Par Dr : Mustapha El Baaj
Le législateur marocain, en prévoyant la présence d’un parquet autonome près le tribunal de commerce, a omis de déterminer de façon explicite ses attributions, et encore moins les mécanismes d’information dont il peut disposer. En matière des procédures collectives, la première difficulté à la quelle on se heurte est liée au rôle du ministère public. Ce dernier, pour agir convenablement, il doit disposer d’une véritable communication soigneusement prévue par la loi. Or, le législateur marocain n’a rien réglementé à ce propos, et il a fallu se retourner vers le Code de procédure civile pour rechercher des solutions adéquates.
La communication des affaires relatives aux procédures de redressement et de liquidation judiciaire se fonde essentiellement sur la notion de l’ordre public. Le tribunal de commerce sera contraint d’examiner, à l’occasion de chaque cas d’espèce, l’existence d’un ou de certains éléments qui touchent à l’ordre public pour pourvoir, par la suite, décider la communication d’une affaire ou non au ministère public. Cette tâche n’est pas aisée à opérer, voire compliquée, surtout si on sait que les juristes les plus chevronnés ont échoué à déterminer les contours de la notion de l’ordre public. En outre, l’échec du magistrat dans l’appréciation de l’existence de cet ordre public sera sanctionné par la nullité de la décision.
En se référant aux articles 8, 9, et 10 du Code de procédure civile, on constate qu’ils parlent tous du rôle du ministère public devant les juridictions civiles, mais de quel ministère public s’agit-il ? Du ministère public près le tribunal de première instance, ou bien celui siégeant auprès du tribunal de commerce ? Autrement dit est ce que le parquet du tribunal de première instance peut intervenir dans les affaires de traitement des difficultés de l’entreprise devant le tribunal de commerce ? Et inversement est ce que le parquet du tribunal de commerce peut intervenir dans les affaires civiles devant le tribunal de première instance en se fondant sur les dispositions du Code de procédure civile ?
Il s’agit là certainement d’une première ambiguïté qu’il faut, au premier lieu, éclaircir. Ensuite, lorsque l’article 9 du Code de procédure civile évoque la notion de l’ordre public à propos des causes communicables, il est pratiquement difficile de trancher que toutes les actions se reliant aux procédures de traitement des entreprises en difficulté et de liquidation judiciaire touchent à l’ordre public. Il s’agit là d’une deuxième ambiguïté qu’il est indispensable d’élucider.
I- Le ministère public compétent en matière de communication
Devant l’absence d’un texte de loi qui détermine clairement les affaires communicables au ministère public en matière de droit des entreprises en difficulté, il a été nécessaire d’appliquer les règles générales de la procédure civile. Ainsi, au niveau de la communication, les articles réglementant le rôle du ministère public devant les juridictions civiles nous ont été d’un grand secours, d’autant plus que l’article 19 de la loi instituant les juridictions de commerce en prévoit expressément l’application devant les tribunaux de commerce et les Cours d’appel de commerce. Cependant l’application de ces articles suscite une difficulté énorme dans la mesure où ils ne précisent pas de quel ministère public s’agit-il, est ce celui du tribunal de première instance, ou bien celui du tribunal de commerce. Cette interrogation est pertinente, car rien en fait n’interdit au ministère public près le tribunal de première instance d’intervenir devant les tribunaux de commerce en tant que partie jointe, ou en tant que partie principale conformément aux articles sus mentionnée plus haut. De même, le ministère public devant le tribunal de commerce peut parfaitement intervenir dans les affaires civiles autres que celles qui concernent le droit commercial.
Le législateur marocain n’a pas opéré une nette distinction entre le parquet ordinaire et le parquet de commerce en matière civile. Les mêmes textes généraux de procédure civile opèrent la réglementation de l’intervention des deux parquets en matière civile. Si la doctrine, comme la pratique sont quasiment d’accord sur la séparation entre le parquet pénal et le parquet civil, et si elles s’accordent à dire que le parquet de commerce n’est pas compétent pour connaître des affaires pénales, la question n’est pas facile à trancher, lorsqu’il s’agit de nuancer en matière civil, les attributions du parquet de commerce et celles du parquet ordinaire , et de déterminer par conséquent le parquet destinataire de la communication.
Cette ambiguïté des textes juridiques est due essentiellement à l’institution d’un parquet autonome auprès du tribunal de commerce en vertu des articles 2 et 3 de la loi 95-53 instituant les tribunaux de commerce au Maroc . Ce texte a donné lieu à l’apparition d’un nouveau ministère public, à côté de celui qui existait déjà près les tribunaux de droit commun. Depuis lors, on a assisté à la co-existence de deux organes judiciaires portant la même appellation « ministère public », bien qu’ils soient situés à des endroits différents : l’un est situé près les tribunaux de première instance et les Cours d’appel, l’autre est situé près les tribunaux de commerce et les Cours d’appel de commerce.
La séparation de localisations ne suffit pas à tracer les limites d’attribution entre ces deux ministères publics, et il est très difficile, du moins en théorie, de déterminer le ministère public compétent en se fondant simplement sur les textes de lois qui évoquent le vocable « ministère public » sans y joindre le qualificatif « de commerce » ou « d’ordinaire ». Le risque de confusion est omniprésent lorsqu’on essaie de déterminer le ministère public visé par le législateur, à l’occasion de l’application des textes relatifs à la procédure civile, au droit des sociétés, au Code de commerce, au droit de la propriété industrielle…etc. c’est la raison pour laquelle, il aurait été plus sage d’adopter les dispositions de l’article 4 du projet de loi de création des tribunaux de commerce. Ce dernier ayant été inspiré de l’article 412-5 du Code de l’organisation judiciaire français, stipulant que le ministère public près le tribunal de première instance du ressort du tribunal de commerce exercerait les attributions du ministère public auprès de cette dernière. L’adoption d’un tel texte aurait évité la survenance d’équivoques à propos du sens du ministère public.
II - L’ordre public en tant que critère de la communication
Le fait de fonder le principe de la communication obligatoire des affaires relatives aux procédures de traitement des entreprises en difficulté et de liquidation judiciaire sur la notion de l’ordre public suscite plusieurs questions : tout d’abord l’article 9 du Code de procédure civile est antérieur à la création des tribunaux de commerce, et à l’entrée en vigueur du Code de commerce. Comment alors est-il possible que le législateur marocain ait imaginé une situation qui n’existait pas à l’époque de la promulgation du Code de procédure civile ? Ensuite si le texte de loi marocain est inspiré de la loi française, pourquoi cette dernière à réformer l’ancien article 425 du Code de procédure civil qui correspondait à l’article 9 de notre Code de procédure civile ? Pourquoi la loi française a-t- elle spécifié clairement les affaires relatives aux procédures collectives qui sont communicables au ministère public ? Enfin, est ce que toutes les causes se référant aux procédures de redressement et de liquidation judiciaire sont elles d’ordre public, et par conséquent sont communicables au ministère public ?
L’article 9 du Code de procédure civile indique que les causes qui sont obligatoirement communicables aux ministère public sont celles qui concerne l’ordre public, l’état, les collectivités locales, les établissements public, les dons et legs au profit d’institutions charitables, les biens habous et les terres collectives, celles concernant l’état des personnes et les tutelles, celles qui concernent les personnes incapables, et d’une façon générale, toutes celles ou l’une des parties est défendue ou assistée par un représentant légal, celles concernant et intéressant les personnes présumées absentes, les déclinatoires de compétence portant sur un conflit d’attribution, les règlements de juges, les récusations de magistrats et les renvois pour cause de parenté ou d’alliance et les procédures de faux. Ce texte de loi date du 30/09/1974, c’est-à-dire 23 ans avant l’entrée en vigueur du Code de commerce, et 24 ans avant la mise en place des tribunaux de commerce au Maroc. Il serait à première vue inconcevable, qu’un tel texte puisse réglementer la communication des affaires relatives à des procédures qui n’étaient même pas envisageables à cette époque. En plus lorsque l’article 9 énumère les cas de communication, il commence par les causes qui concernent l’ordre public, puis articule sur les autres causes, mais qui relèvent essentiellement du domaine de l’ordre public. Ainsi lorsque le législateur parle par exemple de l’état, des collectivités publiques, des établissements publics, ou des dons et legs au profit d’institutions charitables, ou des bien habous et des terres collectives, ou encore l’état des personnes, les tutelles, et le règlement de juges et la prise à partie, il évoque, par excellence, le domaine de l’ordre public.
A notre avis, l’article 9 ne met pas en opposition le domaine de l’ordre public et les autres domaines où la communication par le tribunal au ministère public est obligatoire. Le législateur marocain a voulu a titre indicatif délimiter le domaine de l’ordre public, il serait donc fastidieux de croire que l’ordre public constitue un domaine différent de ceux énumérés par l’article 9 sus cité. Ce n’est donc que par une interprétation extensive de ce texte, qu’on peut inclure certaines affaires relatives aux procédures de traitement des entreprises en difficulté et de liquidation judiciaire dans l’obligation de communication incombant au tribunal, au titre de l’ordre public. Le législateur français, dans l’objectif d’éviter tout débat à propos des affaires communicables au ministère public, a procédé à une réforme des dispositions de l’article 425 du Code de procédure civile, afin de les mettre à jour avec les nouvelles dispositions du droit de l’entreprise en difficulté.
L’article 425 du nouveau Code de procédure civile français énumère, en effet, explicitement les affaires communicables au ministère public en matière de procédures de redressement et de liquidation judiciaire. On constate alors que le législateur français, à la différence du législateur marocain, n’a pas fondé l’obligation de la communication sur un concept aussi vague que celui de l’ordre public, car une telle conception de la communication des affaires relatives aux procédures collectives aurait été très difficile à mettre en œuvre.
Au Maroc, le fait de placer les magistrats du tribunal de commerce sur un terrain aussi glissant que celui de l’ordre public est de nature à entraver le bon déroulement des audiences ; dans ce sens ou les magistrats devraient à l’occasion de chaque affaire, examiner sa relation avec l’ordre public afin de déterminer sa communicabilité ou non au ministère public. Ils encourraient le risque, en cas d’échec de cet examen, de voir leurs décisions annulées par la Cour Suprême.
En droit français, le ministère public n’est pas supposé intervenir dans toutes les causes en relation avec une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire. L’obligation de communication est déterminée par les dispositions de l’article 425-2 du nouveau Code de procédure civile. Ainsi, en dehors des cas de communication réglementés par la loi, le ministère public ne pourra pas réclamer la communication d’une affaire relative aux procédures de redressement et de liquidation judiciaires sauf s’il sollicite l’application de l’article 426 du nouveau Code de procédure civile.
Pour ce qui est du droit marocain, nous ne pouvons prétendre que la notion de l’ordre public, déterminé par l’article 9 du Code de procédure civile, englobe toutes les causes relatives aux procédures de redressement et de liquidation judiciaires. Certes, certaines d’entre elles concernent directement l’ordre public et doivent être communicables, alors que d’autres ne mettent en œuvre que des intérêts particuliers et échappent à l’obligation de communication. Ainsi, il ne suffit pas qu’un syndic soit présent à l’instance, en demande ou en défense, pour que le dossier de la procédure doive être communiqué au ministère public.
Mustapha El Baaj