1- Une difficulté à justifier la légalité de la provenance des données.
Entre 2016 et 2019, l’éditeur de la plateforme Doctrine a emprunté des chemins de traverse pour construire sa base de jurisprudence en récupérant massivement des décisions judiciaires directement auprès des juridictions de première instance, en dehors de tout cadre contractuel ou autorisation formelle, notamment des directeurs de greffe. Cette collecte, jugée irrégulière, a permis à Doctrine [2] de constituer une base jurisprudentielle très fournie, conférant à la plateforme un avantage décisif sur ses concurrents.
La cour s’est fondée sur des « présomptions graves, précises et concordantes » d’obtention illicite de centaines de milliers de décisions, sans que Doctrine ne puisse justifier la légalité de celle-ci mise à disposition sur leur site.
En parallèle de cette procédure civile, un volet pénal est venu ternir davantage l’image de la plateforme, un ancien salarié de Doctrine a été condamné le 9 mai 2025 à 18 mois de prison avec sursis et 15 000 € d’amende pour avoir extrait illégalement des décisions depuis la base du ministère de la Justice.
Bien que le jugement pénal soit intervenu deux jours après l’arrêt d’appel, la matérialité des faits poursuivis au pénal vient corroborer l’absence de base légale aux données utilisées par la plateforme.
Doctrine affirme avoir réagi immédiatement en le licenciant et en retirant les données.
Une procédure pénale reste en cours contre la société, à l’initiative de Lexbase pour recel de données.
2- De la relaxe en première instance à la condamnation en appel.
Le plus surprenant dans cette affaire c’est le jugement de première instance qui avait débouté les éditeurs demandeurs en février 2023, estimant que l’innovation technique de Forseti ne pouvait être assimilée à une faute.
La Cour d’appel de Paris a renversé cette analyse en retenant le fondement de la responsabilité pour concurrence déloyale [3], reconnaissant que le mode d’accès aux décisions avait violé les règles du jeu concurrentiel en causant un préjudice économique réel aux éditeurs concurrents.
La cour a toutefois rejeté les demandes fondées sur le parasitisme et les pratiques commerciales trompeuses, estimant qu’il n’était pas démontré que l’éditeur de la plateforme doctrine se soit "approprié les efforts commerciaux ou l’image de marque" de ses concurrents.
L’éditeur de la plateforme Doctrine a été condamnée à verser des indemnités de 40 000 à 50 000 euros à chacun des cinq plaignants, en réparation de leur préjudice. En outre, elle devra publier sur sa page d’accueil, pendant soixante jours, un extrait de la décision.
3- Un arrêt inédit en France.
La décision française s’inscrit dans un contexte international où les nouveaux entrants technologiques affrontent les éditeurs historiques. En février dernier, aux États-Unis, dans l’affaire Thomson Reuters v. Ross Intelligence, la startup Ross, qui développait un assistant juridique basé sur l’IA, avait intégré dans l’entraînement de son modèle les headnotes et le système de classification de la base Westlaw. Ces contenus, bien que liés à des décisions publiques, sont protégés par le copyright.
Le juge fédéral a estimé que ces contenus étaient protégés par le copyright et que leur usage à des fins commerciales concurrentielles ne pouvait être justifié par le « Fair use », car cela portait atteinte au modèle économique de l’éditeur. L’exploitation d’un contenu protégé pour développer un produit concurrençant directement l’œuvre initiale a donc été sanctionnée.
Cette décision concernant la plateforme Doctrine, s’inscrit ainsi dans la lignée des jurisprudences rendues ailleurs traitant de la réutilisation des données juridiques à l’ère de l’IA.
A noter que le jugement américain rendu le 11 février 2025 était un « summary judgment », établissant la responsabilité de Ross Intelligence pour contrefaçon, mais la question du montant des dommages et intérêts (« monetary damages ») doit être tranchée lors d’une phase ultérieure de la procédure ou par un éventuel accord entre les parties.
On peut d’ores et déjà être certains qu’il s’agira de montants sensiblement différents de ceux retenus en France (pour mémoire 40 000 à 50 000 euros) mais qui ne cesseront de s’accroitre tant l’assise juridique est désormais établie !
4- Quel avenir ?
La législation, qu’elle soit française ou européenne, n’a pas encore saisi toute la complexité des usages liés à l’IA, en particulier ceux fondés sur le traitement massif de contenus protégés.
Le régime du text and data mining, prévu à l’article L122-5-3 du Code de la propriété intellectuelle, demeure limité à des fins de recherche scientifique non commerciale, alors que les entreprises développent des systèmes d’analyse ou de génération de contenu à visée clairement économique. La question se pose également pour les données libres d’accès, mais obtenues irrégulièrement.
Du coup, ce sont les prétoires qui arbitrent l’équilibre entre innovation et protection des contenus, dans un contexte où les frontières sont mouvantes, en témoigne les décisions Doctrine et Ross Intelligence.
Ces affaires dont les sanctions sont encore modestes, mais dont l’ampleur médiatiques sont retentissantes ont pour but d’inviter au maximum les entreprises à intégrer la conformité non comme une contrainte, mais comme un véritable levier stratégique.
C’est ainsi que le 14 mai 2025, le Monde a annoncé un partenariat pluriannuel avec Perplexity AI, prévoyant un accès encadré à ses contenus, une rétribution équitable, et des outils innovants mis à disposition.
Ce type de collaboration incarne une nouvelle norme : l’innovation par le droit, pas en dehors.
Le tout, dans un esprit de réciprocité entre innovation technologique et respect des droits.
Ces pratiques, encore trop rares, s’imposeront rapidement comme un socle commun pour les entreprises qui veulent innover sans se mettre en danger.