Village de la Justice : Pourquoi ces travaux sur la rédaction d’une charte déontologique du X ?
Mathieu Cordelier : « Je ne me prononcerai évidemment pas sur les affaires en cours, mais, du fait de mon expérience dans la représentation et la défense des droits des acteurs et actrices qui font du porno, je peux témoigner de l’existence de pratiques qui sont très malsaines, voire abjectes. Il est vrai que les problèmes se posent de manière différente selon qu’il s’agit de productions professionnelles ou de films amateurs. Mais dans le cadre du film X en général, nous sommes quand même très souvent presque sur un droit au rabais, particulièrement lorsque ce sont des acteurs et actrices amateurs qui sont concernés.
Il faut avoir conscience d’une part, que c’est une industrie qui génère des bénéfices qui s’élèvent à plusieurs dizaines, si ce n’est centaines, de milliards d’euros dans le monde et d’autre part, que, très souvent, ce sont des acteurs et des actrices amateurs, très jeunes majeur(es) et en situation de détresse psychologique et/ou de fragilité économique qui sont concernés, dans toutes les catégories socio-professionnelles. Et des personnes – que je n’hésite pas à qualifier de prédateurs sexuels – vont exploiter ces vulnérabilités, pour abuser du corps, du consentement et de l’image de ces victimes. Et ceci existe non seulement pour les films X, mais aussi pour les photographies dites sensuelles. Or, ce n’est pas parce que c’est une matière qui est un peu en marge, qui peut prêter à sourire ou paraître moralement discutable pour certains, que le droit ne doit pas être respecté en pratique. En d’autres mots, ce n’est pas parce qu’un acteur ou une actrice tourne nu(e), dans une scène un peu olé olé, que cela doit changer quoi que ce soit à la protection de ses droits.
VJ : Quelles sont les difficultés juridiques qui se posent dans le cadre de la production des films X ?
M.C. : « On rencontre fréquemment des questions de droit du travail, de propriété intellectuelle et de droit pénal. Nous sommes confrontés aux mêmes questions que dans le cinéma (et la photographie) conventionnel : le consentement, l’information pré-contractuelle (sur ce qui va être demandé), la dignité, le droit à l’image, l’intégrité physique et la santé des personnes concernées, au premier rang desquels les acteurs, professionnels ou non, et les techniciens.
Mais il existe des différences entre le cinéma porno et le cinéma conventionnel. La production et la diffusion de films X posent de questions juridiques parfois inédites et complexes. Prenons l’exemple de la virtualisation des acteurs porno. Ici, on peut admettre sans trop de difficultés que c’est uniquement la personnalité de l’acteur qui s’exprime, c’est son image qui est exploitée, sachant qu’un robot ou une autre voix peut « faire parler » l’acteur. Cela peut faire sourire puisque l’on sait que les dialogues, dans ce type de films, sont relativement courts… ! Il n’en reste pas moins que ces sujets posent de vrais problèmes de droit. Par exemple, peut-on dire, parce que le dialogue est pauvre, qu’il n’y a pour autant pas de part d’interprétation de la part des acteurs ? Rien n’est moins sûr.
Autre exemple, en matière contractuelle : il est vrai que de très nombreuses productions respectent les droits des acteurs, leur font signer des contrats de travail, des autorisations relatives au droit à l’image et au RGPD, des contrats de cession de droits voisins, etc. Mais particulièrement dans les productions amateurs, les acteurs (dont il est essentiel de rappeler la situation de vulnérabilité quasi-systématique) ne disposent que d’un simulacre de contrat, quand encore ce bout de papier existe, qui vaut pour tous les aspects juridiques (rémunération, droit à l’image, durée d’exploitation, renonciation à toute action en justice, etc.). Le plus souvent, dans les petites productions « do it yourself », il n’y a même pas de contrat de travail, pas de cession du droit à l’image, pas de contrat, même forfaitaire, d’acquisition des droits d’artistes-interprètes. Il est vrai aussi et malheureusement que les menaces, chantages et autres extorsions sont assez largement répandues, sans même parler des agressions sexuelles et des viols.
VJ : La charte répondrait donc à une volonté, sinon de « moraliser », du moins de réguler ce secteur du cinéma ?
M.C. : « Rattacher la moralité à du sexe publié pour de l’argent pourrait être choquant pour certains ; il faudrait davantage parler d’éthique car ce n’est pas banaliser ou sacraliser le porno que de constater qu’il existe et qu’il faut faire quelque chose pour l’améliorer et lutter contre les pratiques peu (ou les moins) respectueuses des personnes. Ce qui va guider les travaux, c’est surtout le bon sens.
Par exemple, il n’est pas toujours demandé aux acteurs, préalablement aux tournages, ce qu’ils acceptent et ce qu’ils refusent de faire. Il s’agit quand même d’avoir des rapports sexuels non simulés devant une caméra ; or, dans la « vraie vie », c’est quand même assez courant de s’intéresser aux préférences sexuelles de son ou de sa partenaire avant de passer à l’acte et de ne pas le ou la mettre devant le fait accompli, non ? C’est plus que du bon sens ! Pourquoi serait-ce différent dans le cadre d’un film, même porno ?
C’est en effet, comme vous le dites, rappeler les règles juridiques existantes ; c’est aussi commencer par rappeler que les productions doivent se faire dans un cadre légal, respectueux du droit à l’image, les conditions sanitaires, de consentement et d’information pré-contractuelle, etc. Et cela vaut à la fois pour les producteurs et les acteurs, ne serait-ce que pour éviter que l’acte sexuel contractualisé et diffusé à l’écran n’entre dans le champ du proxénétisme. Mais je pense qu’il ne faut pas être trop précis sur les règles applicables : par exemple, imposer un contrat de travail en tant que tel ne répond pas aux réalités des pratiques juridiques, puisque certains acteurs travaillent par l’intermédiaire d’une société de production ou de prestations et non nécessairement en leur nom propre.
C’est un véritable travail de réflexion, plus large que le seul fait de vouloir encadrer ; c’est un travail sociétal. Outre les problématiques juridiques en effet, les travaux menés en vue de l’établissement de cette charte de déontologie vont aussi permettre de réaliser des entretiens, menés notamment par une productrice professionnelle et une psychologue, pour recueillir l’avis de professionnels du secteur. Cela permettra de récolter des données plus tangibles sur ce qui est fait, ce qui est bien fait, ce qui est mal fait, ce qu’il faut éviter et définitivement abhorrer, etc.
VJ : Est-ce que le fait d’encadrer juridiquement les pratiques en France ne risque pas de déplacer le problème, plus que de le résoudre ? On pense notamment à de possibles délocalisations vers des États aux systèmes normatifs, disons, moins regardants ?
M.C. : « Ces travaux devraient aussi permettre de compiler des informations sur ce que les intervenants dans le cycle de la production pornographique, attendent ou non, acceptent ou non et sur ce qui se fait à l’étranger puisque, effectivement, les productions ne sont plus seulement françaises ou européennes. Des intervenants hors France, hors Europe viennent tourner des films X en France ou ailleurs. En cas de délocalisation des productions à l’étranger, il faut respecter le droit local. Mais la question se pose bien de savoir si tous sont prêts à respecter le droit français à la lettre. Il va donc aussi falloir réfléchir à ce qui réalisable ou faisable matériellement dans un monde concurrentiel, s’interroger sur les limites liées à l’extraterritorialité ».
VJ : Justement, sur l’opposabilité de cette charte. Est-ce aussi pour cela que vous travaillez en vue de la réalisation d’un instrument juridique moins contraignant que ne peut l’être une réglementation assortie de sanctions ?
M.C. : « Ce sont des prémisses. Le but est de faire en sorte de bâtir un socle minimum de règles conventionnelles, sans que l’on entre nécessairement, en tout cas pour l’instant, dans un débat juridico-juridique comme nous, juristes, aimerions peut-être l’entendre.
Mais ce qui est certain, c’est que si l’on se met à respecter davantage la loi en matière de porno, cela va réguler un peu ce qui peut être vu par certains comme un eldorado. Et ce terme n’est pas anodin : le « sans foi, ni loi » est une réalité. On ne peut que le déplorer ; on peut aussi tenter d’agir. C’est le cas avec ces travaux ».
VJ : Si vous nous permettez de nous faire un peu « l’avocat du diable », ne pensez-vous pas que de réguler ce secteur ne risque pas, comme un revers de médaille, d’être presque incitatif pour ces jeunes personnes vulnérables à aller, un peu plus en confiance, vers le porno ?
M.C. : « C’est peut-être quand même pousser la réflexion à l’extrême ! Le fait de vouloir réguler ce secteur du marché du cinéma ne peut quand même pas être vu comme une incitation à la débauche. Ce serait comme de dire que le fait d’interdire de vendre du tabac aux mineurs ou de réglementer la publicité pour l’alcool, donne encore plus envie de boire ou de fumer.
Le but de la moralisation d’une activité économique n’est pas de la rendre plus acceptable pour avoir davantage d’acteurs. D’ailleurs, pour connaître plusieurs des producteurs dans l’exercice de mes fonctions d’avocat, ce n’est pas du tout comme ça que ces questions sont perçues. Le but est beaucoup moins vis-à-vis de trouver de nouveaux acteurs ou actrices, que d’avoir des financements pour continuer à produire de l’audiovisuel pornographique de qualité, qui respecte les droits des individus. Et le problème est qu’ils sont confrontés à une sorte de concurrence déloyale de ceux qui sont sur la ruée de l’« or rose », sans aucune considération pour l’exposition des mineurs à la pornographie, pour l’exploitation destructrice des acteurs et actrices, etc.
Donc, non, on ne peut pas considérer que cette charte puisse entretenir l’idée d’inciter encore plus à avilir la personne humaine. L’objet de la charte est de faire en sorte que ceux qui n’ont pas réfléchi à l’idée même d’aller faire du porno n’y aillent pas. Lorsque vous incitez, avec la charte, à organiser de vrais casting, qui permettent de vérifier les motivations des candidats, on voit bien que l’objectif n’est pas là.
De plus, si ne serait-ce que la moitié des productions était soucieuse de ces enjeux et respectueuse des droits, une grande partie du marché serait régulée ; on aurait moitié moins de porno probablement et les films seraient de meilleure qualité. Et ceci notamment en raison du coût généré par de meilleures conditions sanitaires : une société de production « qui se respecte » a un studio d’enregistrement, il y a des douches, des espaces individuels pour se changer, etc. Même si ce sont des acteurs dénudés, qui mettent en scène leur intimité, cela doit se limiter aux périodes de tournage. Dans le cinéma conventionnel, quand une actrice se dénude, on lui donne un peignoir à la fin de la scène ! Pourquoi, encore une fois, est-ce que cela devrait être différent dans le porno ? »
VJ : Mais avec ce tour d’horizon des bonnes et mauvaises pratiques et cette perspective, ne peut-on pas considérer, aussi, que c’est une façon de limiter les productions amateur et professionnaliser le milieu ?
M.C. : « C’est aussi en effet un point important. Il ne faut pas lutter contre le porno amateur : il faut laisser de l’espace pour la liberté d’expression, sans tomber dans un puritanisme à l’excès finalement. La seule cible qu’il faut avoir en vue, c’est celle du respect des droits et libertés.
Les gens ont le droit d’avoir une sexualité débridée et ils doivent avoir la liberté de s’exprimer sexuellement devant une caméra. Les sites porno amateurs doivent donc pouvoir continuer à exister. Ici encore, tout ne doit pas être figé et complètement professionnalisé, au nom de la liberté d’expression et du droit de disposer de son corps.
Il serait en outre très malvenu de devenir censeur avec cette charte déontologique, particulièrement en ce que le projet émane d’une société de production professionnelle. La principale problématique ici est vraiment celle des productions "sauvages", qui se veulent professionnelles, mais qui ne respectent aucune règle. Le point de départ du constat est celle d’un milieu qui est mal réglementé et, il faut bien admettre que dès lors qu’il ne s’agit pas de pédopornographie, les autorités se désintéressent un peu du sujet, en raison même de son objet. »
VJ : La protection des mineurs fait-elle aussi partie des préoccupations de la charte ? On pense notamment à la limitation de leur exposition à la pornographie, à l’éducation sexuelle pour les aider à bien comprendre qu’il s’agit de cinéma et, bien sûr, à la lutte contre la pédopornographie.
M.C. : « Exactement. C’est du cinéma, mais beaucoup de scènes sont tournées de manière très réalistes, avec des mises en scène qui peuvent faire croire à une situation réelle. Or parfois, ces films intègrent des violences psychologiques ou physiques autour du rapport sexuel et cette image dégradante est extrêmement gênante en elle-même ; elle devient un véritable problème lorsque ce sont des mineurs qui visionnent ces images, parce qu’ils n’ont pas nécessairement la maturité suffisante pour comprendre que ce n’est pas vrai et que les choses doivent en principe se passer différemment dans la « vraie vie ». Les travaux sur la charte s’inscrivent dans une démarche plus globale de sensibilisation.
En plus de l’exposition au porno, c’est l’évidence même que d’intégrer les problématiques de la lutte contre l’exploitation sexuelle des mineurs et la pédophilie, notamment en s’appuyant sur les réglementations en vigueur ou en cours d’élaboration, au niveau national et européen. Avec la charte, il s’agit aussi, par exemple, de lutter contre les propos marketing présentant un acteur ou une actrice comme n’étant « presque pas majeur(e) ». On voit l’horreur qu’il y a derrière ces pratiques commerciales interdites, à l’égard des mineurs, mais aussi des personnes majeures, avec des titres racoleurs avilissants, misogynes, discriminatoires, etc. Il y a véritablement un marché pour cela, puisque ces « films » répondent malheureusement à la demande d’un certain type de consommateurs. »
VJ : Le non-respect de la norme dans le monde du porno présente-t-il des risques aussi pour les spectateurs ?
M.C. : « Oui, tout à fait et il faut avoir à l’esprit que le porno ne concerne non seulement les hommes, que les femmes (même si c’est dans une moindre proportion) à la fois en tant que victimes et en tant que consommateurs, quelles que soient les motivations. Les différents modes de consommation (films, plateformes, sites internet, etc.) donnent lieu à un véritable profilage de la part des sociétés concernées. Le simple fait de consulter une petite vidéo, pas nécessairement de manière lubrique, mais ne serait-ce que parce qu’elle fait rire, conduit souvent à l’installation de cookies, qui permettent de « ficher » l’internaute.
Au-delà, certains sites – les moins scrupuleux – n’hésitent pas à procéder à l’installation de logiciels malveillants, particulièrement de spywares [5]. Et partant, les tentatives de chantage à la webcam [6], deviennent monnaie courante, que la victime ait ou non regardé un film X d’ailleurs. Ces e-mails sont d’ailleurs très souvent des tentatives de phishing [7], pour vérifier l’exactitude des données récupérées dans une ou plusieurs bases constituées illégalement à partir de différents éléments de connexion récupérés sur les sites internet en question.
En plus de ces cas d’imprudence ou de crédulité de certains internautes, on parlait beaucoup il y a quelques années, il y a des situations apparentées au revenge porn [8]. Le chantage et autres escroqueries en tout genre sont plus nombreux en la matière que ce que l’on pourrait croire. Ces cas concernent de nombreuses personnes, y compris de manière ciblée à l’encontre des cadres dirigeants de grandes sociétés, hommes ou femmes d’ailleurs, mais pas seulement.
Sous prétexte de faire un « truc coquin » devant une webcam, toutes ces personnes se retrouvent piégées : la réalisation de certaines actions sont exigées sous la menace de ruiner leur réputation par la diffusion de la vidéo. Et il faut alors mettre en place une réponse adaptée, notamment pour procéder à l’effacement très rapide des images. Outre le fait que ce n’est pas forcément évident, toute le monde n’a pas les moyens de mettre en place une cellule de crise et il faut bien admettre que les moyens juridiques sont assez limités. D’où l’importance de mener des actions de sensibilisation et de formation aux risques associés à la consultation de ce type de plateformes, comme d’autres d’ailleurs. »
VJ : En un mot, pour les amateurs de ce type de cinéma, vous appelez à consommer du « porno éthique » ?
M.C. : « Oui, on pourrait dire ça comme ça ! Blague à part, comme vous le disiez, la charte est un premier point d’accroche pour la réflexion sur la régulation du cinéma pornographique. Les axes de réflexion et d’amélioration sont nombreux et le juriste est en effet peut-être l’un des mieux placés pour raisonner sur ces sujets, en se détachant des considérations de jugement purement moral, pour raisonner en termes de droits et libertés. Mais, sans pour autant, au contraire même, se détacher de ses valeurs personnelles et morales. Chacun reste bien sûr libre d’avoir ses propres convictions en ce qui concerne cette matière particulière. »