L’ évaluation des politiques publiques (ci-après "EPP") trouve ses origines aux États-Unis au début du XXe siècle, dans un contexte de concurrence entre le pouvoir législatif (Congrès) et le pouvoir exécutif (Président). Le General Accounting Office, équivalent américain des cours des comptes européens et organes dépendants du congrès, a joué un rôle pionnier dans l’institutionnalisation de cette pratique.
À partir de l’après de la Seconde Guerre mondiale, l’EPP s’est progressivement diffusée en Europe du Nord, région aujourd’hui reconnue pour son haut niveau d’expertise et pour l’intégration avancée des mécanismes évaluatifs dans la gestion publique.
Parallèlement, un nombre croissant d’organisations internationales, à l’instar de la Banque mondiale ou de la Commission européenne, ont adopté l’évaluation comme outil central de pilotage et d’aide à la décision.
Sur le plan conceptuel, Carole Weiss (1998) définit l’évaluation comme « un processus systématique de collecte, d’analyse et d’utilisation des informations pour juger de l’efficacité d’un programme et de son efficience, ainsi que pour éclairer la prise de décision concernant la conception, la mise en œuvre et la continuité du programme ».
Loin d’être une simple opération technique, l’EPP Mobilise des critères rigoureux et s’appuie sur des méthodologies scientifiques visant à rendre les résultats de l’action publique plus objectifs.
Dans ce cadre, des questions se posent : comment l’EPP peut-elle contribuer à une meilleure gouvernance ? Quels sont les obstacles à son institutionnalisation effective ? Quel est l’état des lieux de cette pratique dans le contexte marocain ?
Afin de répondre à ces interrogations, nous nous attacherons dans un premier temps à analyser l’apport de l’évaluation à la gouvernance publique (partie I), avant d’examiner les méthodes mobilisées ainsi que les défis rencontrés par cette démarche (partie II).
I. L’intérêt de l’évaluation des politiques publiques.
L’évaluation des politiques publiques constitue un levier stratégique pour améliorer la performance de l’action publique. Elle permet, d’une part, d’accroître l’efficience des interventions de l’État tout en renforçant la redevabilité des institutions (A), et, d’autre part, de favoriser une dynamique d’apprentissage organisationnel et d’innovation (B).
A. Optimiser l’action publique et renforcer la redevabilité démocratique.
L’un des apports fondamentaux de l’EPP réside dans sa capacité à détecter les dysfonctionnements, à objectiver les résultats et à orienter les choix politiques vers une plus grande efficacité. En identifiant les lacunes dans la conception des programmes, les redondances administratives, les gaspillages de ressources ou les déficits de coordination entre institutions, l’évaluation permet de proposer des mesures correctives et d’optimiser les processus de mise en œuvre.
Par ailleurs, l’EPP constitue un instrument puissant de renforcement de la redevabilité démocratique. En fournissant aux citoyens des informations claires, vérifiables et transparentes sur l’utilisation des ressources publiques et les résultats atteints, elle contribue à rétablir un lien de confiance entre gouvernants et gouvernés. Elle participe également à l’instauration d’une culture de résultats, dans laquelle les décideurs sont tenus de justifier leurs choix et de rendre des comptes sur l’impact réel de leurs politiques.
En somme, l’EPP ne se réduit pas à une démarche technique ; elle s’inscrit dans une logique de modernisation de l’État, au service d’une gouvernance plus responsable, transparente et efficace.
B. Favoriser l’apprentissage, l’adaptation et l’innovation.
L’évaluation constitue également un vecteur d’apprentissage institutionnel. En tirant parti des enseignements issus des expériences passées, elle permet non seulement d’identifier les pratiques efficaces, mais aussi de mieux comprendre les causes d’échec, les obstacles à l’atteinte des objectifs, ou encore les effets inattendus d’une intervention publique.
Dans une perspective réflexive, l’EPP alimente une capacité d’adaptation des politiques aux réalités changeantes et favorise la prise de décision fondée sur des données probantes. Elle soutient ainsi l’innovation dans la conception des programmes publics, en facilitant la diffusion des bonnes pratiques et en encourageant l’expérimentation de nouveaux dispositifs.
Dès lors que l’intérêt de l’EPP est établi, il est essentiel d’analyser les méthodes et les défis qui le caractérisent, tout en examinant son application dans le contexte marocain.
II. Méthodes d’évaluation, enjeux politiques et mise en œuvre de l’EPP au Maroc.
Après avoir mis en lumière les apports fondamentaux de l’évaluation des politiques publiques (EPP) à la gouvernance, il convient désormais de s’attarder sur les instruments méthodologiques mobilisés dans cette démarche ainsi que sur les défis qu’ils rencontrent dans leur mise en œuvre (A). Dans cette perspective, l’expérience marocaine constitue un terrain d’analyse éclairant, tant par les avancées réalisées que par les limites persistantes (B).
A. Des méthodes rigoureuses face à des contraintes politiques structurelles.
Loin de se limiter à une simple opération de vérification ou d’audit, l’évaluation des politiques publiques repose sur une démarche scientifique rigoureuse, qui mobilise des critères normés et des méthodes empiriques destinés à mesurer les écarts entre les objectifs annoncés et les résultats effectivement atteints.
1. Des approches méthodologiques diversifiées et des critères normalisés.
L’évaluation s’appuie sur la collecte et l’analyse de données quantitatives et qualitatives, issues d’enquêtes de terrain, de statistiques publiques, d’entretiens semi-directifs ou encore d’analyses documentaires. Elle se distingue ainsi d’un simple contrôle de conformité par son ambition explicative et stratégique.
Selon William Dunn, plusieurs formes d’évaluation coexistent en fonction des objectifs poursuivis :
- La pseudo-évaluation, descriptive, se contente de fournir des données sans juger de la pertinence des résultats.
- L’évaluation formelle, quant à elle, confronte les résultats aux objectifs explicitement formulés par les décideurs publics.
- L’évaluation théorique des décisions cherche à expliciter les objectifs implicites ou latents des parties prenantes, offrant ainsi une lecture critique et contextualisée des politiques évaluées.
Ces démarches s’appuient sur une série de critères normatifs :
- Efficacité : le programme atteint-il les résultats escomptés ?
- Efficience : les ressources mobilisées sont-elles proportionnées aux résultats obtenus ?
- Adéquation : les résultats permettent-ils de répondre aux problèmes initiaux ?
- Équité : les effets de la politique sont-ils répartis de manière juste entre les groupes sociaux ?
- Réactivité : les réponses publiques sont-elles alignées sur les besoins et valeurs spécifiques des bénéficiaires ?
- Pertinence : les objectifs initiaux restent-ils valides dans le contexte actuel ?
- Impact : quels sont les effets à moyen et long termes, directs et indirects, de la politique évaluée ?
2. Une démarche exposée à l’instrumentalisation politique.
L’évaluation, bien qu’objective dans ses méthodes, demeure inscrite dans un champ politique, et donc potentiellement exposée à des tensions. Dans certains contextes, sa mise en œuvre est évitée ou retardée par crainte de crises de légitimité, notamment lorsque les résultats risquent de remettre en cause les fondements d’une politique en vigueur ou de fragiliser un acteur public.
Paradoxalement, l’évaluation peut aussi être à l’origine de la formulation de nouveaux problèmes publics, contribuant ainsi à relancer l’ensemble du cycle de l’action publique. Cela confirme que l’EPP n’est pas un outil neutre, mais bien un instrument de pouvoir, dont l’usage peut être à la fois émancipateur et stratégique.
B. L’EPP au Maroc : entre volonté institutionnelle et obstacles structurels.
Le Maroc s’est progressivement engagé dans une dynamique d’institutionnalisation de l’évaluation, particulièrement à partir de la Constitution de 2011, qui consacre les principes de transparence, redevabilité et bonne gouvernance (notamment à l’article 154). Cette évolution a donné lieu à la mise en place de mécanismes juridiques et organisationnels dédiés, dont il convient de retracer les principales lignes.
1. Un cadre institutionnel en construction.
1.1. Le Parlement.
Le Parlement marocain dispose désormais d’un cadre formalisé d’évaluation, adossé à l’article 70 de la Constitution et précisé dans les règlements intérieurs des deux chambres (notamment les articles 288 à 291). Des organes spécifiques (commissions, groupes thématiques, bureaux) assurent le choix des politiques à évaluer, la conduite des investigations, l’élaboration de rapports et l’organisation de séances annuelles de restitution.
Si ces mécanismes constituent une avancée significative pour le contrôle démocratique, leur efficacité dépend largement du renforcement des capacités techniques du Parlement et de la qualité de sa collaboration avec l’exécutif. Le rôle du Parlement évaluateur est donc appelé à se consolider dans les années à venir pour devenir un acteur central de la régulation des politiques publiques.
1.2. Les autres institutions impliquées.
D’autres acteurs institutionnels jouent un rôle non négligeable dans le paysage évaluatif marocain :
- La Cour des comptes réalise des évaluations stratégiques dans des secteurs clés comme l’éducation et la santé.
- Le Ministère de l’Économie et des Finances, à travers l’approche de la budgétisation par programme, intègre des exigences d’évaluation pour rationaliser les dépenses publiques et améliorer la performance des politiques sectorielles.
2. Des évaluations concrètes révélatrices de progrès et de défis.
Plusieurs programmes emblématiques ont fait l’objet d’évaluations ces dernières années :
- L’Initiative Nationale pour le Développement Humain (INDH), évaluée avec le soutien de la Banque mondiale, a montré des impacts positifs sur la réduction de la pauvreté rurale, tout en révélant des lacunes en matière de gouvernance locale.
- Le programme "Tayssir" de transferts conditionnels a contribué à une amélioration des taux de scolarisation dans les zones reculées.
- Le Plan Solaire Marocain (Noor) a permis de quantifier des résultats environnementaux concrets, comme la réduction annuelle de 760 000 tonnes de CO₂, contribuant ainsi aux engagements climatiques du Royaume.
Ces exemples illustrent la montée en puissance de l’évaluation dans des domaines stratégiques, et son potentiel d’éclairage pour la prise de décision publique.
3. Des freins persistants à lever.
Malgré ces avancées, plusieurs défis entravent encore l’institutionnalisation de l’EPP au Maroc :
- Un déficit de confiance dans les institutions : selon le MIPA (2023), moins d’un citoyen sur deux accorde sa confiance au gouvernement.
- Un manque de culture évaluative au sein des administrations.
- Une insuffisance de données fiables et actualisées, limitant la qualité des analyses.
- Un risque de politisation du processus évaluatif, où certains résultats peuvent être orientés ou censurés selon les enjeux partisans.
Ces obstacles soulignent l’importance d’un travail de long terme pour renforcer les capacités techniques, garantir l’indépendance des évaluateurs et promouvoir une culture de transparence dans la gouvernance publique marocaine.
Conclusion.
L’évaluation des politiques publiques s’impose aujourd’hui comme un levier stratégique incontournable pour promouvoir une action publique plus efficace, plus transparente et plus légitime. En fournissant des instruments d’analyse rigoureux et objectifs, elle permet d’éclairer la décision politique, d’ajuster les programmes en fonction des besoins réels des populations, et de renforcer la redevabilité des institutions vis-à-vis des citoyens.
Dans le contexte marocain, les avancées institutionnelles et juridiques de la dernière décennie témoignent d’une volonté affirmée d’inscrire l’EPP dans les pratiques de gouvernance. Toutefois, de nombreux défis structurels demeurent, notamment en matière de production et d’accès aux données, de professionnalisation des acteurs impliqués, et de préservation de l’indépendance et de l’objectivité des processus évaluatifs. À cet égard, le renforcement des capacités, la formation continue des agents publics, et l’ancrage d’une culture de l’évaluation dans les administrations constituent des axes prioritaires.
Par ailleurs, le développement d’une évaluation plus inclusive —intégrant la société civile, les universités et les citoyens— apparaît comme une voie prometteuse pour légitimer davantage les démarches évaluatives et les inscrire dans une logique de gouvernance participative. Le recours aux nouvelles technologies (open data, plateformes collaboratives, intelligence artificielle) peut également contribuer à renforcer la transparence, l’efficience et l’accessibilité de l’évaluation.