1. Rappel des faits de l’espèce.
Dans cette affaire, il était question d’une UES (Unité économique et sociale) comprenant 17 comités d’établissement. Deux d’entre eux avaient décidé de reprendre la gestion directe de la restauration et avaient signé par conséquent en 2017 un accord y relatif.
En 2019, est signé au niveau de l’UES avec les organisations syndicales représentatives, un accord portant sur la gestion de l’ASC (activité sociale et culturelle) de restauration, dans le cadre de la négociation de la mise en place des nouveaux CSE.
Les deux CSE d’établissement (CSEE) susvisés - estimant que cet accord entravait les prérogatives des instances représentatives du personnel qui leur sont reconnues par la loi en matière d’activités sociales et culturelles et n’ayant pas été consultés - décident de demander en justice l’annulation de cet accord collectif.
Ils ajoutent que l’accord en question porte atteinte à la liberté de choix des CSE s’agissant des modalités de délégation de la gestion de l’activité de restauration et qu’il méconnaît aussi les règles de financement des activités sociales et culturelles car il fixe un taux unique pour cette activité et pour tous les établissements.
La cour d’appel considère que ce recours est irrecevable en considérant que les CSEE n’ont pas la qualité pour agir en nullité de l’accord auquel ils ne sont pas parties et qui est négocié par les organisations syndicales.
Les deux CSEE susvisés forment alors un pourvoi.
La Cour de cassation rejette toutefois le pourvoi et confirme l’analyse faite par la cour d’appel.
Elle ouvre au CSE la possibilité d’agir en justice pour faire annuler un accord collectif mais sous une double condition, à savoir :
- que l’accord viole des droits propres du comité relevant de l’ordre public ;
- que le périmètre du CSE couvre le champ d’application de l’accord contesté.
2. Rappel des Hauts magistrats quant aux règles régissant la négociation collective : les syndicats au centre des négociations collectives.
Pour fonder sa décision, la Cour de cassation commence par rappeler les règles applicables en matière de négociation collective, à l’aune des dernières réformes législatives qui ont accordé de plus en plus d’importance au dialogue social.
Dans ce cadre, les Hauts magistrats rappellent que pour être valable, l’accord doit être conclu d’une part par une ou plusieurs organisations syndicales de salariés représentatives et d’autre part par une ou plusieurs organisations patronales [1].
En ce qui concerne l’exécution d’un accord, la jurisprudence considère que les syndicats, qu’ils soient signataires ou non, peuvent demander l’exécution d’un accord collectif sur le fondement de l’article L2132-3 du Code du travail, au motif que son inobservation cause un préjudice à l’intérêt collectif de la profession [2]. En revanche, un CSE n’a généralement pas qualité pour intenter une telle action.
En pratique, le CSE a donc pour mission de représenter le personnel alors que les syndicats ont quant à eux pour mission de négocier des accords collectifs entre les représentants syndicaux désignés et l’employeur. Dès lors, le CSE n’a pas à être consulté sur les projets d’accord, leur révision ou leur dénonciation [3].
Pour autant, si les CSE n’ont généralement pas qualité pour intenter une telle action visant à obtenir l’exécution des engagements de la convention collective applicable [4], la Cour de cassation rappelle néanmoins sa jurisprudence constante sur le sujet selon laquelle une instance représentative du personnel peut agir en nullité d’un accord collectif en cas d’atteinte à ses droits propres [5].
A première vue, cette affaire s’inscrivait dans cette logique puisque l’accord contesté portait notamment sur la gestion de l’activité sociale et culturelle de restauration dans les différents établissements, ainsi que du budget à consacrer, de sorte qu’il s’agissait a priori d’une prérogative relevant du monopole de gestion du CSE.
Pour autant, les contestations des comités d’établissement sont rejetées.
3. Une action en nullité réservée à des conditions strictes : explication et conséquences.
Pour qu’une action en nullité soit recevable, la Cour de cassation a, dans ce cadre, posé plusieurs conditions clés, rappelant que l’annulation d’un accord collectif ne peut pas être un acte anodin.
Voici dès lors les trois conditions essentielles qui doivent être réunies pour qu’un CSE puisse demander l’annulation d’un accord collectif :
- Violation de droits propres du CSE : l’accord doit porter atteinte à des droits spécifiques du CSE, liés à des prérogatives légales, et non à des engagements de l’employeur ou à des pratiques d’usage.
- Droits d’ordre public : ces droits doivent être issus de dispositions légales impératives, c’est-à-dire d’ordre public. Les accords collectifs, ou les engagements unilatéraux de l’employeur, ne peuvent pas être invoqués pour annuler un accord collectif.
- Périmètre de l’accord : le champ d’application du CSE qui agit en justice doit recouvrir entièrement celui de l’accord contesté. Si le CSE ne couvre qu’une partie du périmètre de l’accord, son action en nullité sera jugée irrecevable.
En effet, cette dernière condition se comprend aisément puisqu’un accord collectif annulé est réputé n’avoir jamais existé [6]. Autrement dit, toutes les dispositions de cet accord deviennent juridiquement caduques, ce qui peut générer des désordres importants, en particulier pour des sujets aussi structurants que la gestion des ASC.
Dans cette affaire, les deux CSE d’établissement ne remplissaient pas cette troisième condition.
Leur champ d’application ne couvrait que deux établissements, tandis que l’accord collectif contesté s’appliquait à l’ensemble de l’UES, qui comprenait 17 établissements. La Cour de cassation a donc rejeté leur action en nullité, car leur périmètre d’intervention ne couvrait pas intégralement celui de l’accord.
Et pour cause. Dans ce cas précis, l’annulation de l’accord aurait pu remettre en cause l’ensemble du dispositif de restauration collective au sein des 17 établissements de l’UES, y compris ceux qui étaient satisfaits des termes de l’accord.
C’est la raison pour laquelle la jurisprudence opère une distinction avec l’exception d’illégalité qui est une notion juridique bien différente de la nullité [7]. En effet, contrairement à l’action en nullité, qui vise à annuler l’accord dans son ensemble, l’exception d’illégalité permet de contester la légalité d’une clause spécifique d’un accord collectif, sans remettre en cause l’intégralité de l’accord. L’exception d’illégalité est un mécanisme plus souple, qui peut être soulevé à tout moment et par tout CSE ou syndicat, sans que le périmètre de leur champ d’action soit une condition.
Cependant, l’exception d’illégalité a ses propres limites : elle n’entraîne pas l’annulation de l’accord lui-même, mais uniquement de la clause jugée illégale.
Dans l’affaire qui nous occupe, les deux CSE auraient pu envisager de soulever une telle exception concernant une clause précise de l’accord sur la restauration, mais comme l’accord portait sur l’ensemble de la gestion de la restauration, une telle action n’aurait probablement pas permis de rétablir leur contrôle sur cette activité.
4. Les enseignements à tirer de cette décision.
Cette affaire met en lumière la complexité des relations entre syndicats, employeurs et CSE.
En effet, les employeurs doivent rester vigilants sur les risques liés à la négociation d’accords collectifs. La nullité d’un accord peut avoir des effets « erga omnes » (c’est-à-dire à l’égard de tous), annulant ainsi les droits et obligations qui en découlaient pour l’ensemble des parties concernées.
Cela peut entraîner une grande instabilité dans la gestion des ASC ou d’autres aspects de la vie en entreprise, en particulier dans les UES où plusieurs établissements sont concernés par les mêmes accords.
Dès lors, cette décision rappelle à quel point il est important pour les employeurs d’établir - notamment en cas d’UES - des bases solides dans leurs négociations collectives pour éviter les contestations ultérieures, autrement dit :
- Une concertation essentielle : même si les CSE n’ont pas de pouvoir de négociation sur tous les sujets, il est préférable de les tenir informés des discussions en cours, notamment sur les sujets touchant directement à leurs prérogatives, comme la gestion des ASC.
- Anticiper les risques juridiques : toute décision affectant plusieurs établissements d’une UES peut entraîner des contestations si certains CSE estiment que leurs droits sont bafoués. Une bonne analyse juridique en amont permet de limiter les risques de litiges.
- Assurer une bonne communication interne : une fois l’accord signé, il est crucial de bien informer les différents CSE des impacts potentiels. Cela permet d’éviter des conflits inutiles ou des incompréhensions.
En fin de compte, cette affaire est un exemple des dangers potentiels liés à la nullité d’un accord collectif et des équilibres délicats à maintenir dans le cadre de la négociation collective. Si les syndicats détiennent le pouvoir de négociation, les CSE restent des acteurs essentiels dans la gestion des ASC. Ignorer leurs préoccupations peut rapidement mener à des conflits juridiques coûteux et chronophages.
Pour éviter ces écueils, il est primordial pour les employeurs d’adopter une approche proactive, en s’assurant que chaque décision est prise dans le respect des droits et prérogatives de chacun, tout en garantissant une gestion harmonieuse des relations sociales au sein de l’entreprise.