Lanceurs d’alerte au sein des cabinets d’avocats : entre conformité et résilience.

A. Dorange
Directrice juridique & associée Ogma Intelligence
Article réalisé pour la Rédaction du Village de la Justice

1833 lectures 1re Parution: Modifié: 5  /5

Explorer : # lanceurs d'alerte # conformité # harcèlement et discrimination # protection des droits

Très peu de cabinets d’avocats sont, en tant que tels, assujettis à l’obligation de mise en place d’un dispositif d’alertes professionnelles et de protection des lanceurs d’alerte, défini par la loi "Sapin II" [1], modifiée par la loi "Waserman" [2]. Pourtant, la mise en place des mécanismes d’alertes, internes et externes, répond à bien davantage qu’à un "simple" enjeu de conformité : le processus contribue en effet de manière effective au maintien de la culture d’éthique et de transparence au sein de la profession, qui ne s’y trompe pas. Si, actuellement, elle se concentre sur une problématique spécifique – la lutte contre le harcèlement et les discriminations, la démarche s’inscrit également dans une autre dimension, de nature à encourager la mise en conformité volontaire : celle de la résilience des cabinets.

Article initialement publié dans le Journal du Village de la Justice n°103.

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1. Le dispositif des lanceurs d’alerte appliqué aux cabinets d’avocats.

1.1. Lanceurs d’alerte ?

Toute personne ayant connaissance d’un fait susceptible de générer une alerte au sens de la loi Sapin II peut procéder à un signalement, en agissant sans contrepartie financière directe et de bonne foi. Si les informations n’ont pas été obtenues dans un cadre professionnel, la personne doit en avoir eu personnellement connaissance.

Cette faculté est reconnue à un grand nombre de personnes : les salariés, anciens salariés et candidats à l’embauche, les actionnaires, les associés et titulaires de droits de vote, les collaborateurs extérieurs ou occasionnels, les cocontractants et sous-traitants des entités concernées, etc.

Selon le rapport de suivi des travaux du CNB de novembre 2023 [3], les élèves-avocats pourraient bénéficier de ce statut en leur qualité de « collaborateurs extérieurs ou occasionnels ».

1.2. Les cabinets assujettis.

Les cabinets assujettis à l’obligation de mettre en place une procédure de recueil et de traitement des alertes sont les personnes morales de droit privé et les entreprises exploitées en leur nom propre par une ou plusieurs personnes physiques, employant au moins 50 salariés [4].

Or ces catégories d’organisations ne représentent qu’une (petite) partie de la typologie des cabinets installés en France. Sans parler du chiffre d’affaires, deux éléments sont particulièrement saillants :

  • le 1er paramètre concerne la forme juridique des cabinets, qui ne sont pas tous dotés de la personnalité morale.
  • le 2nd est le nombre de salarié(e)s des cabinets. Dans son étude prospective 2022 sur les cabinets d’avocat, l’Observatoire des métiers dans les professions libérales (OMPL) [5] montrait qu’en 2020, on comptait 10 099 entreprises employeuses, avec 1,1% des cabinets employant plus de 20 salarié(e)s [6]. Seuls 3% des avocats exercent en salariat et le nombre moyen de salarié(e)s par « entreprise » est de 4,6 [7].

Des chiffres très éloignés donc, des seuils prévus par bon nombre de textes imposant des obligations de conformité. Pour la plupart des structures, la mise en conformité n’est donc pas obligatoire, quoi que la démarche puisse toujours être volontaire.

1.3. Faits signalés.

Le "nouveau" régime de signalement et de traitement des alertes et de protection des lanceurs d’alerte résultant de la loi Waserman et son décret d’application a pour ambition de faciliter la révélation de faits délictueux entrant dans le périmètre de la loi [8] : crime, délit, menace ou préjudice pour l’intérêt général, violation ou tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international de la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement.

Ceci, à l’exclusion des faits couverts par un secret légalement protégé (secret de défense nationale, secret médical, secret des délibérations judiciaires, secret de l’enquête ou de l’instruction, secret professionnel de l’avocat).
Le signalement peut concerner des faits qui se sont réalisés ou qui sont très susceptibles de se produire dans l’entité concernée.

Focus : Le harcèlement et les discriminations, pénalement sanctionnés, font partie du champ d’application de la loi. Plusieurs outils ont été mis en place par la profession pour lutter contre cette malheureuse réalité.
Le Guide du CNB sur le traitement des situations de harcèlement et de discrimination dans la profession d’avocat rappelle l’ensemble des règles juridiques et déontologiques applicables, des sanctions encourues et des aides, mesures de protection et recours à la disposition des victimes.
Outre l’(auto-)saisine du bâtonnier, l’un des moyens à la disposition des victimes est d’agir en tant que lanceur d’alerte, soit en application du Code du travail, soit en application de la loi "Sapin II".

2. Les processus de signalement appliqués aux cabinets d’avocats.

2.1. Chronologie des signalements.

En ce qui concerne les voies de signalements et leur chronologie, on se souvient qu’avant la réforme de 2022, il était d’abord nécessaire de signaler en interne, avant de pouvoir signaler en externe, et éventuellement publiquement.

Désormais, le signalement peut être fait soit en interne (notamment lorsque la personne estime qu’il est possible de remédier efficacement à la violation par cette voie et qu’elle ne s’expose pas à un risque de représailles), soit en externe, précédé ou non d’un signalement interne. La divulgation publique reste autorisée, notamment en cas de signalement externe resté ineffectif ou risquant de l’être, de danger grave ou imminent, ou de risque de représailles [9].

2.2. Signalements internes (Sapin II-Waserman).

S’agissant de l’alerte interne, la mise en œuvre de mesures appropriées suppose de tenir compte des différents impératifs, notamment de « stricte confidentialité » [10] et du formalisme de la procédure.

L’article 4 du décret du 3 octobre 2022 prévoit notamment que le signalement interne doit pouvoir être adressé par écrit ou par oral et que le canal de réception doit permettre de transmettre tout élément de nature à étayer le signalement des faits. L’auteur du signalement doit être informé par écrit de la réception de son signalement dans un délai de sept jours ouvrés à compter de cette réception.

À moins que le signalement soit anonyme, l’entité vérifie les conditions d’application du dispositif, informe l’auteur du signalement des suites qui y sont apportées et, le cas échéant, traite le signalement en mettant en œuvre les moyens à sa disposition pour remédier à l’objet du signalement.

Focus : Au-delà de ces quelques exigences de mise en place d’une procédure adaptée, les modalités concrètes restent libres. De l’adresse électronique dédiée au logiciel interne, en passant par la désignation d’un référent impartial et les codes de conduite, de nombreuses options sont envisageables. Le canal de réception des signalements internes pouvant être géré en externe, par un tiers de confiance, l’utilisation de solutions de type plateforme "prêtes à l’emploi" présente plusieurs avantages, notamment de facilité et de sécurité.

Précisément, un marché émerge. Mais comme souvent, il n’est pas aisé de s’y retrouver dans les multiples offres proposées. L’enquête réalisée par le Village de la Justice devrait vous permettre de les comparer et, le cas échéant, de faire le choix de l’outil adapté à vos besoins : Les plateformes de protection des lanceurs d’alerte (06/22).

2.3. Cas particuliers des référents harcèlement et discrimination.

Une autre possibilité de procéder à un signalement interne pour dénoncer une discrimination ou un harcèlement, est la désignation d’un "référent externe" pour recevoir les signalements. Elle est d’ailleurs préconisée par le CNB comme étant « la plus adaptée à la profession ». On pense en effet aux référents harcèlement et discrimination aujourd’hui désignés dans de nombreux barreaux comme le prévoit la charte de 2019.

Il est toutefois à noter, à la suite du CNB, que s’agissant de désignations ad hoc, elles « ne font pas bénéficier les personnes qui les saisissent des dispositions spécifiques mises en place par les lois Sapin 2 et Waserman ».
Les référents constituant ainsi des intermédiaires pour accompagner les victimes et témoins, avant le cas échéant et avec l’accord de la victime, de transmettre le signalement au bâtonnier ou à la bâtonnière en vue de l’engagement éventuel de la responsabilité de l’avocat(e) et/ou du cabinet concerné(e).

Pour faciliter le recours à ces référents par les victimes et les témoins de faits de discrimination et/ou de harcèlement, les différentes instances représentatives ont mis en place deux dispositifs spécifiques :

Un formulaire-type pour faciliter le signalement devrait être prochainement mis à disposition des avocats, des élèves-avocats et des personnes en relation avec les cabinets d’avocat [12]

À lire : Discriminations, harcèlement : avocats, une plateforme de signalements vous est dédiée

2.4. Alertes externes.

Un signalement peut également être formulé en externe, auprès d’une autorité compétente désignée par décret, auprès du Défenseur des droits, auprès de l’autorité judiciaire ou de l’institution, organe ou organisme de l’Union européenne compétent [13].

Rappelons que depuis la réforme de 2022, ce signalement externe n’a plus à être forcément précédé d’un signalement interne : l’autorité peut être saisie directement.
Il est à noter que si d’autres conseils ordinaux figurent dans la liste des autorités compétentes, tel n’est, pour l’instant, pas le cas du CNB [14].

Pour les discriminations, l’autorité compétente désignée est le Défenseur des droits ; pour des faits d’une autre nature (marchés publics, protection des consommateurs, protection de la vie privée et des données personnelles, sécurité des réseaux et des systèmes d’information, etc.), il conviendra de se reporter à l’annexe du décret du 3 octobre 2022.

3. Vertus des bonnes pratiques.

Au vu de la protection accordée aux lanceurs d’alerte et aux « facilitateurs » [15], l’enjeu de la reconnaissance du statut est de taille pour les personnes victimes et témoins des faits entrant dans le champ du dispositif [16].

Moins souvent abordé est celui de l’intérêt, pour l’entité elle-même, de mettre en place ces procédures, qu’elle y soit légalement tenue ou non d’ailleurs.
Ce dispositif offre, avec certitude, deux avantages :

  • offrir à l’organisation la possibilité à la fois de détecter au plus tôt et de remédier par elle-même à la situation problématique. Sans devoir donc, attendre (mais sans préjudice de) l’intervention d’un tiers. Une manière aussi réaliste que pragmatique, d’impliquer les instances décisionnelles du cabinet et de garantir l’éthique de la structure. De quoi aussi rassurer les tiers (par exemple candidats à l’emploi) et montrer une belle exemplarité vis-à-vis de vos clients.
  • éviter une déstabilisation excessive de l’entité en cause. D’aucuns diront qu’il s’agit surtout de permettre de « laver son linge sale en famille », voire d’étouffer « les affaires ». Si cet argument pouvait éventuellement être envisagé avant la réforme de 2022, la nouvelle articulation des signalements internes-externes a drastiquement changé la donne en la matière et le grief peut être aisément balayé. En revanche, la formalisation des procédures d’alerte permettra de canaliser la tentation de comportements inutilement préjudiciables à la poursuite de l’activité du cabinet et des effets de bord réputationnels non maîtrisés.

Les « grands déballages » par voie médiatique et sur les réseaux sociaux ne sont en général pas une voie équilibrée de résolution de situations conflictuelles et la préservation des droits en cause, de part et d’autre. La possible saisine des autorités de poursuite disciplinaires et judiciaires et la publicité des décisions de sanction pouvant être décidée suffiront à donner une visibilité proportionnée aux comportements répréhensibles.
Et, ce, d’autant qu’à défaut d’effectivité du signalement externe, de circonstances particulières (dissipation de preuves, conflits d’intérêts/collusion) ou de danger grave et imminent, la divulgation publique peut être envisagée [17]. État de droit, quand tu nous tiens…

A. Dorange
Directrice juridique & associée Ogma Intelligence
Article réalisé pour la Rédaction du Village de la Justice

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Notes de l'article:

[1L. n° 2016-1691, 9 déc. 2016, JO 10 déc.

[2L. n° 2022-401, 21 mars 2022, JO 22 mars ; D. n° 2022-1284, 3 oct. 2022, JO 4 oct., transposant Dir. (UE) 2019-1937, 23 oct. 2019, JOUE L 305/17, 26 nov.

[3CNB, 17 nov. 2023, Rapp., « Suivi des travaux relatifs au traitement des situations de harcèlement et de discrimination dans la profession d’avocat : sanctions - signalements ».

[4Loi « Sapin II », préc., art. 8, II, mod. Sont également assujetties, les personnes morales de droit public d’au moins 50 agents (sauf exceptions), les administrations de l’État et les entités relevant du champ d’application des actes de l’Union européenne mentionnés au B de la partie I et à la partie II de l’annexe à la directive (UE) 2019/1937.

[5OMPL, Cabinets d’avocats, étude prospective 2022, www.ompl.fr.

[6OMPL, Baromètre entreprises 2022, Secteur juridique, Cabinets d’avocats, Caractéristiques des entreprises ; OMPL, Entreprises libérales 2022, Baromètre Emploi-Formation, Cabinets d’avocats, www.ompl.fr.

[7OMPL, Baromètre entreprises 2022, Secteur juridique, Cabinets d’avocats, Économie des entreprises, www.ompl.fr.

[8L. n° 2016-1691, 9 déc. 2016, préc., art. 6, mod.

[9L. n° 2016-1691, préc., art. 8, II et III.

[10L. n° 2016-1691, préc., art. 9.

[11La Commission Harcèlement et Discriminations a été créée en 2015. Ses règles de fonctionnement ont été insérées dans le Règlement intérieur du barreau de Paris (annexe 23) et ses moyens renforcés en 2021.

[12Formulaire approuvé par le CNB, AG, 17 nov. 2023.

[13L. n° 20216-1691, préc., art. 8, II.

[14L’AG du 17 nov. 2023 propose de demander le référencement du CNB dans la liste des autorités compétentes annexée au décret du 3 oct. 2022.

[15L. n° 2016-1961, préc., art. 6-1.

[16Liste de représailles interdites, irresponsabilité civile et pénale (C. pén., art. 122-9), provisions financières, soutien psychologique ; L. n° 2016-1961, préc., art. 10-1 et s.

[17L. n° 2016-1691, préc., art. 8, III.

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