents pour s’exonérer de sa responsabilité (pour plus de détails sur la responsabilité de l’administrateur de site : https://www.village-justice.com/articles/irresponsabilite-administrateur,19548.html ).

L’intérêt de la société diffamée s’opposera toujours à la liberté d’expression et l’intérêt des consommateurs qui pèseront davantage dans la balance du juge.

Il ne s’agit pas de défendre l’un au détriment de l’autre mais d’assurer une défense effective pour la société, soumise au seul jugement de la vox populi.

Dans ce sens, l’intérêt du droit de réponse reste limité du fait de la crédibilité donnée à l’e-commerçant sur le site où il est diffamé.

Quant au « droit à l’oubli », le récent bilan de l’année 2014-2015 révèle un faible taux de réponse favorable aux demandes.

Sur les presque 250 000 demandes qu’a reçues Google, 11,2 % des demandes concernaient des atteintes à la réputation et 4 % concernaient des atteintes à l’image.
Au final, un taux de 70 % de refus des demandes se stabilise depuis Août 2014 (source : https://forget.me).

L’adaptation des lois existantes, qui a pu suffire pendant un temps, peine à englober la complexité d’Internet. Aujourd’hui, un autre problème se pose qui n’existait pas auparavant : la permanence des informations sur Internet qui devrait faire l’objet d’une loi spécifique.

Maître FELDMAN
Raphaël BALJI

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Discussions en cours :

  • Dernière réponse : 29 mai 2015 à 09:40
    par luc , Le 26 mai 2015 à 17:45

    bonjour,

    http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/2004/2004-496-dc/decision-n-2004-496-dc-du-10-juin-2004.901.html
    indique qu’une précédente tentative de gérer les choses différement dans la presse papier et sur internet a été jugé contraire à la constitution.

    si ce qui est critiqué, ce sont les services, produits, prestations de l’entreprise, alors ce n’est pas la loi de 1881, mais l’article 1382 du code civil, avec son délai de prescription de 5 ans.

    • par Maître Laurent FELDMAN , Le 27 mai 2015 à 12:43

      Bonjour,

      La décision que vous évoquez, vieille de 11 ans, a effectivement avorté les tentatives de la LCEN répondant aux spécificités d’Internet, et poursuivait une jurisprudence de la Cour de cassation qui considérait en 2001 que « l’e-diffamaton » était une infraction instantanée.

      Certes, même si la diffamation en ligne n’est pas considérée comme une infraction continue, elle cause, en revanche, un préjudice continu tant que le message reste accessible en ligne. Elle revêt en cela le caractère d’une infraction continue.

      La finalité de la loi sur la diffamation est, in fine, de faire disparaitre le message diffamatoire.
      Dans ces conditions une prescription trop courte semble inapplicable sur internet du fait de la permanence des infos.

      Ce n’est cependant pas ce qu’a décidé le Conseil Constitutionnel qui, me semble-t-il, n’est pas particulièrement à l’avant-garde des nouvelles technologies...

      Heureusement, le droit n’est pas immuable, notamment concernant le domaine de l’e-réputation qui s’est développé rapidement ces dernières années, tant au niveau interne qu’international.

      D’ailleurs, la montée du contentieux de l’e-réputation et l’abus de la liberté d’expression sur internet a eu pour conséquence une nouvelle discussion sur ce délai de prescription ( http://www.senat.fr/rap/l08-060/l08-0601.html et article 65-3 de la loi du 29 Juillet 1881 ).

      En outre, s’agissant du dénigrement, il est tout à fait possible qu’un message qui vise un e-commerçant relève à la fois de la diffamation et du dénigrement.

      Ainsi, il est récurrent de lire sur les forums : « un tel est un voleur, escroc ou arnaqueur, car il ne livre pas à temps, ou car ses produits sont de mauvaise qualité, ou car il ne répond pas systématiquement aux demandes du consommateur ».

      En dehors du débat sur la diffamation, force est de constater que rien n’existe sauf à utiliser l’article 1382, article fourre-tout qui n’est pas satisfaisant s’agissant de pratiques bien précises. (Pour plus d’informations, voir : http://www.village-justice.com/articles/denigrement-commercial-les-limites,19434.html )

      Bien à vous,

      Maître Laurent FELDMAN
      Cabinet FELDMAN

    • par luc , Le 27 mai 2015 à 18:46

      http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl07-423.html
      la proposition du sénat date de 2008, approuvé par le groupe ps, ump, udi, et le gouvernement n’a jamais fait son chemin à l’assemblée nationale.

      un certain François Hollande a relancé la question ( http://questions.assemblee-nationale.fr/q13/13-50094QE.htm ) en 2009.

      en 2013, il est dit sur http://questions.assemblee-nationale.fr/q14/14-20679QE.htm
      "Pour toutes ces raisons, une évolution générale du droit de la prescription des délits de presse commis sur internet n’est pas envisagée. "

      je suis hébergeur, contacté par des entreprises et des avocats pour retirer des propos. le plus souvent, les messages critiques sont détectés avant le délai de 3 mois. il arrive que la démarche judiciaire arrive trop tard vis à vis du délai de 3 mois, mais c’est parce que l’entreprise a tardé à agir, car le propos tenu n’est pas forcément illicite.
      si une entreprise a les 3 avis suivants :
      "il ne m’a pas livré à temps"
      "les produits sont de mauvaise qualité, "
      "il ne répond pas systématiquement à mes demandes"
      il n’y a rien d’illicite si ce sont bien des clients qui s’expriment, et pourtant l’e-réputation de ce commerçant est ternie. donc changer le délai de prescription ne changera pas radicalement les choses pour l’e-réputation car la liberté d’expression comprend le droit de critique.

    • par Maître Laurent FELDMAN , Le 28 mai 2015 à 13:08

      Cher Monsieur,

      Comme je le mentionnais dans ma réponse, le délai de prescription a été allongé pour certains cas de diffamation à un an.

      Cette nouvelle discussion du délai de prescription ainsi que la question n° 20679 posée à l’Assemblée Nationale, que vous rappelez dans votre message, témoignent d’une certaine volonté de modifier le délai de prescription de la diffamation qui n’a pas été adoptée (encore).

      Par ailleurs, les avis que j’ai donnés en exemple servaient à illustrer des messages diffamatoires et dénigrants.

      « il ne m’a pas livré à temps », « les produits sont de mauvaise qualité », « il ne répond pas systématiquement à mes demandes » peuvent très bien être des messages illicites s’ils sont dénigrants et/ou diffamatoires, que l’auteur soit un client, un concurrent, ou même une société n’exerçant pas dans le même secteur d’activités.

      L’allongement du délai de prescription ne suffirait certainement pas à assurer une meilleure défense de l’e-réputation mais il reste nécessaire.

      Si un délai de prescription d’un an « dépassait manifestement ce qui était nécessaire pour prendre en compte la situation particulière des messages exclusivement disponibles sur un support informatique », un délai de trois mois est manifestement insuffisant pour cela.

      Bien à vous,

      Maître Laurent FELDMAN
      Cabinet FELDMAN

    • par luc , Le 28 mai 2015 à 22:33

      http://www.legalis.net/spip.php?page=jurisprudence-decision&id_article=1480
      "Comme on le constate ce monsieur n’est pas un de ces hommes à qui l’on confierait son portefeuille en toute confiance. D’où les angoisses de nos adhérents"

      ""XXX comme trop souvent a tout faux" "Mais il y a encore plus ridicule pour XXX" "Syndic professionnel au professionnalisme à géométrie variable" "XXX : syndic dans l’illégalité plus syndic ignare ?" "XXX et ses curieuses façons de vouloir détourner les dispositions nouvelles du décret du 27 mai 2004 qui ne l’arrangent pas" "XXX comme si souvent ne répond pas" "XXX nous écrit un rien méprisant et donneur de leçon"
      .....
      "
      décision du juge : pas de trouble manifestement illicite

      http://www.legalis.net/spip.php?page=jurisprudence-decision&id_article=4170
      en autre : "XXX est un partenaire médiocre et malhonnête à fuir comme la peste. Je me suis fait arnaqué et escroqué"
      décision du juge : pas illicite

      donc soit vous avez raison sur le caractère illicite des 3 messages inventés de ma précédente intervention, et les décisions des juges ci-dessus, doivent vous paraitre bien étranges.
      soit cela a été jugé conformément à la loi, et il est alors peu probable que les 3 messages inventés soient illicites.

      le court délai de prescription n’est donc pas le seul obstacle pour obtenir le retrait de propos et une indemnisation pour des propos critiques envers une entreprise, propos qui nuisent incontestablement à l’e-réputation.

    • par Maître Laurent FELDMAN , Le 29 mai 2015 à 09:40

      Cher Monsieur,

      Effectivement, certains juges auraient besoin d’une formation pour mesurer les conséquences des publications sur Internet.

      Enfin, la jurisprudence que vous citez, au contraire de ce que vous affirmez, prend bien en compte les éléments de la diffamation sur Internet et relance le débat classique entre injure et diffamation.

      Rien de nouveau sous le soleil, le juge n’ayant pas dit qu’il n’y avait pas d’atteinte mais que, faute de faits précis, il s’agissait d’injures et non de diffamations.

      Bien à vous,

      Maître Laurent FELDMAN
      Cabinet FELDMAN

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