La délicate conciliation entre mesure d'instruction et respect du secret des affaires. Par Fabien Pinard, Juriste.

La délicate conciliation entre mesure d’instruction et respect du secret des affaires.

Par Fabien Pinard, Juriste.

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Explorer : # secret des affaires # mesure d'instruction # concurrence déloyale # motif légitime

La Cour d’appel de Paris a récemment eu à se positionner dans un litige opposant la société Numericable à la société France TELECOM à propos de la validation d’une ordonnance faisant droit à une requête aux fins de mesure d’instruction dite in futurum. Un sujet procédural qui permet de revenir sur la manière dont la jurisprudence confronte la pratique d’un tel moyen avec la protection du secret des affaires (CA Paris 6 novembre 2012, Pôle 1, chambre 3, n° répertoire général : 12/05513).

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A titre de rappel des faits, la société Numericable SASU s’est présentée, dans le cadre d’une vaste campagne publicitaire (affichage, presse) comme le « N° 1 des fournisseurs d’accès à internet ». La société France TELECOM SA en parfait désaccord avec cette proclamation l’a donc assignée afin qu’il lui soit fait injonction sous astreinte de produire son plan média détaillé. Ce dernier consiste à définir les objectifs d’une campagne publicitaire qui vont déterminer par la suite tout le processus de travail de création. Tout est donc quantifié, chiffré et repose sur ces finalités précises. Raison pour laquelle la société France TELECOM entend bien en prendre connaissance afin d’apprécier l’étendue de la campagne.

Pour ce faire, c’est la voie de l’article 145 du Code de procédure civile qui a été choisie. Les praticiens du droit la connaissent bien. Ce texte dispose que « s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ».

Ce texte est particulièrement utilisé en vue de recueillir des éléments probatoires destinés à établir l’existence de pratiques anticoncurrentielles. Il doit être mis en œuvre avant toute action au fond et le demandeur doit faire valoir un motif légitime de conserver ou d’établir une preuve (Cass. 2e civ., 17 juin 1998, Bull. n° 200 - 4°). Il est donc impératif de démontrer l’utilité d’une telle mesure quant à l’issue d’un procès futur. Enfin, les mesures envisagées doivent être légalement admissibles.

En l’espèce, le juge des requêtes a fait partiellement droit à la demande de la société France TELECOM. La société Numericable estime que cette démarche est effectuée dans le but de lui nuire et de prendre connaissance d’informations confidentielles relatives à sa stratégie commerciale, données relevant du secret des affaires. La société Numericable demande donc que les éléments du plan média communiqués soient insusceptibles d’être produit en justice.

La société France TELECOM demande la confirmation de l’ordonnance faisant partiellement droit à sa requête et demande par voie d’appel incident qu’il soit fait injonction à NUMERICABLE de produire l’ensemble de son plan média.

En parallèle de l’analyse de la décision des magistrats d’appel, il convient d’étudier les caractéristiques et problématiques récurrentes relevant des dispositions de l’article 145 du Code de procédure civile.

• Une procédure contradictoire ou non

L’article 145 du Code de procédure civile laisse le choix au demandeur d’agir par voie de requête ou de référé. Or, dans le cadre de la vie des affaires, l’effet de surprise est largement privilégié. C’est la raison pour laquelle le demandeur préférera agir de manière non-contradictoire en matière de pratiques anticoncurrentielles. Toutefois, afin de respecter les droits de la défense, il ne faut pas oublier que la voie du référé s’érige en principe, et la voie de la requête demeure l’exception. Ainsi, l’article 145 du Code de procédure civile doit être mis en relation avec l’article 493 du même code qui dispose : « l’ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse ».

Le juge des requêtes doit donc, outre la recherche de l’intérêt légitime à établir la preuve des faits invoqués, rechercher si la mesure demandée exige une dérogation au principe de la contradiction (Cass. 2e civ., 23 nov. 1994, no 92-17.774, Bull. civ. II, no 241 ; Cass. 2e civ., 30 janv. 2003, no 01-01.128, Bull. civ. II, no 25).

En l’espèce, c’est la voie du référé qui a été choisie. La Cour rappelle sur ce point que les conditions d’application de l’article 145 du Code de procédure civile n’impliquent la démonstration d’aucune urgence, qu’elles supposent que soit démontré qu’il existe un motif légitime justifiant la mesure sollicitée en vue d’un litige potentiel futur dont l’objet et le fondement juridique sont suffisamment déterminés et dont la solution peut dépendre de la mesure d’instruction sollicitée à condition que cette mesure ne porte pas une atteinte illégitime aux droits d’autrui.

• L’existence d’un motif légitime

Sa démonstration demeure essentielle en ce qu’elle conditionne l’obtention de la mesure. En résumé, le motif légitime est assimilé par la jurisprudence à l’intérêt que peut avoir le demandeur à établir les faits nécessaires à la solution d’un litige dont l’existence est avérée (Cass. com., 6 mai 1986, no 84-16.160, Bull. civ. IV, no 85 ; Cass. 1re civ., 11 juin 1991, no 90-13.773 ; Cass. com., 14 nov. 1995, no 94-13.361, Bull. civ. IV, no 263). Il devra ainsi démontrer l’existence d’une situation litigieuse.

En ce qui nous concerne, la cour d’appel de Paris statue en ces termes : « Considérant que les caractéristiques de la campagne de presse comportant l’affirmation « Numéricable ‘ N° 1 DES FOURNISSEURS D’ACCES INTERNET », affirmation péremptoire qui induit dans l’esprit du consommateur que ce fournisseur est à la tête au niveau national de tous les autres fournisseurs d’accès alors que ce classement ne résulte que de tests réalisés sur deux villes entre le 1er octobre et le 31 décembre 2011 et que la référence à ces tests n’est mentionnée qu’en très petits caractères en bas de l’encart publicitaire, suffisent à rendre plausible le fait que cette campagne enfreigne les dispositions de l’article L 121-1 du Code de la consommation et à démontrer l’intérêt probatoire de France TELECOM à solliciter la communication du plan média de son concurrent dans la perspective d’un litige futur éventuel en concurrence déloyale ».

Outre cet élément, le juge est tenu d’intégrer dans son appréciation de la légitimité du motif invoqué des éléments tenant au respect d’autres considérations : en l’espèce, le secret des affaires.

• L’atteinte légitime aux droits d’autrui : l’indispensable sélection des éléments probatoires

Les mesures sollicitées sur le fondement du texte précité doivent être légalement admissibles. Dans un arrêt du 7 janvier 1999, la deuxième chambre civile a considéré qu’excède les prévisions de l’article 145 du Code de procédure civile la mesure d’instruction qui s’analyse « en une mesure générale d’investigation  » : il s’agissait dans cette espèce d’une mesure d’instruction portant sur l’analyse de l’ensemble de l’activité d’une entreprise, son appréciation et sa comparaison avec la situation de sociétés ayant le même objet (Cass. 2e civ., 7 janv. 1999, no 97-10.831, Bull. civ. II, no 3). Cet attendu très clair justifie que la cour d’appel fasse obstacle à la demande incidente de la société France TELECOM tendant à ce que la société Numericable soit condamnée à ce qu’il lui soit fait injonction de produire l’ensemble de son plan média.

Il s’agit d’une mesure grave susceptible de porter atteinte au secret des correspondances, au secret professionnel, au secret bancaire, ou au secret des affaires comme il en est question dans notre cas d’espèce. Il est donc absolument fondamental que la requête soit minutieusement rédigée et circonscrite. Les éléments qui sont saisis par l’huissier de justice doivent être exclusivement ceux qui concernent le litige à venir.

Le juge doit prendre soin d’examiner quelle est la mesure la mieux adaptée et, si cela apparaît nécessaire à la protection du secret des affaires du défendeur, aménager la mesure sollicitée.

A titre d’information, la Cour de cassation a d’ailleurs déjà eu l’occasion de préciser que les mesures d’instruction légalement admissibles au sens de l’article 145 du Code de procédure civile sont celles prévues par les articles 232 à 284-1 de ce code (Cass. 2e civ., 8 fév. 2006, n°05-14198).

Concernant le secret des affaires, la Cour de cassation a affirmé que qu’il « ne constitue pas, en lui-même, un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 du nouveau Code de procédure civile » dès lors que le juge constate que les mesures qu’il ordonne procèdent d’un motif légitime et sont nécessaires à la protection des droits de la partie qui les a sollicitées (Cass. 2e civ., 7 janv. 1999, no 95-21.934, Bull. civ. II, no 4, Bull. Joly Sociétés 1999, p. 666, note F.-X. Lucas, D. aff. 1999, chr., p. 294, obs. V. A.-R. ; Cass. 2e civ., 8 févr. 2006, no 05-14.198, Bull. civ. II, no 44, D. 2006, p. 2931, obs. Y. Auguet, D. 2009, p. 1907, obs. J.-D. Bretzner ; cf.également, S. Pierre-Maurice, Secret des affaires et mesures d’instruction in futurum, D. 2002, p. 3131).

L’ensemble de ces éléments explique que la Cour d’appel de Paris pose clairement « que seules sont légalement admissibles les mesures qui ont un lien et une utilité par rapport à l’objet de la preuve à administrer, que dès lors que les griefs formulés par la société France TELECOM concernent la seule campagne publicitaire (affichage, presse) dans laquelle NUMERICABLE se présente comme le N° 1 des fournisseurs d’accès à internet, elle ne saurait prétendre obtenir la communication de l’intégralité du plan média de sa concurrente, que c’est donc à juste titre que l’ordonnance a limité l’injonction donnée à NUMERICABLE à la communication de la seule partie du plan média NUMERICABLE qui concerne la publicité N°1 des fournisseurs d’accès à internet et qui a fait l’objet de la campagne publicitaire à l’origine du différend opposant les deux sociétés ».

Le moyen tiré du risque de violation du secret des affaires ne constitue dès lors pas un obstacle autonome à la mise en œuvre d’une mesure exécutée dans le cadre de l’article 145 du Code de procédure civile dès lors qu’une juste balance est effectuée par le juge lors de son contrôle entre les éléments directement liés au préjudice subi par la victime et les éléments qui demeurent étrangers.

Fabien Pinard
Juriste spécialisé en droit des affaires, propriété intellectuelle et nouvelles technologies

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