Rappel des faits et de la procédure :
Le 3 avril 2011, au service des urgences du centre hospitalier de Thonon-Les Bains, un patient décède dans un contexte d’aplasie médullaire consécutive à une prise excessive de chimiothérapie.
Une information judiciaire est ouverte contre personne non dénommée du chef d’homicide involontaire, au cours de laquelle une rhumato-cancérologue, ayant pris en charge le patient dans le cadre d’une prescription de chimiothérapie orale, l’Alkeran, et les hospices civils de Lyon sont mis en examens de ce chef.
Le médecin traitant du défunt, qui lui avait également prodigué des soins, est placé, quant à lui, sous le statut de témoin assisté.
Le 21 juillet 2014, le juge d’instruction prend une ordonnance de désignation d’un expert, afin de préciser les pièces transmises par la rhumato-cancérologue au médecin traitant mais aussi pour déterminer si les soins prodigués par le médecin traitant ont été conformes aux données actuelles et acquises de la science et de la pratique médicale, et s’il était en mesure de diagnostiquer un surdosage d’Alkeran.
Or, cette ordonnance du juge de commission d’expertise n’a pas été communiquée aux autres parties mises en examen : la rhumato-cancérologue et les hospices civiles de Lyon. Ces derniers apprennent qu’un expert a été désigné, seulement lorsqu’ils sont destinataires du rapport d’expertise, déposé le 27 mars 2015.
Deux mois plus tard, la défense dépose une requête en nullité de l’expertise.
Discussion :
Quelques rappels sont nécessaires pour comprendre pourquoi il a été décidé de déposer une requête en annulation de l’expertise.
Le médecin traitant du défunt a été placé sous le statut de témoin assisté. Cela signifie qu’il a dû être nommément visé par un réquisitoire introductif d’instance ou par un réquisitoire supplétif du procureur de la République adressé au juge d’instruction, mais le juge d’instruction ne l’a pas mis en examen, car lors de son interrogatoire de première comparution, le juge a estimé qu’il n’existait pas d’indices graves ou concordants rendant vraisemblables qu’il ait pu participer à la commission de l’infraction d’homicide involontaire.
Conformément aux articles 156 et 157 du Code de procédure pénale, le juge d’instruction ordonne une expertise et désigne un expert judiciaire, et lui impartit une mission, laquelle consiste à savoir si le médecin traitant témoin assisté a apporté des soins conformes et s’il était autorisé à diagnostiquer un surdosage d’un traitement médicamenteux.
Or, l’article 161-1 du CPP énonce que la copie de la décision du juge d’instruction ordonnant une expertise doit être adressée sans délai au procureur de la République et aux parties, qui disposent d’un délai de 10 jours pour demander au juge d’instruction de modifier ou de compléter les questions posées à l’expert ou d’adjoindre à l’expert, un autre expert de leur choix.
Justement, la rhumato-cancérologue et les hospices civiles ne se sont pas vus communiquer cette décision du juge d’instruction de désignation d’expert, qui a été prise à leur insu.
Il existe deux exceptions à la non communication aux parties d’une ordonnance de désignation d’expert (article 161-1 du CPP) :
- Lorsque les opérations d’expertise et son rapport doivent intervenir en urgence et ne peuvent être différées dans le délai de 10 jours ou lorsque la communication de l’ordonnance aux parties risque d’entraver l’accomplissement des investigations ;
- Lorsqu’il s’agit d’expertises dont les conclusions n’ont pas d’incidence sur la détermination de la culpabilité de la personne mise en examen (ces catégories d’expertises sont dressées aux termes d’une liste fixée par décret).
Dans notre dossier, l’absence de communication de la décision de désignation et de missions d’expert du juge d’instruction ne s’expliquait pas par l’urgence ou par le risque d’entraves aux investigations.
Alors, la question se pose de savoir si le juge d’instruction s’est abstenu de communiquer aux mis en examens sa décision, considérant que l’expertise demandée faisait partie de cette catégorie d’expertises qui ne doivent pas avoir d’incidence sur la détermination de la culpabilité de la personne mise en examen.
La liste des catégories d’expertises non concernées par les dispositions de l’article 161-1 du Code de procédure pénale, est prévue aux articles D37 à D40 du même code : il s’agit des expertises médicales dont l’objet est d’apprécier l’importance du dommage subi par la victime.
Là encore, la demande du juge d’instruction dans notre affaire ne concerne pas cette exception.
C’est pourquoi il est décidé de déposer une requête en nullité de cette expertise devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Chambéry, dans la mesure où la décision l’ordonnant n’a pas été communiquée aux mis en examen, considérant que les missions définies pouvaient justement avoir une incidence sur leur culpabilité, ce qui leur faisait grief et portait atteinte aux droits de la défense.
Par arrêt en date du 30 septembre 2015, la chambre de l’instruction rejette la requête en nullité de l’expertise, considérant que l’article 221-6 du Code pénal réprimant l’homicide involontaire n’exige pas que la faute du prévenu soit la cause exclusive du décès et qu’une éventuelle faute du docteur traitant serait en tout état de cause sans incidence sur la culpabilité des autres mis en examen.
La chambre de l’instruction considère alors que les conclusions de l’expert désigné par le juge d’instruction n’étaient pas de nature à avoir une incidence sur la détermination de la culpabilité des mis en examen, mais uniquement sur celle du docteur traitant qui n’était pas mis en examen. Enfin, la chambre de l’instruction considère qu’il ne peut pas être considéré que seules les dispositions figurant aux articles D 37 sont limitatives.
Elle en conclut donc à l’absence de violation de l’article 161 -1 du CPP et de l’article 6 de la CEDH prévoyant le droit à un procès équitable.
Cet arrêt est cassé et annulé par la Cour de cassation, à l’occasion d’un pourvoi.
Contrairement à la chambre de l’instruction, la Cour de cassation conclut à la violation de l’article 161-1 du Code de procédure pénale, considérant que « les conclusions de l’expertise étaient susceptibles d’avoir une incidence sur la culpabilité des mis en examens ».
Cass. Crim., 5 avril 2016, N° 15-86041
Ainsi, c’est à bon droit que les mis en examens critiquaient l’absence de communication du rapport d’expertise qui avait bien une incidence sur leur culpabilité.
L’affaire est donc renvoyée pour qu’elle soit rejugée devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Grenoble, qui aura l’occasion de prononcer l’annulation du rapport d’expertise, en violation des droits de la défense.
Affaire à suivre…