1. Le principe de la preuve du préjudice en droit du travail.
1.1. L’abandon confirmé de la théorie du "préjudice nécessaire".
La chambre sociale de la Cour de cassation a définitivement mis fin à la théorie du "préjudice nécessaire" avec ses arrêts du 13 avril 2016, exigeant désormais que le salarié prouve l’existence et l’étendue de son préjudice [1].
Cette position jurisprudentielle s’est progressivement consolidée, les exceptions à ce principe devenant de plus en plus rares.
Les quatre arrêts rendus le 11 mars 2025 viennent confirmer cette orientation, en imposant dans des domaines variés la démonstration du préjudice subi par le salarié.
Cette évolution jurisprudentielle traduit une volonté de la Haute juridiction d’aligner le contentieux prud’homal sur le droit commun de la responsabilité civile, qui exige traditionnellement la démonstration d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité [2].
1.2. Le pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond.
La Cour de cassation rappelle que l’existence et l’évaluation du préjudice relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond.
Ces derniers peuvent donc légitimement rejeter les demandes d’indemnisation lorsque les salariés ne démontrent pas la réalité et la consistance de leurs préjudices.
L’absence de preuve d’un préjudice spécifique peut donc conduire au rejet des demandes indemnitaires des salariés.
Ce pouvoir souverain s’exerce néanmoins sous le contrôle de la Cour de cassation quant à la qualification juridique des faits et la motivation des décisions, conformément aux principes généraux du droit processuel français [3].
2. Les applications spécifiques dans les arrêts du 11 mars 2025.
2.1. Le non-respect du suivi médical des travailleurs de nuit.
Dans le premier arrêt, la Cour de cassation a jugé que le manquement de l’employeur à son obligation de suivi médical du travailleur de nuit n’ouvre pas, à lui seul, droit à réparation [4].
La Haute juridiction s’appuie notamment sur les sanctions spécifiques prévues par le Code du travail, comme les peines d’amende [5].
Cette position est confortée par la jurisprudence européenne, la CJUE ayant confirmé dans sa décision du 20 juin 2024 que le seul constat du non-respect des dispositions en matière de suivi médical renforcé du travailleur de nuit n’ouvre pas droit à réparation [6].
Cette solution s’inscrit dans le cadre de l’interprétation de la directive européenne 2003/88/CE concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, qui harmonise les exigences minimales en matière de sécurité et de santé des travailleurs de nuit sans pour autant imposer un régime de réparation automatique.
2.2. Les conventions de forfait-jours invalides ou mal exécutées.
La Cour de cassation a examiné deux situations distinctes concernant les conventions de forfait-jours.
Dans la première affaire, elle juge que lorsqu’un salarié a été soumis à une convention de forfait-jours en application d’un accord collectif insuffisant quant aux garanties sur le suivi de la charge de travail, la nullité de cette convention n’entraîne pas automatiquement un droit à réparation [7].
Dans la seconde affaire, elle précise que le non-respect par l’employeur des dispositions de l’accord collectif relatif aux forfaits-jours prive d’effet la convention, mais n’ouvre pas, à lui seul, droit à réparation [8].
Ces décisions confirment des solutions antérieures où la cour avait considéré que l’illicéité ou l’exécution déloyale d’une convention de forfait n’entraînait pas nécessairement un préjudice distinct de celui réparé par un rappel de salaire [9].
Ces arrêts s’inscrivent dans une logique de non-cumul des réparations, le rappel de salaire au titre des heures supplémentaires constituant déjà une forme d’indemnisation du préjudice économique subi par le salarié soumis à une convention de forfait invalide (application du principe de réparation intégrale sans enrichissement indu).
2.3. Le non-respect du droit aux congés payés.
Dans la quatrième affaire, la cour affirme qu’en cas de manquement de l’employeur à son obligation de garantir la prise des congés payés, les droits sont reportés ou convertis en indemnité selon les cas, mais ce manquement n’ouvre pas automatiquement droit à réparation [10].
Le salarié doit donc démontrer avoir subi un préjudice distinct pour obtenir des dommages-intérêts.
Cette solution s’articule avec la jurisprudence de la CJUE qui a clarifié l’interprétation de l’article 7 de la directive 2003/88/CE, en précisant que le droit au report ou à l’indemnisation des congés non pris constitue déjà une forme de réparation suffisante du préjudice économique [11].
3. Les exceptions persistantes au principe de la preuve du préjudice.
3.1. Les cas reconnus de préjudice nécessaire en matière de temps de travail.
Malgré cette tendance jurisprudentielle restrictive, la Cour de cassation continue à reconnaître certains cas de préjudice nécessaire.
En matière de durée du travail, elle admet l’existence d’un préjudice automatique en cas de dépassement de la durée maximale quotidienne [12] ou hebdomadaire de travail [13].
De même, le non-respect du repos journalier entre deux services prévu conventionnellement [14] ou le non-respect du temps de pause quotidien [15] ouvrent automatiquement droit à réparation.
Cette distinction se justifie par la nature fondamentale des droits protégés par ces dispositions, directement liées à la protection de l’intégrité physique et mentale du salarié, et constitutionnellement garanties par le Préambule de la Constitution de 1946 qui consacre le droit à la santé et au repos [16].
3.2. La distinction entre les situations de préjudice nécessaire et celles nécessitant une preuve.
Il convient de distinguer entre les situations où le manquement de l’employeur porte directement atteinte à la santé et à la sécurité du salarié (préjudice nécessaire) et celles où une autre forme de réparation est déjà prévue légalement.
Dans le cas des conventions de forfait-jours invalides, la nullité entraîne déjà le paiement d’heures supplémentaires.
Pour les congés payés non pris, le report ou l’indemnisation compensatrice constituent déjà une forme de réparation.
Cette distinction repose sur une analyse téléologique des textes, s’attachant à identifier l’objectif poursuivi par le législateur et les mécanismes de réparation spécifiquement prévus, conformément au principe de spécialité des régimes de responsabilité en droit du travail [17].