I. L’histoire : la mise sous tutelle du corps des femmes
Selon Poulain de la Barre : « Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois juge et partie. » Dès la loi salique, en passant par une Révolution française qui, au préalable, a reconnu seulement les hommes comme des citoyens, jusqu’à la pénalisation de l’avortement. Des lois ont toujours été votées pour exclure les droits civils, politiques et sociaux des femmes.
A) Les femmes à l’écart de la Démocratie.
« Ceux qui ont fait et compilé les lois étant des hommes ont favorisé leur sexe et les jurisconsultes ont tourné les lois en principes », dit Poulain de la Barre. Législateurs, prêtres, philosophes, écrivains et savants, ils ont mis la philosophie, la théologie et la loi à leur service.
Dans La République (1576) Jean-Bodin remplaça la loi salique par la formule « le roi ne meurt jamais », qui en France entérina l’exclusion des femmes du pouvoir en faisant de la succession monarchique un héritage masculin à perpétuité.
Rousseau, l’auteur du Contrat social, disait que : « soutenir vaguement que les deux sexes sont égaux et leurs devoirs sont les mêmes c’est se perdre dans une déclaration vaine ». Autrement dit, le contrat social n’était pas un contrat démocratique.
Malgré Olympe de Gouges qui a publié en 1791 la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, la Révolution française, tout en proposant des programmes de réformes à visées égalitaires, n’a pas consacré l’inclusion civique des femmes. Ces dernières demeurent des citoyennes “passives”, selon l’expression de l’abbé Sieyès (l’auteur du livre Qu’est-ce que le Tiers-État ?).
Par conséquent, en ce qui concerne le droit de disposer de leur propre corps, les femmes ont été contrôlées, surveillées et punies.
Le Code pénal de 1791 a prévu l’infraction pénale de l’avortement puni de « vingt années de fers » (travaux forcés), mais non les femmes qui y ont recours. En 1810, la refonte de l’article 317 du Code pénal prévoit le jugement par la cour d’assises.
À partir de 1920, la politique nataliste renforce la répression contre l’avortement. La loi du 1ᵉʳ août 1920 a réprimé la provocation à l’avortement et à la propagande anticonceptionnelle. En 1939, le décret-loi du 29 juillet augmente les peines pour « l’avorteur d’habitude » et crée un délit d’intention contre la femme en état de grossesse « supposé ».
Par la suite, sous le régime de Vichy, la loi du 15 février 1942 fait de l’avortement un « crime contre la société, l’État et la “race”, passible de la peine de mort ». Marie-Louise Giraud est guillotinée en juillet 1943. Une politique nataliste offensive était menée : les femmes devaient repeupler la France. Une idée que Madeleine Pelletier réfutait depuis 1913. La propagande contre l’avortement est fournie et dense : L’avortement fléau national, publié en 1943 et dédicacé par Pétain, en est un exemple. Ce texte est abrogé à la Libération.
En 1944, les femmes françaises ont acquis le droit de voter, un changement majeur pour la reconnaissance de la pleine citoyenneté qui a déclenché des changements sociaux et politiques.
Toutefois, une révolution majeure a été la parution de l’ouvrage Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, dans lequel la philosophe dénonçait la condition des femmes, les injustices, oppressions, discriminations et la dure condition de celles victimes d’avortement clandestin en France.
B. Le Deuxième sexe : une première ère des droits.
En 1959, la parution de l’ouvrage Le Deuxième Sexe a déclenché une prise de conscience collective et a provoqué un bouleversement majeur aux multiples conséquences pratiques. En 1955, le décret du 11 mai autorise l’avortement thérapeutique lorsque « la sauvegarde de la vie de la mère [est] gravement menacée », et le Planning familial est créé en 1960.
Le 27 décembre 1967, l’adoption de la loi « Neuwirth » a permis l’accès à une « contraception surveillée ». En 1969, la fondation de l’Association nationale pour l’étude de l’IVG (ANEA) a été créée.
L’apparition en 1970 des féministes sur la scène politique avec le mot d’ordre « Le privé est politique » – notamment du mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) et la création du MLF (Mouvement de libération des femmes) – et la revendication d’une libre disposition de leur corps par les femmes transforment le point de vue, situant l’avortement libre et gratuit au cœur de la controverse politique.
Le 5 avril 1971, le « manifeste des 343 » a été publié dans le Nouvel Observateur. En 1971, Gisèle Halimi a créé l’association Choisir pour se battre sur le terrain juridique et donner une assistance juridique aux femmes qui se sont placées dans l’illégalité en signant le manifeste des 343 et qui auraient pu, selon la loi, être poursuivies.
Le procès de Bobigny, qui a eu lieu en 1972, a déclenché une vague de manifestations contre les dispositions pénales concernant l’avortement. Le jugement de Marie-Claire Chevalier, âgée de 16 ans – qui est tombée enceinte après un viol – pour avoir avorté avec l’aide d’autres quatre femmes, a déclenché une vague de manifestations contre les dispositions pénales concernant l’avortement. La répercussion de ce procès, qui se conclut par la relaxe de l’accusée mineure et de deux adultes, fait considérablement avancer la cause de la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG).
En 1974, un président de la République osera proposer un changement majeur. Valéry Giscard d’Estaing a chargé Simone Veil, nommée au ministère de la Santé, de la défense du projet de la légalisation de l’IVG. Conformément au discours de Simone Veil, l’objectif du président de la République était de « mettre fin à une situation de désordre et d’injustice et d’apporter une solution mesurée et humaine à un des problèmes les plus difficiles de notre temps ». Valéry Giscard d’Estaing a utilisé un outil du common law, la loi temporaire, afin de briser la résistance des conservateurs à l’Assemblée nationale : « Est suspendue pendant une période de cinq ans à compter de la promulgation de la présente loi, l’application des dispositions des quatre premiers alinéas de l’article 317 du Code pénal... ».
La loi Veil a été créée en deux temps. La première du 4 septembre 1974 qui libéralise l’accès aux contraceptifs modernes y compris pour les mineures et la seconde promulguée le 17 janvier 1975 qui libéralise l’IVG pour une durée de cinq ans. La loi est devenue définitive seulement le 31 décembre 1979.
Le 31 décembre 1982, la loi de l’obtention du remboursement par la Sécurité sociale est adoptée. Puis la loi du 27 janvier 1993 a prévu des peines d’emprisonnement pour le fait d’empêcher ou de tenter d’empêcher l’IVG.
Depuis, plusieurs lois sont venues renforcer le droit à l’avortement, notamment la loi de financement de la sécurité sociale pour que les femmes puissent avorter gratuitement (2013), la loi de 2014 qui a supprimé la mention de "situation de détresse" et encore la loi du 20 mars 2017 qui a étendu le délit d’entrave à l’IVG créé en 1993. Le dernier texte voté à ce sujet est la loi du 2 mars 2022 qui a allongé de 12 à 14 semaines le délai légal de recours à l’IVG.
Enfin, le 8 mars 2024, la loi constitutionnelle n° 2024-200 du 8 mars 2024 est venue ajouter à la Constitution du 4 octobre 1958 la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse. Malgré les avancées en matière de reconnaissance des droits des femmes depuis 1975, celles qui ont avorté avant 1975 sont restées dans l’oubli jusqu’à présent.
II. La proposition de loi : une "démarche mémorielle".
Entre 1870 et 1975, date de la loi Veil dépénalisant l’IVG, plus de 11 660 personnes ont été condamnées pour avoir pratiqué ou eu recours à un avortement. Au début du XXᵉ siècle, près de 500 000 avortements clandestins étaient réalisés chaque année et trois femmes mouraient chaque jour d’un avortement clandestin, selon les données mentionnées dans la proposition de la loi.
Ces avortements clandestins se terminaient par des curetages sans anesthésie. Ménagères, laborantines, étudiantes, Gisèle Halimi a décrit toutes ces femmes dans sa plaidoirie de 1972. Il y avait également celles et ceux qui les aidaient : médecins, infirmières, militantes, mères, sœurs, filles. C’était toujours la même classe, celle des femmes pauvres, vulnérables économiquement et socialement, cette classe des sans-argent et des sans-relations qui est frappée, a remarqué l’avocate lors de sa plaidoirie au sein du procès de Bobigny.
A) Réhabilitation : outil de transformation sociale.
La proposition de loi reconnaît l’ensemble des souffrances que ces femmes et leurs familles ont subies, y compris la honte qu’elles ont ressentie. Entre bras du patriarcat et outil de transformation sociale, le droit est lu comme étant tout à la fois une contrainte et une ressource de réhabilitation.
Selon le dictionnaire de l’Académie française, le mot réhabilitation est dérivée d’habiliter. En droit ancien signifie restituer à quelqu’un ses titres et prérogatives de noblesse.
Par extension, cela signifie « faire recouvrer à quelqu’un la considération, l’estime publique qu’il avait perdue ».
Dans le domaine du droit pénal, cela signifie rétablir un ancien condamné. D’après l’article 782 du Code de procédure pénale, toute personne condamnée par un tribunal français à une peine criminelle, correctionnelle ou contraventionnelle peut être réhabilitée.
La réhabilitation efface toutes les incapacités et déchéances qui résultent de la condamnation.
La réhabilitation judiciaire entraîne l’effacement des condamnations qui figurent aux bulletins n° 2 et n° 3 du casier judiciaire.
La proposition se compose de deux articles. Le premier article stipule que la Nation reconnaît que : (I) l’État a violé les droits des femmes dû à la pénalisation du recours, de la pratique de l’accès et de l’information sur l’avortement, aujourd’hui caduques ou abrogées ; (II) il existe un lien direct entre la criminalisation et la mort de femmes ayant eu recours à des avortements clandestins ; (III) cette criminalisation a été la source de souffrances pour les familles de ces femmes (IV), en plus des souffrances et des traumatismes subis par les femmes condamnées pour avoir avorté avant 1975 (V).
Le second article met en place une commission nationale indépendante, placée auprès du Premier ministre, chargée de recueillir et de transmettre la mémoire de ces préjudices. La commission aura donc la fonction de recueillir les témoignages et de documenter l’histoire des femmes. Cette reconnaissance favorisera le travail de mémoire en facilitant les témoignages.
B) Les conséquences pratiques : corriger le passé sans oublier le présent.
Si le droit est un produit de l’histoire et celle-ci est écrite majoritairement par les hommes, le patriarcat a écrit les lois en laissant les femmes à l’écart de la démocratie, comme l’a écrit Geneviève Fraisse. La stratégie consistant à punir pénalement un comportement dérivé d’origine biologique était l’excuse parfaite pour permettre à la fois l’exclusion des femmes condamnées de l’exercice des droits politiques (après 1944) ou du marché de travail, par exemple.
Dans ce sens, ladite proposition de loi est un acte de justice envers ces milliers de vies brisées. Malgré l’absence de compensation financière, la réhabilitation de la mémoire des femmes qui ont été condamnées avant 1975 a plusieurs conséquences remarquables.
Premièrement, si avant la loi a servi d’instrument au patriarcat pour maintenir les femmes sous le joug de la loi, désormais la réhabilitation de la mémoire de ces femmes montre que la Nation reconnaît son échec dans la reconnaissance des droits des femmes avant 1975. Il s’agit de reconnaître que ces femmes n’ont jamais été des criminelles et que, par conséquent, l’histoire ne justifie pas l’injustice dont elles ont été victimes.
Dans un second temps, surmonter les inégalités signifie aussi la reconnaissance à travers l’histoire, un nécessaire retour au passé. La réhabilitation de ces femmes montre que ce qu’elles ont subi n’était pas une erreur justifiable au regard des circonstances de l’époque, ce qui aurait pu être compris si le législateur avait préféré garder le silence. Au contraire, la réhabilitation est une reconnaissance de l’État qui réécrira l’histoire de la lutte de ces femmes en rendant justice à la bataille révolutionnaire qu’elles ont menée pour nous toutes. Oui, la République doit reconnaître et se souvenir.
Cependant, si l’État reconnaît avoir commis des erreurs au passé, il serait également important de procéder à une analyse critique des lois en vigueur. Il ne faut pas oublier que l’avortement est toujours un délit pénal puni d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 5 ans et d’une amende de 75 000 euros s’il est pratiqué : (I) après 14 semaines (sauf pour des raisons de santé) ; (II) par une personne qui n’est pas médecin ou sage-femme ; ou (III) en dehors d’un établissement réunissant les conditions prévues à l’article L 2222-2 du Code de la santé publique.
Il suffit de lire le rapport d’information du Sénat IVG : Une « liberté garantie », mais un accès fragile, publié le 16 octobre 2024, et le Baromètre IVG pour comprendre qu’il existe encore des obstacles à l’accès à l’avortement en France : I) Aucun professionnel de santé n’est jamais tenu de pratiquer ou de concourir à une IVG : une « clause de conscience » légale autorise les professionnels à refuser de le faire (seules la Suède, la Finlande et la Lituanie n’autorisent pas les soignants à refuser de pratiquer l’avortement) ;
II) Un récent sondage commandé à l’institut Ipsos par le Planning familial révèle que 27 % des femmes interrogées ayant eu recours à l’IVG au cours des cinq dernières années ont été confrontées à un refus ;
III) La disparité dans le développement de l’offre en ambulatoire en France métropolitaine et au niveau départemental ;
IV) 57% des femmes vivant en zone rurale, 50% des femmes habitant dans les DROM-COM et 55% des femmes immigrées n’ayant pas la nationalité française ont dit que l’accès à l’IVG était plus difficile que pour l’ensemble des femmes ; V) Depuis 2022, l’avortement peut être pratiqué jusqu’à la fin de la 14ᵉ semaine de grossesse. Toutefois, en Angleterre, au pays de Galles et en Écosse, les femmes enceintes peuvent avorter jusqu’à la 24ᵉ semaine de grossesse.
Enfin, la réhabilitation des femmes condamnées pour avoir avorté ou pratiqué un avortement avant 1975 est sans aucun doute une reconnaissance fondamentale. Cependant, il faut également tenir compte du fait que l’accès légal et régulier à l’IVG peut encore rencontrer des obstacles pour les femmes les plus vulnérables, telles que les immigrées sans papiers, les habitantes des zones rurales et celles qui vivent en dehors de la France métropolitaine.