Le règlement (UE) 2022/2065 du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques [1] (Digital Service Act ou DSA) vise à harmoniser les législations nationales face à la transformation numérique. Ses dispositions ont principalement pour objet d’instaurer une plus grande transparence à l’égard des utilisateurs et de lutter plus efficacement contre la désinformation et les atteintes à leurs droits en ligne. Eu égard aux obligations mises à la charge des professionnels concernés ainsi qu’au coût de leur mise en œuvre, c’est une application progressive de celles-ci, en fonction de la taille de l’entreprise, qui fut retenue.
Il est ainsi prévu que le DSA s’applique aux très grandes plateformes et très grands moteurs de recherche en ligne à compter du 25 août 2023 et au reste des plateformes et intermédiaires en ligne offrant leurs services sur le marché européen à partir du 17 février 2024.
Conformément à l’article 33, paragraphe 1, constitue une très grande plateforme ou un très grand moteur de recherche en ligne au sens du règlement la plateforme ou le moteur de recherche en ligne dont le nombre mensuel moyen de destinataires actifs du service est égal ou supérieur à 45 millions. Le paragraphe 4 de ce même article confère à la Commission européenne la mission de désigner les plateformes et moteurs de recherches répondant à cette qualification, ce qu’elle fit le 25 avril 2023.
Au terme de ses décisions, ce sont 17 très grandes plateformes et 2 très grands moteurs de recherche en ligne qui furent désignés, parmi lesquels Amazon Services Europe Sàrl [2].
Le groupe Amazon exerce de nombreuses activités commerciales, à destination tant des consommateurs que des professionnels, notamment par le biais de sa plateforme homonyme aujourd’hui incontournable. Parmi ces activités figurent la vente au détail en ligne, le cloud informatique ou encore le streaming numérique. La plateforme sert également de place de marché pour les vendeurs tiers, qui peuvent commercialiser leurs biens dans l’Amazon Store et bénéficier d’autres services en lien avec cette prestation (du stockage ou encore de la logistique).
Contestant sa désignation en tant que très grande plateforme en ligne, la requérante a introduit un recours au fond devant le tribunal le 5 juillet 2023 aux fins d’obtenir l’annulation de la décision de la Commission européenne.
Ce recours n’étant pas suspensif [3] et la requérante ne disposant que de 4 mois pour se conformer à la décision attaquée, elle a, en parallèle et par acte du 6 juillet 2023, sollicité par voie de référé le sursis à exécution de celle-ci en ce qu’elle lui imposait :
- l’obligation de proposer au moins une option de recommandation ne reposant par sur du profilage [4] ;
- l’obligation de tenir et de mettre à disposition du public un registre de publicités [5].
Au terme de son ordonnance du 27 septembre 2023, le président du tribunal n’a fait droit qu’à la demande de la requérante relative à l’obligation de mettre à disposition du public un registre de publicités.
I/ Les conditions d’octroi du sursis à exécution.
Pour obtenir la sursis à exécution de la décision de la Commission, la requérante devait réunir deux conditions, spécifiées à l’article 156, paragraphe 4, du règlement de procédure, à savoir : les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire (A) et les circonstances établissant l’urgence (B). Ces conditions étant cumulatives, l’absence de l’une d’elles dispense le tribunal d’aller plus loin dans son analyse.
A. Le fumus boni juris.
Au stade du référé, le juge n’est pas saisi du fond du litige. Son analyse doit donc se limiter à l’évidence. Ainsi, la condition du fumus boni juris sera remplie dès lors qu’au moins « un des moyens invoqués par la partie qui sollicite les mesures provisoires à l’appui du recours au fond apparaît, à première vue, non dépourvu de fondement sérieux ». Selon la jurisprudence, tel est le cas « dès lors que l’un de ces moyens révèle l’existence d’un différend juridique ou factuel important dont la solution ne s’impose pas d’emblée et mérite un examen approfondi […] » [6].
Cette exigence d’un fondement sérieux permet ainsi d’éviter de reporter les effets d’une décision lorsqu’il ne fait aucun doute que celle-ci sera confirmée par le juge au fond.
En l’espèce, la requérante plaidait sur ce point que les informations mises à dispositions du public au sein du registre des publicités étaient, de par leur nature, des informations confidentielles stratégiques. Portant notamment sur la durée, la portée et les paramètres de ciblage des campagnes publicitaires, leur divulgation permettrait aux partenaires et concurrents de la requérante d’être informés en continu sur le marché, ce qui risquerait de rendre ses services moins attrayant pour les annonceurs et d’engendrer des coûts de mise en œuvre importants et récurrents.
Le juge relève par ailleurs suite à un examen superficiel des textes que, contrairement à ce qu’allègue la Commission, les informations dont la diffusion est prévue au sein du registre des publicités ne sont pas toutes mises à disposition du public (certains textes antérieurs au DSA prévoient déjà la diffusion de certaines informations incluses dans le registre).
Ce moyen est le seul pour lequel le juge a cherché à déterminer l’existence de moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi d’un sursis à exécution puisque, examiné dans un second temps, il est le seul au sujet duquel il a pu établir la condition d’urgence.
B. L’urgence.
L’urgence se caractérise en démontrant qu’attendre l’issue de la procédure au fond engendrerait un préjudice grave et irréparable pour la requérante. Cette analyse porte sur trois points :
- le préjudice allégué doit être encouru par la partie qui sollicite la mesure,
- le préjudice redouté doit être imminent et donc « prévisible avec un degré de probabilité suffisant »
- enfin, le préjudice doit être irréparable ce qui exclut, sauf circonstances exceptionnelles, les préjudices d’ordre pécuniaire.
En l’espèce, le juge n’a pas retenu la condition d’urgence s’agissant de l’obligation de prévoir une option de désactivation des systèmes de recommandation. Si d’après la requérante, la mise en place d’une telle option aurait des conséquences « inquantifiables » sur son activité et ses parts de marchés, le juge estime au contraire que le préjudice invoqué n’est pas certain, des mesures simples permettant selon lui de parer efficacement les effets redoutés. Au surplus, il constate que ni les éléments transmis par la requérante ni l’avis d’expert annexé à sa requête ne permettent de satisfaire à la charge de la preuve en ce qu’ils ne démontrent pas que le préjudice allégué revêt un degré de certitude suffisant pour caractériser son imminence. La requérante échoue également à démontrer le risque de perte de parts de marché allégué, en l’absence de tout élément probatoire. Si elle fournit une estimation (entre 500 millions et 3,8 milliards de dollars des Etats-Unis), le juge relève qu’un préjudice de cette nature, s’il devait être établi, pourrait faire l’objet d’un recours en indemnité.
En revanche, s’agissant le l’obligation de mettre à disposition du public un registre de publicités, le juge part du principe, pour apprécier l’existence d’un préjudice grave et irréparable, que les données en cause revêtent un caractère confidentiel. Attention, le juge ne cherche pas à ce stade à savoir si l’obligation en cause imposera à la requérante la divulgation de données confidentielles (qui relève de l’appréciation du fumus boni juris) mais si la diffusion de données de cette nature engendrerait pour la requérante un préjudice grave et irréparable. En l’espèce, le juge suit le raisonnement de la requérante et répond par l’affirmative. Si la décision de la Commission devait être annulée dans le cadre de la procédure au fond, les effets de la divulgation des données confidentielles ne pourraient être inversés, occasionnant nécessairement un préjudice grave et irréparable pour la requérante.
Bien qu’établi, le respect de ces deux conditions ne permet pas de facto l’octroi d’un sursis ou de mesures provisoires, garantir la pleine efficacité de la futur décision au fond étant, in fine, le but poursuivi par le juge des référé.
II/ La protection de l’effet utile de la décision à venir.
Afin que la décision définitive puisse produire tous ses effets, la juge procède, une fois les conditions d’octroi d’un sursis ou de mesures provisoires caractérisées, à la mise en balance des intérêts des parties (A), les mesures accordées ayant en tout état de cause un caractère provisoire (B).
A. La mise en balance des intérêts.
Les actes adoptés par les institutions de l’Union européenne bénéficient d’une présomption de légalité. Les sursis à exécution et autres mesures provisoires que peut adopter le juge dans le cadre d’une procédure de référé ont donc un caractère exceptionnel.
Après s’être assuré du respect des conditions prévues à l’article 156, paragraphe 4, précité, le juge doit déterminer si l’intérêt de la partie qui sollicite les mesures provisoires à en obtenir l’octroi prévalent sur l’intérêt qui existe à l’application immédiate de l’acte ou de la décision contestés. Pour ce faire, il va chercher à savoir si son annulation dans le cadre de l’instance au fond permettrait de renverser les effets de son exécution immédiate et, à l’inverse, si un sursis à exécution ou des mesures provisoires seraient de nature à faire obstacle à son plein effet si le recours au fond devait être rejeté.
En l’espèce, le juge relève que la divulgation de données confidentielles priveraient de tout effet utile une éventuelle décision d’annulation, leur diffusion étant irréversible. Il estime sur ce point que le rejet de la demande en référé, en ce qu’il aboutirait à la divulgation immédiate des informations en cause, aurait pour conséquence de « préjuger du sens de la future décision au fond, à savoir un rejet de recours en annulation ».
Le sursis à exécution ainsi octroyé conserve un caractère provisoire et reste limité dans ses effets.
B. Le caractère provisoire des mesures.
La procédure de référé est accessoire à la procédure principale, et sa finalité est de garantir la pleine efficacité de la décision à venir. L’ordonnance rendue à ce titre doit donc engendrer une situation juridique réversible afin de ne pas préjuger du sens de la future décision au fond ni de la priver d’effet utile.
En l’espèce, le sursis à l’exécution de l’obligation de mettre à disposition du public un registre de publicités ne fait pas obstacle à ce que le juge du fond tranche dans un sens ou dans l’autre comme cela fut démontré au point précédent. Cette mesure permet à l’inverse de préserver le statut quo le temps que cette procédure soit menée à son terme.
Le dispositif de l’ordonnance précise par ailleurs que ce sursis est prononcé « sans préjudice de l’obligation que la requérante tienne le registre des publicités ». Ainsi, si le tribunal devait rendre un jugement confirmant la décision de la Commission au-delà du délai de 4 mois laissé aux très grandes plateformes pour se mettre en conformité avec le règlement, la requérante serait théoriquement prête à publier le registre dès sa notification.
À ce stade, et contrairement à certaines interprétations, la décision de la Commission reste applicable pour le surplus. Cela signifie que, sauf à ce que la requérante n’en obtienne la nullité dans le cadre de la procédure au fond, elle reste considérée comme une très grande plateforme en ligne et tenue de se mettre en conformité avec le DSA, exception faite de l’obligation de publier le registre de publicités.