Les plateformes n’en finissent plus de faire parler d’elles. A l’image de la récente divulgation des Uber Files.
Le nouveau modèle économique apparu depuis une dizaine d’années repose exclusivement sur le statut de travailleur indépendant ou d’auto-entrepreneur permettant d’assurer aux heureux livreurs ou chauffeurs une conciliation entre liberté dans l’organisation du travail et complément de revenus.
Les plateformes, à la manœuvre, se définissent ainsi comme des intermédiaires, ne proposant qu’un service de mise en relation [1]. Toutefois très vite, la réalité de l’exercice de l’activité de travailleur de plateformes est apparue. En effet, il s’agit pour les plateformes de se comporter comme un réel employeur, tout en étant juridiquement un simple service de mise en relation exonérant ces dernières de leurs obligations de déclarations et de cotisations.
Ainsi, les plateformes bénéficient d’une main d’œuvre quasi-gratuite et illimité sans s’acquitter des obligations inhérentes à l’employeur. Le système d’un détournement tant de la lettre que de l’esprit du régime de travailleurs indépendants s’enracinait progressivement.
Après les prémices arrivèrent les récoltes. Les premiers signaux se firent entendre, accident, décès révélant conditions de travail particulièrement précaires.
Le juge d’abord puis le législateur se sont penchés sur la question. La réponse prudente du législateur contraste avec l’activisme du juge cherchant à aligner la réalité de l’exercice de l’activité de travailleur de plateforme avec le statut adéquat.
Ainsi, les décisions Take it Easy [2] puis Uber [3] de la Cour de cassation prononcèrent les premières requalifications ; suivra plus récemment la condamnation de Deliveroo et trois de ses dirigeants en première instance, pour travail dissimulé, première condamnation pénale [4].
Présente à l’esprit de nombreux observateurs, la reconnaissance du travail dissimulé avait jusqu’ici du mal à trouver une oreille attentive dans le prétoire.
En l’espèce un livreur à vélo travaillant en collaboration avec la Société Deliveroo ou plutôt pour la société Deliveroo a vu son contrat de prestation de services résilié par la société pour « manquement grave dans le cadre de l’exécution de la prestation de service ».
Un jugement en départage du Conseil des Prud’hommes de Paris prononcera d’une part la requalification du contrat de travail et reconnaîtra d’autre part l’existence du travail dissimulé.
Sans grande surprise, la société de livraison interjettera appel de ce jugement.
Sur le fond deux éléments sont significatifs d’un nouveau cap pris par la Cour d’appel.
I - La reconnaissance du travail dissimulé.
Soulignons d’abord que la reconnaissance du travail dissimulé ne parvenait pas à s’imposer jusqu’ici tant devant la Cour d’appel que la Cour de cassation qui, saisi du moyen l’ont rejeté. L’une des raisons qui pourrait être avancée à l’appui de cette rigueur des juges réside sans doute, dans le peu de preuve et d’éléments factuels rapportés. Par exemple dans son arrêt du 7 avril 2021 [5], la Cour d’appel rejette la qualification de travail dissimulé, comme la requalification du contrat de services d’ailleurs, car les arguments reposaient sur des éléments de preuve bien trop ténus pour qualifier un lien de subordination, en l’absence de pouvoir disciplinaire effectif.
Le présent arrêt semble revenir sur cette analyse, emboitant le pas du Tribunal correctionnel.
Dans son analyse la Cour reprend les critères du lien de subordination établis tant en France qu’à l’étranger (notamment en Angleterre [6] et en Suisse [7], par exemple) ou même établis par le directive européenne de décembre 2020 [8].
Ainsi, l’indépendance suppose faculté de négociation du prix de la prestation et liberté d’organisation, deux éléments que la Cour retiendra allant contre les éléments de preuve apportés par le plaignant.
La relation salariée est établie par l’existence d’un lien de « subordination permanent » tiré du mécanisme de géolocalisation qui permet à la société Deliveroo d’imposer à ses livreurs les modalités d’exercice de la prestation d’une part :
« Il est ainsi établi que la géolocalisation servait à exercer un contrôle permanent sur les livreurs […] du respect de directives données et que la société Deliveroo s’adressait collectivement aux livreurs […], en les menaçant d’exercer un pouvoir de sanction unilatéralement défini en cas de non respect de ses instructions, en des termes et selon des modalités non prévues au contrat de prestation de services ».
Et d’autre part des sanctions pécuniaires ou numériques par un accès restreint à la plateforme : « Deliveroo lui a donné durant la relation contractuelle des directives sur sa façon de se vêtir, de procéder à la prise en charge des commandes et à leur livraison, ainsi que sur la gestion de son emploi du temps et sur le lieu d’exercice de la prestation, qu’elle en a contrôlé l’exécution et qu’elle exerçait un pouvoir de sanction ».
C’est sur les seuls éléments tirés des modalités d’organisation de l’activité et du pouvoir disciplinaire que la Cour se base pour reconnaître que l’indépendance des livreurs était bien fictive justifiant la requalification du contrat de prestation de service en contrat de travail.
Sur le fond cette analyse ne rompt pas avec la jurisprudence de la Cour de cassation.
Toutefois, la Cour va plus loin en reconnaissant une volonté délibérée de la société de service de détourner les mécanismes légaux. Cette intention délictuelle, pour un employeur de mal qualifier les relations de travail qu’il entretient avec ses salariés en vue de s’exonérer de ses obligations de déclarations et de cotisations fonde l’infraction de travail dissimulé prévue à l’article L8221-1 à L8221-5 du Code du travail.
La Cour souligne que le plaignant
« établit qu’il est devenu indépendant pour pouvoir travailler pour le compte de la société Deliveroo qui en faisait une condition, qu’il a cependant travaillé dans le cadre d’une organisation collective imposée par la société Deliveroo et dans le cadre d’un lien de subordination juridique permanent. Il démontre que l’habillage juridique imposé par la Société ne correspond pas à la réalité de son exercice professionnel et que son employeur avait l’intention de contourner les règles applicables et de dissimuler son emploi de salarié ».
L’utilisation de l’expression « habillage juridique […] ne répondant pas à la réalité de l’exercice professionnel » a été également utilisée par le Tribunal correctionnel. La condamnation pour travail dissimulé, évidente, est renforcée par la reconnaissance du harcèlement moral.
II - La reconnaissance du harcèlement au travail.
L’intérêt de cet arrêt repose sur la caractérisation du harcèlement moral car cet élément s’inscrit dans la logique des jurisprudences récentes qui s’attardent sur la réalité de l’exercice de la prestation de livreur. Il s’agit de s’attarder sur les rapports qu’entretient Deliveroo avec ses livreurs. Le Tribunal correctionnel avait déjà fait état de messages visant à renforcer la subordination et la dépendance économique, du recours au tutoiement ou de la volonté de considérer les livreurs comme « une variable d’ajustement » [9].
La Cour reprend les mêmes références et messages : « le risque de déconnexion, du trop grand nombre de refus, le ton agressif ».
Un élément qui diffère de l’analyse du Tribunal correctionnel toutefois : l’existence de menace : « la menace de rupture du contrat si un avenant au contrat de prestation de service n’était pas signé ou si le livreur reste injoignable ».
Pour caractériser les faits de harcèlement moral la Cour identifie un élément essentiel : le management de Deliveroo impacte la vie privée des livreurs notamment lorsque des messages sont en envoyés en dehors du service. La juridiction conclut sans équivoque que « les pressions exercées par la société Deliveroo […] ont excédé l’exercice d’un pouvoir normal de direction et le harcèlement moral est établi. Dès lors que l’employeur est, par ses méthodes managériales, directement à l’origine du harcèlement moral subi par […], il ne justifie pas avoir mis en place de dispositions pour le prévenir ». L’analyse ainsi conduite reprend les éléments constants de la jurisprudence civile en la matière, attachée à définir le harcèlement moral dans le cadre du contrat de travail salarié [10] et établir l’existence d’un management oppressant [11].
Cette application des analyses - en matière de travail salarié - à la situation des travailleurs de plateformes économiquement dépendants, souligne un activisme judiciaire qui tend à assimilé la situation des « prolétaires des plateformes » à celle de réel salarié. La Cour livre ainsi un nouvel éclairage sur la précarité du travail de plateformes.
Cet arrêt marque une nouvelle étape dans l’uniformisation de la jurisprudence ; les juges semblent affirmer leur volonté de déconstruire ce modèle économique symptomatique d’une régression, rappelant à tous, l’importance des luttes sociales et des grandes avancées en droit du travail.