Si la notion de harcèlement moral managérial avait déjà été reconnue par la Cour de cassation [1], il n’en était pas de même pour le harcèlement moral institutionnel. Or, l’année 2025 a débuté par un arrêt retentissant de la chambre criminelle de la Cour de cassation (arrêt "France Telecom" du 21 janvier), confirmant que la responsabilité pénale du chef d’entreprise peut être engagée en cas de harcèlement moral institutionnel. Cet arrêt met un terme à une saga jurisprudentielle de près de 17 ans, née d’une politique de restructuration ayant conduit à la suppression de 22 000 postes de fonctionnaires en trois ans, entraînant une dégradation des conditions de travail et le suicide de plusieurs salariés.
I) La reconnaissance prétorienne du harcèlement moral institutionnel.
L’arrêt du 21 janvier [2] pose le principe selon lequel :
« constituent des agissements entrant dans les prévisions de l’article 222-33-2 du Code pénal, dans sa version issue de la loi n°2002-73 du 17 janvier 2002, et pouvant caractériser une situation de harcèlement moral institutionnel, les actes visant à arrêter et mettre en œuvre, en connaissance de cause, une politique d’entreprise ayant pour objet ou pour effet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d’atteindre tout autre objectif managérial, économique ou financier, lorsque cette dégradation est susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité des salariés, d’altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel ».
Ainsi, une politique décidée au plus haut niveau de l’entreprise et ayant pour objet ou effet de détériorer les conditions de travail au point de porter atteinte aux droits et à la dignité des salariés peut entraîner la condamnation des principaux dirigeants.
L’absence de lien direct entre le harceleur et la victime.
Traditionnellement, un lien direct entre la victime et l’auteur des faits est requis pour engager la responsabilité pénale en matière de harcèlement moral. En l’espèce, les dirigeants mis en cause faisaient valoir qu’ils n’avaient aucun contact professionnel direct avec les salariés plaignants, qu’ils ne les connaissaient pas personnellement et n’avaient jamais travaillé avec eux. Ils soutenaient que les faits reprochés résultaient d’une politique d’entreprise élaborée collectivement et que seule la société, en tant que personne morale, pouvait être reconnue pénalement responsable, à l’exclusion de ses dirigeants.
Or, la Cour de cassation retient que la responsabilité pénale du dirigeant peut être engagée dès lors que deux conditions cumulatives sont réunies :
1. L’appartenance à une même communauté de travail, même en l’absence de lien hiérarchique direct entre l’auteur et la victime ;
2. L’existence d’une décision managériale ayant entraîné une dégradation des conditions de travail des salariés concernés.
Une atteinte à la liberté d’entreprendre ?
Les prévenus soutenaient également que l’élément matériel du harcèlement moral n’était pas caractérisé. Selon eux, l’infraction suppose des actes positifs et répétés, tandis qu’en l’espèce, la condamnation se fondait sur la seule mise en place d’un objectif de réduction des effectifs, relevant du pouvoir discrétionnaire de gestion d’une entreprise.
Toutefois, la cour distingue le pouvoir de direction, qui ne doit pas être exercé de manière excessive ou abusive. L’exercice de ce pouvoir peut être pénalement sanctionné lorsqu’un dirigeant outrepasse ses prérogatives et compromet l’avenir professionnel des salariés [3]. La Cour de cassation estime ainsi que les juges du fond devaient examiner les moyens mis en œuvre par les dirigeants pour atteindre leurs objectifs et vérifier s’ils ne dépassaient pas les limites du pouvoir de direction. En l’espèce, elle considère que les méthodes employées excédaient largement le cadre normal de ce pouvoir et répondaient aux critères du harcèlement moral.
Le respect du principe de prévisibilité du droit pénal.
Enfin, les ex-dirigeants invoquaient le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, en soutenant que la reconnaissance du harcèlement moral institutionnel méconnaissait le principe de responsabilité pénale personnelle et le principe de prévisibilité juridique garanti par l’article 7 de la CEDH.
II) Une solution fondée sur les travaux préparatoires de la loi du 17 janvier 2002.
Pour justifier sa décision, la Cour de cassation s’appuie sur les travaux préparatoires de la loi du 17 janvier 2002, notamment un avis du Conseil économique et social du 11 avril 2001. Ce dernier distinguait déjà le harcèlement individuel ou d’un petit groupe du harcèlement collectif, professionnel ou institutionnel, lequel s’inscrit dans une véritable stratégie managériale visant à imposer de nouvelles règles de fonctionnement ou des exigences de rentabilité accrues.
Le législateur a délibérément choisi de ne pas définir de types précis de harcèlement moral, laissant ainsi au juge le soin d’adapter la loi aux évolutions des pratiques managériales. L’emploi du terme « autrui » à l’article 222-33-2 du Code pénal permet donc d’englober un collectif de salariés, et non seulement des individus isolés.
Les prévenus estimaient que les juges du fond avaient, par leur pouvoir discrétionnaire, consacré une nouvelle infraction. Or, la Cour de cassation rappelle qu’ils se sont simplement bornés à appliquer la loi à une situation nouvelle.
Conclusion.
Bien que les circonstances de l’espèce soient particulièrement graves, cet arrêt marque un tournant majeur en droit pénal du travail. Il ouvre la voie à un contentieux social accru, d’autant plus dans un contexte de crise économique où les entreprises recourent fréquemment à des politiques de restructuration.
Dès lors, les dirigeants devront redoubler de vigilance dans la mise en œuvre de leurs décisions stratégiques, au risque de voir leur responsabilité pénale engagée pour harcèlement moral institutionnel.