Dans un arrêt du 19 avril 2023 (Cass. civ., n° 21-20.308), la Cour de cassation a posé une règle novatrice : le juge peut prendre en considération des témoignages anonymisés par l’employeur pour rendre sa décision, mais il ne peut pas s’appuyer exclusivement sur eux.
Cette logique a été récemment étendue aux comités sociaux et économiques (CSE).
Ainsi, dans un arrêt du 11 décembre 2024 (Cass. soc., n° 23-15.154), la Cour a admis que le CSE puisse recourir à des témoignages anonymisés pour démontrer un risque grave et justifier une expertise.
Mais jusqu’où cette souplesse peut-elle aller face au sacro-saint principe du contradictoire ? Analysons cette évolution.
Les faits : un contentieux autour d’une expertise pour risque grave.
L’affaire débute lorsqu’un CSE d’établissement de GRDF décide de diligenter une expertise pour risque grave, en s’appuyant notamment sur des témoignages anonymisés de salariés. Face à cette initiative, l’employeur conteste la validité de la démarche et saisit le tribunal judiciaire. Son argument ? Les témoignages anonymisés, produits par le CSE pour établir l’existence d’un risque grave dans l’établissement, ne permettent pas un débat contradictoire et doivent donc être écartés. Il demande par conséquent l’annulation de la décision du CSE de recourir à une expertise.
Le tribunal judiciaire donne raison à l’employeur. Selon lui, ces témoignages anonymisés violent le principe du contradictoire, pierre angulaire de la procédure civile. En l’absence d’autres éléments probants suffisants, le risque grave ne peut être établi, et la décision du CSE est annulée. Cette position, bien que rigoureuse, soulève une question : les témoignages anonymisés sont-ils systématiquement irrecevables, ou leur utilisation peut-elle être encadrée ?
Le principe du contradictoire : une exigence fondamentale.
En droit français, le principe du contradictoire est consacré par les articles 15 et 16 du Code de procédure civile. L’article 15 dispose :
« Les parties doivent se faire connaître mutuellement en temps utile les moyens de fait sur lesquels elles fondent leurs prétentions, les éléments de preuve qu’elles produisent et les moyens de droit qu’elles invoquent, afin que chacune soit à même d’organiser sa défense ».
Appliqué à notre cas, cela signifie que l’employeur de GRDF devait pouvoir discuter des témoignages produits par le CSE. Or, leur anonymisation rendait impossible, l’identification des témoins et la vérification de leurs déclarations.
L’article 16 renforce cette exigence en imposant au juge de ne retenir
« dans sa décision, les moyens, les explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d’en débattre contradictoirement ».
Dans l’affaire GRDF, le tribunal judiciaire a estimé que l’employeur n’avait pas eu cette possibilité, les témoignages anonymisés constituant l’essentiel des preuves du CSE. En l’absence d’un débat équitable, le juge a logiquement écarté ces éléments, soulignant ainsi la primauté du contradictoire.
Mais cette application stricte ne condamne pas totalement les témoignages anonymisés. Une nuance apparaît lorsque leur rôle est mieux défini.
Une admissibilité encadrée : un appui pour la sécurité des salariés.
La Cour de cassation, dans ses arrêts de 2023 et 2024, offre une voie médiane. Si les témoignages anonymisés ne peuvent constituer l’unique fondement d’une décision, ils peuvent être pris en considération lorsqu’ils viennent en complément d’autres éléments de preuve.
Dans l’affaire GRDF, le CSE avait vraisemblablement produit des témoignages anonymisés pour démontrer un risque grave, potentiellement accompagnés d’autres pièces (rapports, alertes, etc.). Le tribunal judiciaire, adoptant une lecture stricte du contradictoire, a écarté ces témoignages pour annuler l’expertise. Pourtant, l’arrêt de la Cour de cassation du 11 décembre 2024 vient clarifier : le juge aurait dû examiner si ces témoignages, en appui à d’autres preuves, pouvaient établir le risque grave, conciliant ainsi protection des salariés et respect procédural.
Cette souplesse répond à un objectif clair : protéger les salariés. L’anonymisation, souvent réalisée a posteriori par l’employeur ou le CSE, vise à éviter les représailles contre les témoins, notamment dans des contextes de tension sociale. La Cour reconnaît leur utilité, tout en confiant au juge l’appréciation de leur valeur et de leur portée.