Les errements de la Cour d’appel de Paris sur la pratique des délégations de pouvoir consentis par les dirigeants de sociétés par actions simplifiées (SAS) semblent désormais devoir prendre fin à la suite de deux arrêts récemment rendus par la chambre mixte de la Cour de cassation le 19 novembre 2010 (Cass., ch. Mixte, 19 novembre 2010, n° 10-10.095, « Sté Whirlpool France c/ Jessaume » et Cass., ch. mixte, 19 novembre 2010, n° 10-30.215, « Sté ED c/ Pellerin »).
On se souvient en effet que dans le cadre de l’affaire « Sté ED c/ Pellerin », la Cour d’appel de Paris avait, dans un arrêt contestable du 3 décembre 2009, posé de manière particulièrement « solennelle », sur le fondement de l’article L. 227-6 du Code de commerce, le postulat selon lequel « pour que les licenciements (en question) soient valables, les lettres de licenciement doivent, en conséquence, émaner soit du président de la (SAS), soit de la personne autorisée par les statuts à recevoir délégation pour exercer le pouvoir de licencier, détenu par le seul président -et ce, d’ailleurs, conformément au régime légal de la « SAS » qui, contrairement à celui des autres formes de sociétés, concentre dans les mains du seul président la totalité des pouvoirs, traditionnellement répartis entre divers organes, et renvoie, pour d’éventuelles autres dispositions, aux statuts ».
Cette même Cour d’appel de Paris avait déduit le 10 décembre 2009 de ce curieux principe, dans le cadre de l’arrêt « Levy Renessen c/ SAS Lehwood Montparnasse » les conséquences suivantes :
Pour mémoire, nous étions en présence d’une SAS dont les statuts stipulaient bien que le Président pouvait, sous sa responsabilité, consentir toutes délégations de pouvoirs à tout tiers, pour un ou plusieurs objets déterminés et pour une durée limitée.
Ledit Président de la SAS en question avait délégué au Directeur général ses pouvoirs en matière de gestion du personnel -et en particulier, le pouvoir de mettre fin aux contrats de travail- avec faculté, pour le délégataire, de subdéléguer ce pouvoir, faculté que le Directeur général avait utilisé en consentant une subdélégation en faveur du directeur du personnel de la SAS qui avait signé la lettre de licenciement contestée.
La Cour d’appel de Paris avait néanmoins conclu que l’extrait du Registre du Commerce et des Sociétés concernant cette SAS ne mentionnait pas la délégation consentie par le Directeur général en faveur du directeur du personnel et en avait déduit l’absence de pouvoir du signataire et par conséquence, la nullité du licenciement.
En d’autres termes, pour que la délégation de pouvoir consentie par le Directeur général au directeur du personnel soit valable, il aurait fallu que cette délégation de pouvoir et son bénéficiaire soient mentionnés sur l’extrait K bis de la SAS.
Or, il faut reconnaître que, d’un point de vue matériel, il paraissait impossible de déclarer au RCS l’ensemble des délégations et subdélégations de pouvoirs en cours, notamment dans les grandes sociétés, compte tenu de leur fréquence et de leur nombre potentiellement considérable. Tout cela n’était pas sérieux tant juridiquement que pratiquement…
La chambre mixte de la Cour de cassation nous paraît mettre enfin un terme, qu’on espère définitif, à ces dérives jurisprudentielles.
1. L’arrêt « Sté Whirlpool France c/ Jessaume » de la chambre mixte de la Cour de cassation
Sur le visa des articles L. 227-6 du Code de commerce, L. 1232-6 du Code du travail, 1984 et 1998 du Code civil, la Cour de cassation rappelle à l’ordre de manière assez cinglante la Cour d’appel de Paris en réaffirmant « qu’aucune disposition n’exige que la délégation du pouvoir de licencier soit donnée par écrit ; qu’elle peut être tacite et découler des fonctions du salarié qui conduit la procédure de licenciement ».
Cette jurisprudence, d’une facture assez classique il est vrai, devrait permettre de « resécuriser » la pratique actuelle des délégations de pouvoirs.
Appliqué au faits soumis à la Cour d’appel, ce principe aboutit à constater que l’auteur de la lettre de licenciement litigieuse était le responsable des ressources humaines de la société, chargée de la gestion du personnel et que cette personne devait donc être « considérée de ce fait comme étant délégataire du pouvoir de licencier », contrairement à ce que la Cour d’appel de Paris avait affirmé.
Ce juste retour à une certaine orthodoxie de la jurisprudence sur la preuve des délégations de pouvoir devrait contribuer à rassurer les praticiens.
2. L’arrêt « Sté ED c/ Pellerin » de la chambre mixte de la Cour de cassation
La Cour de cassation rappelle d’abord (constate tout simplement ?), sur le visa des articles L. 227-6 du Code de commerce et L. 1232-6 du Code du travail, que la SAS « est représentée à l’égard des tiers par son président et, si ses statuts le prévoient, par un directeur général ou un directeur général délégué dont la nomination est soumise à publicité » et que « cette règle n’exclut pas la possibilité, pour ces représentants légaux, de déléguer le pouvoir d’effectuer des actes déterminés tel que celui d’engager ou de licencier les salariés de l’entreprise ».
Ensuite la Cour de cassation invalide sèchement le principe baroque posée par la Cour d’appel de Paris en vertu duquel « la lettre de licenciement (devait) émaner soit du président de la société par actions simplifiée, soit de la personne autorisée par les statuts à recevoir délégation pour exercer le pouvoir de licencier détenu par le seul président ».
En d’autres termes, les personnes investies d’une délégation ou d’une sous-délégation de pouvoirs n’ont donc pas à être mentionnées dans les statuts de la SAS.
Certes, la Cour de cassation ne statue pas sur le point de savoir si cette délégation de pouvoir devait être également déclarée au Registre du Commerce et des Sociétés et inscrite par suite sur l’extrait K bis de la société concernée, comme l’avait exigé abusivement la Cour d’appel de Paris.
Toutefois, les principes rappelés dans ces deux arrêts de la Cour de cassation semblent suffisamment larges et clairs de sens afin d’écarter d’emblée cette autre exigence absurde et impraticable de la Cour d’appel de Paris.
Enfin, la Cour de cassation constate, sur le fondement des articles L. 1232-6 du Code du travail et 1998 du Code civil, « qu’en cas de dépassement de pouvoir par le mandataire, le mandant est tenu de l’acte de celui-ci s’il l’a ratifié expressément ou tacitement ».
Cet autre rappel de bon sens devrait également rassurer les praticiens et contribuer à sécuriser durablement les délégations de pouvoirs consenties au sein des SAS et des autres sociétés.
En d’autres termes, même si une lettre de licenciement émane d’une personne non habilitée à la signer en vertu d’une délégation de pouvoir en bonne et due forme, elle reste valable dès lors que nous sommes en présence d’une « volonté claire et non équivoque (de la société) de ratifier la mesure prise par ses préposés », pour reprendre la motivation particulièrement claire de la Cour de cassation.
Quel soulagement...
Stéphane Michel, Avocat au Barreau de Paris