Laurine Tavitian : Pouvez-vous nous expliquer la genèse du projet ?
Jean-François Henrotte : Cela fait de nombreuses années que le barreau belge, comme d’autres barreaux réfléchissent sur les difficultés que peut rencontrer l’avocature. A un moment donné, nous avons décidé qu’il fallait arrêter de réfléchir et agir. Nous avons organisé un congrès que nous avons appelé « Agissons » au terme duquel le barreau belge a donné à ses dirigeants 10 objectifs à atteindre dans les 10 prochaines années.
Parmi ces objectifs, il y avait la maitrise de l’intelligence artificielle. Nous avons donc constitué un groupe de travail que j’ai l’honneur de présider et qui a rencontré un certain nombre d’opérateurs afin de comprendre ce qu’était exactement l’intelligence artificielle et le Big Data et l’offre sur le marché et ensuite construire une offre pour l’ensemble du barreau.
Concrètement que va permettre cet outil ?
Cet outil comprend 2 grandes fonctionnalités.
La première c’est un outil de recherche intelligente fondé sur le Big Data et l’intelligence artificielle. En Belgique, si la législation belge et européenne est intégralement disponible, il n’y a environ que 300.000 décisions qui ont été publiées ces 20 dernières années par les banques de données privées et publiques. Nous souhaitons en fait les prendre à la source c’est-à-dire au ministère de la Justice et en publier peut-être 2 millions par an. L’idée est donc de publier l’ensemble de la jurisprudence belge (et naturellement de la jurisprudence européenne (UE et CEDH)), la législation belge et européenne et la doctrine (qui sera publiée par les auteurs eux-mêmes dans le système mais également les éditeurs qui la rendront accessibles via l’API du système aux conditions qu’ils fixeront).
Avec un tel volume de données, il faut radicalement revoir la manière de faire les choses : ne plus passer par une indexation manuelle des décisions par mot-clé mais par une indexation intelligente du système, ne plus rechercher par un mot-clé ou quelques mots la décision, la législation ou la doctrine pertinente mais par concept et une interrogation en langage naturel fondée sur le casus-même.
Donc si je faisais une recherche sur « divorce pour désunion irrémédiable », j’aurais à examiner peut-être 700.000 décisions dans le résultat de mes recherches ce qui ne sert strictement à rien pour un avocat. Il faut que je puisse dire que « madame est marocaine, monsieur est belge, ils ont eu leurs enfants en Belgique, monsieur l’a quitté, madame est au chômage, est-ce qu’elle a droit à une pension alimentaire, de quel montant » et avoir une réponse. Il faut que cette réponse soit donnée par la décision la plus pertinente, la législation applicable et la doctrine la plus fine et que je puisse aussi par exemple changer le fondement de ma demande. En admettant que le divorce pour adultère existe toujours en Belgique, si je prends ce fondement, est-ce que cela aura une influence sur la pension alimentaire ou sur la responsabilité dans le cadre du divorce. ? Si je peux choisir mon juge, un juge m’allouera-t-il des dommages et intérêts plus élevés qu’un autre suite à mon accident ?
A côté de cet outil de recherche intelligente, il y aura un outil d’aide à la rédaction. C’est le poste sur lequel nous sommes le moins avancé mais il permettra entre autre de trouver un certain nombre de modèles et de clauses qui seraient similaires à celle que je suis en train de rédiger. Je pourrai aussi interroger le système pour voir si la clause que je viens de rédiger est conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation par exemple.
Quel sera le nom de cette plateforme ?
Pour le moment, à titre officieux, je propose IAsmine parce qu’il y a un historique au sein d’avocats.be qui est de donner des prénoms féminins au projet et que les deux premières lettres font échos à l’intelligence artificielle.
Qui conçoit cet outil et combien va-t-il couter ?
Nous avons interrogé un certain nombre d’opérateurs et proposé à l’assemblée générale des bâtonniers de retenir un opérateur luxembourgeois mais je ne sais pas si c’est lui qui sera retenu. Le groupe de travail propose et l’assemblée générale dispose. En soi le projet est presque opérationnel car l’opérateur l’avait déjà préparé avant même qu’on ne fasse appel à lui. On lui a seulement demandé des affinements. Mais il y a quand même des réticences et l’assemblée générale veut légitiment être sûre d’elle avant de se lancer avec un opérateur.
Maintenant, il ne s’agit pas de sommes gigantesques puisque cet outil coûterait plus ou moins 50 euros par avocat par an. C’est un coût très modeste et c’est nettement moins cher que ce que les opérateurs privés nous demandent en Belgique pour un outil nettement moins intelligent. Pour un moteur de recherche avec des sources publiques plus faibles et un moteur moins intelligent, le coût est de 1000 euros par an environ.
La mutualisation pour concevoir ce type d’outil est-elle indispensable ?
Oui, l’idée est clairement de faire une mutualisation. Nous arrivons à ce coût faible car nous mutualisons. Tout le monde y souscrirait par le biais de sa cotisation et pourrait répercuter le coût de ce service à ses clients, s’il le souhaite. Cela a aussi l’avantage que l’ensemble des avocats soient servis et pas seulement ceux qui ont conscience de l’importance d’avoir ce type d’outil ou qui en ont les moyens.
En Belgique, même s’il y a des discussions en cours, la possibilité d’avoir des capitaux tiers n’est pas ouverte à ce stade et nous ne voulons pas réserver cela à des cabinets qui en auront les moyens. Nous voulons que tous les avocats aient un accès égal à ce type d’outil et ce d’autant plus que le ministère de la Justice ne va pas donner accès aux données à tout qui veut. C’est plus rationnel de le faire une fois. Nous voudrions aussi ouvrir cet accès aux magistrats parce que nous avons intérêt à ce qu’ils aient cet outil pour rendre une justice de qualité.
Comptez-vous aller plus loin et poursuivre cette démarche innovante ?
Sur l’aide à la rédaction, nous voulons in fine que l’outil rédige un premier « draft » d’acte de procédure ou de contrat comparable à celui que ferait un collaborateur junior, même si nous sommes conscients que le résultat sera moins bon que celui d’un être humain. Mais au final, nous pourrons mieux servir la classe moyenne.
Certes, les avocats devront travailler un peu plus sur le projet mais au final la justice sera moins chère. Il faut donc progresser sur l’aide à la rédaction même si cela ne remplacera jamais l’avocat. Nous parlons d’avocat augmenté, pas d’avocat remplacé. Mais il est clair que les avocats doivent être plus efficients qu’ils ne le sont maintenant s’ils veulent continuer à servir la classe moyenne qui peut de moins en moins se permettre de consulter un avocat.
Si la femme est l’avenir de l’homme, IAsmine est certainement l’avenir de l’État de droit et des avocats !
Discussions en cours :
Cher confrère,
Il est très intéressant de voir votre barreau s’intéresser aux nouveaux algorithmes et à leurs formidables débouchés. La réflexion que vous avez sur la nécessité d’aider à la rédaction des actes est originale et pertinente.
Je suis cependant étonnée de constater qu’il rentre dans les missions d’un barreau de choisir l’outil de travail de toute la profession et d’engager plusieurs millions d’euros. La mission d’un barreau est de réguler la profession.
A Paris, nous envisageons uniquement de labelliser des legaltech qui ont un comportement compatible avec notre déontologie.
Je ne peux pas m’empêcher de remarquer la ressemblance entre votre démarche et celle des économies dirigistes du 20e siècle où un dictateur tout puissant prenait les décisions qui engageaient le petit peuple. Je note d’ailleurs que le nom de la société et sa proposition commerciale ne sont pas mentionnés.
Même si cela est fondé sur de bonnes intentions, peu importe la société que vous avez choisi, elle ne pourra pas remplir les besoins de tous les professionnels de Belgique et leurs pratiques diverses du métier d’avocat.
Votre bien dévouée
Me Debarre
Cher confrère,
Merci pour votre réaction même si l’utilisation de mots comme "dictateur" manque peut-être un peu de nuance ;-)
Notre Ordre, probablement comme celui de Paris, faisait déjà des choses comparables avant : bibliothèque commune, souscription d’assurance RC pro, ...
Est-ce vraiment différent ? Pour ma part, j’ai par exemple tous les ouvrages nécessaires à mon exercice professionnel dans ma bibliothèque.
Le CNB propose depuis cette année, comme mon Ordre depuis 2008, une plateforme de consultation juridique en ligne.
Est-ce vraiment différent ? Pour ma part, j’ai développé un module de consultation propre.
La vérité est que cet outil ne conviendra pas à tout le monde mais nous l’espérons à la majorité et que la majorité ne pourrait se l’offrir seule.
Il est par ailleurs conçu comme un service de base ouvert sur lequel des prestataires pourront greffer et commercialiser des services complémentaires qui satisferont peut-être les plus exigeants, les plus différents, ... Comme déjà précisé, il permet en outre d’utiliser des modèles et la connaissance propres au cabinet.
Les montants qui seraient engagés annuellement, mais c’est vrai à l’échelle de la Belgique, ne sont pas de l’ordre du million.
Quant au montant exact et au prestataire vous comprendrez que la discrétion s’impose, particulièrement si l’on a égard au fait que ce n’est pas le groupe de travail qui décide mais l’AG des bâtonniers et qu’elle est encore libre de choisir un autre prestataire.
Sentiments confraternels.
Faire un abonnement pour tout un barreau c’est le meilleur moyen de tuer la concurrence et garantir qu’il n’y ait plus d’innovation par manque d’acteurs !!!!!
La Belgique est déjà un petit marché (comparé à la France par exemple), avec ce genre d’accord il sera encore moins attractif.
La discipline (IA appliquée au droit) est en train de naître. Choisir un acteur maintenant pour tout un pays est au minimum irresponsable.
Grossière erreur il me semble...
Cher Monsieur,
nous avons lancé un appel d’offre auprès de huit acteurs ; il y a bien eu concurrence mais à un moment donné nous avons dû en retenir une ; pour info, certains ont refusé de nous remettre offre alors qu’ils avaient la technologies (pour maintenir leur marge dans l’édition) ; le choix restera toutefois ouvert jusqu’à la décision de l’AG des bâtonniers, nous restons vigilants ;
l’offre que nous suggérons peut être résiliée annuellement ; il est évident que si une meilleure offre devrait naître ou si le prestataire devait se montrer défaillant, nous le remplacerions ;
cet acteur pourra d’ailleurs venir de France, la technologie sera dans une très large mesure commune, il suffira d’injecter les sources belges ; la taille du marché n’est plus un obstacle, sauf erreur Rocket Lawyer a annoncé attaquer le marché néerlandophone. Qui l’aurait cru ? On voit bien que les technologies remettent en question les anciens postulats économiques ;
nous voulons pouvoir concurrencer les legal techs ; pour cela nous ne pouvons nous contenter de mettre en avant notre compétence et notre déontologie ; nous devons posséder ces outils d’efficacité et nous devons les posséder maintenant ;
nous ne voulons pas d’un fossé entre les cabinets qui peuvent faire face à ce genre d’investissements et ceux qui ne le peuvent pas ; nous souhaitions que l’ensemble des avocats possèdent cette technologie pour le bien de tous les justiciables ; il peut néanmoins être personnalisé par la connaissance privée du cabinet, c’est là que doit jouer la concurrence ;
Merci pour votre commentaire.
Quelques éléments de réponse :
La première question à se poser est de savoir si le marché du droit doit être traité comme n’importe quel marché. La commission européenne en charge de la directive service reconnaît que la protection des consommateurs justifie des restrictions à l’accès au marché
Par ailleurs les initiatives en la matière des barreaux belges et français montrent qu’il est possible de proposer des plateformes compétitives tout en respectant les règles déontologiques et donc les usagers du droit
Au contraire les Legaltechs pour l’essentiel cherchent juste à utiliser La "marque " avocat en leur laissant des miettes et en oubliant les personnes qui sont derrière les dossiers
Que les Legaltechs proposent des produits au service des avocats et non l’inverse et les avocats les utiliseront de manière massive