La formation plénière de la Chambre sociale de la Cour de cassation vient de rendre un arrêt, bénéficiant des modalités de publication les plus étendues « P+B+R+I », dans lequel elle reconnait pour la première fois l’existence d’un contrat de travail entre un chauffeur VTC et la société Uber, dont l’application éponyme est utilisée par près de 30.000 chauffeurs en France.
En l’espèce, un chauffeur auto-entrepreneur avait saisi le 20 juin 2017 le Conseil de prud’hommes de Paris pour que soit reconnu, postérieurement à la désactivation de son compte par la plateforme numérique, l’existence d’un contrat de travail et, de ce fait, le constat d’une rupture nécessairement abusive de ce contrat.
Par jugement du 28 juin 2018, le Conseil de prud’hommes de Paris s’était déclaré incompétent au profit du Tribunal de commerce de Paris, considérant que les relations litigieuses intervenues entre le chauffeur VTC et la plateforme numérique étaient bien de nature commerciale.
La Cour d’appel de Paris, ultérieurement saisie d’un recours à l’encontre de la décision prud’homale, avait, le 10 janvier 2019, rendu un arrêt remarqué retenant l’existence d’un contrat de travail.
Dans le cadre d’un arrêt soigneusement motivé, elle avait alors estimé qu’un « faisceau suffisant d’indices » permettait de caractériser un lien de subordination juridique et ainsi renverser la présomption de non-salariat inscrite à l’Article L8221-6 du Code du travail [1].
Pour ce faire, la juridiction d’appel avait notamment retenu que le chauffeur VTC avait « intégré un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par la société UBER » à travers lequel il ne se constituait « aucune clientèle propre » et ne fixait « pas librement ses tarifs ni les conditions d’exercice de sa prestation de transport ».
De surcroît, elle constatait l’existence de « directives comportementales, notamment sur le contenu des conversations à s’abstenir d’avoir avec les passagers ou bien la non acceptation des pourboires » ou encore un « pouvoir de sanction » à travers la « fixation d’un taux d’annulation des commandes » ou « le signalement de comportements problématiques par les utilisateurs » pouvant entrainer une sanction, alors cristallisée par la suspension, ou la perte définitive, d’accès à l’application Uber.
La société Uber avait annoncé, quasi-immédiatement, vouloir former un pourvoi en cassation.
Le 13 février dernier, à la suite de la formation du pourvoi annoncé par la société, une audience s’est donc tenue devant la formation plénière de la Chambre sociale de la Cour de cassation, portant sur la désormais traditionnelle question de la requalification en contrat de travail des prestations liant un travailleur indépendant à une plateforme numérique de travail.
Dans ce cadre, la première avocate générale avait rendu un avis de rejet, invitant la Haute Cour à confirmer l’arrêt d’appel et à retenir l’existence d’un contrat de travail.
Son avis fut suivi puisque, dans le cadre du présent arrêt commenté, la Cour de cassation a retenu l’existence d’une relation de travail de nature salariale estimant que « la cour d’appel, qui a ainsi déduit de l’ensemble des éléments précédemment exposés que le statut de travailleur indépendant de M. X... était fictif et que la société Uber BV lui avait adressé des directives, en avait contrôlé l’exécution et avait exercé un pouvoir de sanction, a, sans dénaturation des termes du contrat et sans encourir les griefs du moyen, inopérant en ses septième, neuvième et douzième branches, légalement justifié sa décision » [2].
Un tel arrêt s’inscrit, par ailleurs, dans une série de décisions récentes ayant abouti à la condamnation pour travail dissimilé de plusieurs plateformes numériques, notamment les sociétés « Deliveroo » et « Clic and Walk », respectivement par le Conseil de prud’hommes de Paris et la Cour d’appel de Douai [3].
En outre, le 28 novembre 2018, le désormais fameux arrêt « Take Eat Easy », du nom de la foodtech belge de livraison de repas ayant entre-temps arrêté son activité, avait requalifié en contrat de travail la relation de travail unissant un livreur à la start-up, s’appuyant alors sur les critères habituels de reconnaissance et d’établissement d’un lien de subordination juridique [4].
Par ailleurs et dans ce même contexte, le Conseil constitutionnel avait censuré le 20 décembre 2019 l’article 44 de la loi d’orientation des mobilités, dite « LOM », permettant aux plateformes numériques de fixer elles-mêmes « Les éléments de leur relation avec les travailleurs indépendants qui ne pourront être retenus par le juge pour caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique et, par voie de conséquence, l’existence d’un contrat de travail » [5].
Il résulte donc, inévitablement, de l’ensemble de ces décisions que l’économie des plateformes numériques ne peut se soustraire aux critères classiques de reconnaissance du salariat, point de référence auquel toute forme de travail est soit opposée, soit assimilée. La pérennité du modèle économico-juridique des plateformes numériques semble ainsi inéluctablement remise en question.
La note explicative de la Cour de cassation, relative à l’arrêt commenté, précise d’ailleurs que « dans l’arrêt prononcé le 4 mars 2020, la chambre sociale a estimé qu’il n’était pas possible de s’écarter de cette définition désormais traditionnelle [du salariat] et a refusé d’adopter le critère de la dépendance économique suggéré par certains auteurs ».
La confrontation entre le modèle émergeant des plateformes, et une construction jurisprudentielle binaire, contraint donc ces opérateurs à ajuster leurs pratiques tout en évitant un bouleversement substantiel de leur modèle économique, ce qui ne peut que s’apparenter à un périlleux numéro d’équilibriste.
Une autre solution, plus pragmatique et moins soumise aux aléas judiciaires, pourrait être la consécration d’une nouvelle forme de droit du travail édifiant un nouveau statut, applicable notamment aux travailleurs des plateformes numériques, et élargissant le bénéfice de certaines dispositions protectrices du Code du travail à d’autres catégories de travailleurs que le salarié.
La Cour de cassation a d’ailleurs peut-être voulu inviter le législateur à définir un statut intermédiaire entre le travailleur indépendant et le travailleur salarié en concluant de la sorte sa note explicative : « Tandis qu’un régime intermédiaire entre le salariat et les indépendants existe dans certains États européens, comme au Royaume-Uni […], ainsi qu’en Italie, le droit français ne connaît que deux statuts, celui d’indépendant et de travailleur salarié ».