Dans sa récente décision n° 366083 du 29 janvier 2014, concernant un contentieux sur la légalité des dispositions de l’article 20-1 du RIN relatif au règlement des litiges déontologiques inter-barreaux, le Conseil d’État a énoncé « que l’intérêt général de la profession d’avocat, dont l’expression est confiée au CNB, implique que celui-ci puisse, au titre de sa mission d’harmonisation des règles et usages de la profession avec les lois et décrets en vigueur, organiser une procédure d’avis tendant à assurer une interprétation uniforme des règles déontologiques dans les différents barreaux ».
Dont acte ! Mais là n’est pas le plus important car l’essentiel réside ailleurs.
La haute assemblée a, en effet, décidé fort opportunément que compte tenu du caractère facultatif du recours à cette procédure et du fait que l’avis du bâtonnier tiers, lorsqu’il est rendu, ne lie pas les bâtonniers des avocats concernés quant à l’engagement d’éventuelles poursuites disciplinaires, l’article 20.1 du RIN ne méconnaît ni le droit au recours, ni le droit à un procès équitable garantis notamment par la CEDH.
Voilà bien ce qui est le plus important, n’en doutons pas.
Cette interprétation du texte du RIN donnée par le Conseil d’État est-elle véritablement conforme à l’esprit de cette réforme ?
Certes, celui-ci était-il voulu ainsi par le CNB mais peut être pas complètement avec les ajouts plus libéraux du Conseil d’État. Cela laisse perplexe car c’est encore une fois montrer que le garant des libertés fondamentales est toujours un juge professionnel tempérant.
Rassurons-nous que la haute assemblée ait précisé que les bâtonniers n’étaient pas liés quant à l’engagement des poursuites. Car la lecture du règlement n’indique aucunement le caractère facultatif et non contraignant du dispositif plutôt pesant.
Pour saisir ce dont il s’agit, voyons que l’article 20 concerne le règlement des conflits entre avocats de barreaux différents. Dans sa dernière livraison, le texte est libellé comme suit :
20.1 - Règlement des litiges déontologiques
Modifié par DCN n°2010-003, AG du Conseil national du 24-09-2010 - JO 7 janvier 2011
Si une difficulté d’ordre déontologique survenue entre avocats de barreaux différents n’a pu être réglée par l’avis commun de leurs bâtonniers respectifs dans les quatre semaines de leur saisine, ceux-ci soumettent cette question au bâtonnier d’un barreau tiers dans un délai de huit jours.
À défaut d’accord sur le choix de ce bâtonnier, celui-ci est désigné par le président du Conseil national des barreaux à la requête du bâtonnier concerné le plus diligent.
Le bâtonnier ainsi choisi ou désigné fait connaître son avis par écrit, dans les quatre semaines de sa propre saisine, aux avocats concernés ainsi qu’à leurs bâtonniers respectifs qui veilleront à l’application de cet avis, en ouvrant le cas échéant une procédure disciplinaire.
Les délais ci-dessus prévus sont réduits de moitié en cas d’urgence expressément signalée par le bâtonnier premier saisi.
Dans l’absolu, ce règlement de conflit n’appelle pas de critique particulière ; du moins s’il ne concernait pas les avocats qui auraient pu mieux rédiger.
Car à bien comprendre l’objet de ce rouage, la complication de ce mécanisme peut laisser dubitatif l’observateur qui doit bien voir que tout cet admirable mouvement n’est animé que par un unique ressort : le disciplinaire.
Qu’est-ce à dire ? Un tel luxe de raffinement dans un tel « machin » n’est-il pas éminemment douteux lorsque sa finalité ultime n’est que de décider de poursuites d’un praticien, confrère de surcroît ; et qu’au reste la facture d’ensemble a été réalisé par les nôtres en forme d’usine à gaz.
Concrètement, la problématique se pose ainsi :
En cas de difficulté d’ordre déontologique — où le terme « d’ordre » induit une approximation qui eût mérité d’être évacuée au profit de « difficulté déontologique » moins verbeuse et plus simpliste — entre avocats appartenant à des barreaux différents, le bâtonnier d’un ordre tiers est désigné par les bâtonniers des barreaux impliqués qui n’auraient pu s’entendre.
Et à défaut d’accord sur le choix de ce bâtonnier tiers, c’est au président du CNB de le sélectionner à la requête du chef de l’ordre le plus diligent.
Difficulté sur difficulté ne vaut !
En cas de problème « d’ordre » déontologique opposant deux avocats de barreaux distincts, ne convenait-il pas plutôt de simplifier en considérant que, dans la perspective où leurs primus inter pares respectifs ne s’accordaient pas, aucune action disciplinaire ne devait s’en suivre et qu’il était consécutivement vain de compliquer à loisir en élevant le conflit ad libitum.
On peut éprouver la faiblesse de le croire car d’aucuns considèrent que si un bâtonnier, dont tous ne sont pas que des incapables — comme tend à le suggérer le CNB qui s’en défie quelque peu —, ne s’accorde pas avec l’un de ses homologues c’est qu’il y a des raisons que sous-tend inéluctablement un doute.
Dans le détail, si un bâtonnier ne pouvait s’entendre avec son alter ego pour régler une difficulté et ne pas s’accorder sur la désignation d’un tiers arbitre, lui-même aussi bâtonnier, alors pourquoi tenir autant à poursuivre un avocat au disciplinaire ?
Montesquieu l’a évoqué et le Général l’a dit : l’organe créant la fonction, les « machins » sont à redouter — surtout lorsqu’ils émanent des avocats !
Non pas que ceux-ci soient des incompétents notoires mais leur office qui est la défense et le conseil n’est pas de concurrencer le véritable professionnel des poursuites qui n’est autre que l’État.
On le voit, à trop se perdre en formations ordinales, en commissions diverses, autres comités de patronages, à courir costumés aux messes de Saint-Yves et après nos suffrages, les distingués membres du conseils de l’ordre ne sont plus des avocats mais des politiques voire des VRP ; ce qui est incontestable dans les grands barreaux où les sièges – pour ne pas parler maroquins (…) - ne vont pas par roulement à chacun de ses membres, comme un rôle de corvée.
Et ce « machin » engendre un « méta-machin », un « super-truc » dans le CNB qui veut tout réguler.
C’est d’autant plus drôle pour Paris ! Nos bâtonniers régnant dans l’active se battent contre le CNB. Et lorsque quittant leur trône ils président au sort du CNB, il reprochent aux barreaux de faire cela même qu’ils faisaient quand ils étaient à la barre dans la timonerie de l’ordre avec la Seine en vue sur bâbord.
Ce contre-pouvoir n’est pas inutile mais cet esprit inquiète. Je n’ose pas là parler d’apparatchiks car j’apprécie personnellement - ils le savent - ceux qui ont récemment gouverné ou pilotent aujourd’hui le CNB.
Pour autant, soyons raisonnables et critiques. Admettons que la consécration à ces postes électifs prestigieux ne fait que promouvoir la carrière professionnelle d’une élite. Mais le problème est que celle-ci n’est pas toujours parfaitement centrée sur les vertus essentielles de l’avocat qui n’est pas un administrateur civil, ni un fonctionnaire.
Un futur président probable de CNB, qui n’est pas certain car c’est un pénaliste, a coutume de dire que le barreau n’est pas l’ENA…
C’est que si l’ENA peut être l’antichambre de notre profession, comme d’autres, les aptitudes qu’elle cultive ne sont pas le véritable apanage de l’avocat dont le métier principal reste la défense avant tout.
Avec le ministre du culte, l’avocat est celui qui montait à l’échafaud au côté du condamné et parfois, à une époque moins riante, tous deux y perdaient aussi leur tête…
Pourquoi l’oublier ? Pour vouloir mieux gouverner ?
N’est-il pas dommage de favoriser ou permettre l’exercice de poursuites disciplinaires alors qu’un différend oppose les bâtonniers sur l’issue même du contentieux déontologique dont ils sont saisis en première instance.
Ne valait-il pas mieux adopter un règlement qui aurait plutôt disposé que :
Si une difficulté déontologique survenue entre avocats de barreaux différents n’a pu être réglée par l’avis commun de leurs bâtonniers respectifs dans les quatre semaines de leur saisine, chaque bâtonnier fait connaître son avis par écrit, dans les quatre semaines de sa propre saisine, à son homologue et aux avocats concernés.
Ceux-ci veilleront à prendre en considération ces avis, pour les concilier.
Le cas échéant une procédure disciplinaire sera ouverte.
Sinon, on aurait pu seulement insérer la précision « gagnée » au Palais-Royal sous forme de dernier alinéa au texte définitif :
Cette procédure de recours a caractère facultatif. Lorsqu’il est rendu, l’avis du bâtonnier tiers, ne lie pas les bâtonniers des avocats concernés quant à l’engagement d’éventuelles poursuites disciplinaires.
En effet, pourquoi requérir l’exigence qu’une procédure ordinale s’ouvre nécessairement alors que cette instance disciplinaire ne serait motivée que par l’unique décision d’un bâtonnier tiers, pour départager ses deux autres homologues qui n’auraient pu s’entendre en conscience.
Certes, ce processus complexe flatte le « machin ». Mais faut-il vraiment accéder au désir physiologique d’une organisation qui tend à accroître son propre rôle ; ce qui est toujours la voie par laquelle s’introduit l’abus.
Est-ce qu’il faut alors se méfier, comme nous l’évoquions à propos de tout pouvoir, d’un bâtonnier à tel point qu’il faille prévenir qu’il ne puisse s’entendre avec un autre ?
Si c’est vraiment le cas, alors pourquoi faire confiance à un troisième…
Le CNB a raison ! Défions-nous du pouvoir.
L’État de droit, qui est l’unique absolu, implique que nous puissions toujours contester juridiquement le modus operandi de chaque organe de poursuite.
Lorsque nos adversaires sont le parquet ou l’administration, ceux-ci l’admettent car c’est le jeu des institutions d’un société démocratique où nous, avocats, leur avons assez reproché leurs méthodes.
Par contre, lorsque c’est entre-nous que nous nous disputons, l’argument fallacieux qui est toujours servi est que nous lavons mieux notre linge entre-nous à l’abris du juge étatique.
Rien n’est plus faux !
L’avocat qui se fait juge est le pire de tous car il n’a pas la culture d’entendre la contestation de son pouvoir qui lui apparaît d’autant plus odieuse que son illusions est furtive. Sur ce plan, il est un amateur qui souffre très mal d’être décrié car il n’en a pas l’habitude.
Si défendre est un métier, juger en est un autre à part entière qui est tout aussi prestigieux. Mais les deux sont antinomiques, au même titre que requérir et juger les sont, comme le pratiquent certaines juridictions africaines sans cerner le hiatus.
La magistrature du siège est constitutionnellement indépendante, impartiale et rompue. Elle est en plus, compétente professionnellement, ce qui n’est pas le cas ni du barreau ni du ministère public lorsque ces deux derniers sortent de leur rôle primaire : défendre et poursuivre.
On combat mieux un adversaire qui est externe. Et celui-ci officie mieux lorsqu’il nous est étranger.
Pas plus que le parquet n’est autorité judiciaire, ce que le cour européenne des droits de l’homme a dit, l’ordre des avocats n’est réellement habilité à bien poursuivre ou juger. Outre les rivalités personnelles ou professionnelles, le conflit d’intérêt est systématiquement envisageable comme la partialité.
Certes, il ne faut pas remettre en question la tradition disciplinaire de nos organisations professionnelles pour ce qui est des infractions graves à nos manquements quand elles peuvent atténuer la rigueur des peines.
Mais néanmoins gageons que dans les cas moindres, où un ordre aurait décidé différemment de son voisin, il ne faille pas envisager de devoir relancer à nouveau le cochonnet plus loin dans une nouvelle partie aléatoire qui ne semble pas indispensable parce que précisément un bâtonnier ne règlerait pas comme le ferait un autre. Car alors, ce n’est pas dans le sens d’une atténuation qu’une formation disciplinaire œuvrerait mais pour risquer d’aggraver...
Et c’est parce qu’il existe précisément une possibilité de désaccord, entre deux chefs d’ordre des avocats, qu’il n’apparaissait pas nécessaire de s’en remettre au sort en appelant à un troisième.
Cela vaut surtout si, au final, il est dit que tout le « machin » n’est que facultatif et non contraignant.
Ce faisant, le Conseil d’État ne nous livrerait-il pas une petite indication sur la valeur de notre super-joujou, le CNB ?
Car, tout bien pesé, la fonction de ce dernier est certes confirmée mais la portée de ses normes est corrigée. À Olympe déjà les hommes voyaient que les Dieux leur permettaient de jouer mais ces derniers n’oubliaient jamais qu’il ne s’agissait que de jeux.
Ici, le Conseil d’État consacre le CNB comme « hyper machin » mais relativise son « truc » !
Qu’en penser au final ? Pour ma part, je vois les choses d’assez loin comme la haute assemblée administrative avec un œil bienveillant et amusé sur celles-ci dans cet environnement nébuleux dominé par le « machin » ambiant.
Le CNB existe alors il faut bien qu’il « machine » car c’est toujours cela de pris. Il constitue une sorte de contre-pouvoir ; ce qui est résolument salutaire en toute circonstance puisque le chaos nuit aux faiseurs de systèmes.
De toute façon, en appel il y aura toujours un juge sérieux pour déterminer et dont c’est vrai le métier à temps complet.
Mais abjurons celui-ci : qu’il ne prenne jamais les avocats trop au sérieux !