Un sujet proposé par la Rédaction du Village de la Justice

Conséquences juridiques des violences urbaines : le droit à l’épreuve de la reconstruction.

Par Chloé Blanckaert, Juriste.

1462 lectures 1re Parution: Modifié: 5  /5

Explorer : # violences urbaines # cadre juridique d'exception # mesures administratives

Outre un lourd bilan humain, les émeutes du début de l’été ont causé des dégâts matériels considérables, tant sur le bâti public que privé, perturbant le bon fonctionnement de nombreux services publics et commerces. L’ampleur inédite de ces dégradations et l’urgence de leur réparation imposaient l’adaptation de l’arsenal juridique en vigueur.

-

Ce n’est pas le premier épisode de violences urbaines auquel est confrontée la France (émeutes de 2005, crise des gilets jaunes, etc.) et le droit contient déjà des dispositions relatives au traitement de leurs conséquences (notamment matérielles).

Cependant, son intensité particulière et le ciblage dont ont fait les frais de nombreux services publiques les rendent, au regard de l’urgence du chantier national de reconstruction, inefficientes, voire inadéquates dans de nombreuses situations.

Pour ces raisons, le Président de la République annonçait, dès le 4 juillet, l’élaboration d’une loi visant la mise en place d’un cadre juridique d’exception, permettant d’accélérer autant que possible la réalisation des travaux.

Dans l’intervalle, le Gouvernement mettait en œuvre un certain nombre de mesures administratives pour accompagner les élus, acteurs locaux et entreprises.

La mobilisation des règles de droit existantes.

Dans l’attente de la loi d’habilitation et des ordonnances promises par le Gouvernement, certains dispositifs inscrits dans notre droit positif pouvaient d’ores-et-déjà être mobilisés en vue de la réparation des conséquences des violences urbaines. Ils coexistent par ailleurs avec les dérogations mises en place, et peuvent s’y ajouter voire leurs être préférés dans certains cas.

Dans un souci d’accompagnement des personnes (morales, physiques, publiques et privées) sinistrées, le Gouvernement a rapidement communiqué à leur sujet.

Le 5 juillet 2023, une circulaire (Circulaire relative à l’accélération des procédures pour faciliter les opérations de réparation ou de reconstruction suite aux dégradations intervenues dans certaines zones urbaines) venait effectuer certains rappels en matière d’urbanisme, sur les leviers possibles pour éviter ou réduite au maximum certains délais de traitement ainsi que les procédures applicables dans les hypothèses d’urgence.

Cette circulaire fut suivie dès le 7 juillet par une instruction interministérielle (Instruction ministérielle Accompagnement des collectivités pour la réparation des dégâts et dommages contre les biens des collectivités résultant des violences urbaines survenues depuis le 27 juin 2027) venant préciser les conditions de mise en jeu de la responsabilité de l’État et celles permettant de bénéficier de son soutien financier pour la prise en charge des réparations des dégâts causés aux édifices publics, en complément de l’intervention des assureurs. L’instruction prévoit par ailleurs la mise en place d’un guichet unique destiné à centraliser les informations et dispositifs utiles dans le cadre de cette reconstruction.

Enfin, un dispositif de soutien pour les commerçants impactés par les émeutes [1] venait assouplir les procédures pour l’obtention de l’aide financière exceptionnelle au titre de l’action sociale du CPSTI (Conseil de la Protection Sociale des Travailleurs Indépendants).

Les travailleurs indépendants pouvaient ainsi, jusqu’au 31 août, demander auprès de l’URSSAF l’octroi d’une aide pouvant aller jusqu’à 6 000 euros pour le financement des réparations, non soumise à cotisations, contributions sociales ou charges fiscales. En parallèle, les indépendants peuvent également bénéficier de l’ACED (l’Aide aux Cotisants En Difficulté), dispositif permettant la prise en charge partielle ou totale de cotisations et contributions sociales personnelles.

Le cadre juridique d’exception.

Présentée en procédure accélérée, la loi n° 2023-656 du 25 juillet relative à l’accélération de la reconstruction et de la réfection des bâtiments dégradés ou détruits au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023 habilitait le Gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance afin de déroger à certaines règles, selon trois axes d’intervention.

La première ordonnance fut publiée au JORF dans la foulée, dès le 27 juillet (Ordonnance n° 2023-660 du 26 juillet 2023 portant diverses adaptations et dérogations temporaires en matière de commande publique nécessaires à l’accélération de la reconstruction et de la réfection des équipements publics et des bâtiments dégradés ou détruits au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023).

Les deux dernières viennent juste de paraître (JORF du 14 septembre).

L’aménagement des règles de la commande publique.

Il s’agit là d’aménagements majeurs dans une matière régie par des principes cardinaux tels que la liberté d’accès à la commande publique, l’égalité de traitement des candidats ou encore la transparence des procédures, dont découlent les obligations de publicité préalable et de mise en concurrence.

Annoncées à l’article 2 de la loi d’habilitation, les dérogations prévues sont de deux ordres :

  • la possibilité de procéder sans publicité préalable,
  • la possibilité de recourir aux marchés dits « globaux » (avec cumul des missions de maîtrise d’œuvre et de travaux).

Pour échapper à l’obligation de publicité, les marchés en cause doivent porter sur des travaux nécessaires à la reconstruction ou à la réfection des équipements publics et bâtiments affectés par des dégradations ou destructions liées aux émeutes, être soumis au Code de la commande publique et répondre à un besoin dont la valeur estimée est inférieure à 1 500 000 d’euros hors taxes. Il peut également s’agir de lots dont le montant est inférieur à 1 000 000 d’euros hors taxes, à condition que leur montant cumulé n’excède pas 20% de la valeur totale estimée de tous les lots.

Dans son avis, le Conseil d’État mettait en garde le Gouvernement quant à la détermination de ce seuil.
Il précisait en effet que :

« le Gouvernement devra tenir compte, dans la définition du seuil et des bâtiments concernés, des contraintes résultant de l’application possible du principe de transparence, tel qu’interprété par la Cour de justice de l’Union européenne pour les marchés présentant un intérêt transfrontalier certain », avertissement dont il a été tenu compte.

L’obligation de mise en concurrence préalable est quant à elle maintenue, ce que rappelle expressément l’article 1er.

Les marchés répondant à la définition ci-dessus peuvent faire l’objet d’un marché unique, sans qu’il soit nécessaire de remplir les conditions posées par l’article L2113-11 du Code de la commande publique [2].

Le Gouvernement crée enfin un nouveau cas de recours au marché de conception-réalisation, ce qui permet à l’acheteur de confier à un même opérateur la conception des études et l’exécution des travaux [3].

Les dispositions de l’ordonnance sont applicables à compter de son entrée en vigueur et pour une durée de 9 mois, aux marchés pour lesquels une consultation est engagée ou un avis de publicité est envoyé à la publication à compter de cette date.

L’aménagement des règles d’urbanisme.

La loi d’habilitation entendait faciliter la reconstruction de deux manières : en réduisant les délais et en accélérant les procédures.

L’ordonnance n° 2023-870 du 13 septembre 2023 (Ordonnance n° 2023-870 du 13 septembre 2023 tendant à l’accélération de la délivrance et la mise en œuvre des autorisations d’urbanisme permettant la reconstruction et la réfection des bâtiments dégradés au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023) est donc venue poser le cadre de ces dérogations. Comme pour l’ordonnance précédente, le droit commun ne cesse pas de s’appliquer mais coexiste avec les dérogations prévues.

En premier lieu, il est prévu une dérogation à l’article L111-15 du Code de l’urbanisme.
Cet article prévoit que :

« lorsqu’un bâtiment régulièrement édifié vient à être détruit ou démoli, sa reconstruction à l’identique est autorisée dans un délai de dix ans nonobstant toute disposition d’urbanisme contraire, sauf si la carte communale, le plan local d’urbanisme ou le plan de prévention des risques naturels prévisibles en dispose autrement ».

Grâce à l’ordonnance, il n’est plus obligatoire de procéder à une reconstruction ou réfection à l’identique, et des adaptations ou améliorations de la construction initiale sont possibles dans la limite d’une diminution ou d’une augmentation de 5% de son gabarit initial. Ce seuil de 5% peut être dépassé dès lors que la diminution ou l’augmentation est justifiée par un objectif d’amélioration de la performance énergétique, d’accessibilité ou de sécurité.

Contrairement aux dispositions de l’article précité, la dérogation permet d’effectuer des modifications contraires à un document d’urbanisme (plan local d’urbanisme ou équivalent, carte communale).

En revanche, les adaptations ou améliorations envisagées ne peuvent avoir pour effet de modifier la destination ou sous-destination de l’immeuble. La réfection ou reconstruction ne doit pas non plus contrevenir aux règles applicables aux risques naturels, technologiques ou miniers. Les éventuelles prescriptions de sécurité dont pourrait être assorti le permis devront elles aussi être respectées.

Afin de gagner du temps, les travaux pourront être engagés dès le dépôt de la demande ou de la déclaration préalable. Sur ce point, et conformément à l’avis du Conseil d’État, seuls les opérations et travaux préliminaires pourront être lancés à ce stade (démolition, préparation de chantier). Là encore, l’ordonnance délimite strictement le champ de la dérogation. N’y sont pas incluses les autres autorisations que les caractéristiques du chantier pourraient rendre nécessaires (cf. occupation du domaine public par exemple).

La personne qui entend bénéficier des dispositions dérogatoires de l’ordonnance devra le préciser dans sa demande d’autorisation et y inclure une motivation spécifique si des améliorations ou adaptations sont envisagées.

Les modalités de publicité sont adaptées elles aussi ; le maire affiche en mairie ou publie sur le site internet de la commune un avis de dépôt de demande de permis ou de déclaration préalable reprenant les caractéristiques essentielles du projet, dans les meilleurs délais et pendant toute la durée de l’instruction. Le demandeur affiche quant à lui le récépissé de dépôt de sa demande sur son terrain sans délai, lequel doit être visible de l’extérieur.

Les délais sont également réduits pour atteindre 1 mois et demi, objectif affiché par le Gouvernement. Celui de l’instruction préalable est de 15 jours. Lorsque la décision relève de l’État, le dossier est transmis sans délai à son représentant dans le département.

Enfin, en cas de dossier incomplet, l’autorité compétente a désormais 5 jours pour en informer le demandeur et lui transmettre la liste des pièces et informations manquantes.

Dans les cas où ces procédures incluent le recueil préalable de l’avis, de l’accord ou de l’autorisation d’un organisme ou d’une autorité administrative, l’autorité compétente aura 5 jours pour lui transmettre le dossier. A compter de sa réception, l’autorité administrative devra statuer dans un délai de 15 jours. Le silence gardé vaut alors avis favorable ou acceptation tacite.

Les majorations et prolongations du délai d’instruction qui pourraient être prévues par d’autres législations que celle de l’urbanisme sont plafonnées à 15 jours à compter de la réception du dossier et, le cas échéant, notifiées sans délai au demandeur.

Si la réalisation des travaux est subordonnée à une procédure préalable de participation du public, la majoration qui en découle ne peut excéder 45 jours.

L’autorité compétente peut en outre décider de recourir à la procédure de participation par voie électronique et ainsi se dispenser d’une enquête publique.

L’ordonnance est applicable aux demandes déposées dans les 18 mois à compter de son entrée en vigueur.

L’aménagement des règles de financement.

L’ordonnance n° 2023-871 du 13 septembre (Ordonnance n° 2023-871 du 13 septembre visant à faciliter le financement de la reconstruction et de la réfection des bâtiments dégradés ou détruits au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023) vient adapter le cadre applicable de 3 mécanismes de financement :

1. Le Fond de compensation pour la taxe sur la valeur ajoutée des collectivités territoriales (« FCTVA »).

Il s’agit d’une dotation, versée aux collectivités territoriales et à leurs groupements, visant à compenser la charge de TVA que ces derniers supportent sur leurs dépenses réelles d’investissement et qu’ils ne peuvent pas récupérer par la voie fiscale (puisque non considérés comme des assujettis).

L’article 1er de cette ordonnance prévoit que les dépenses éligibles à ce dispositif et réalisées pour réparer les dommages causés par les émeutes pourront faire l’objet d’une attribution de FCTVA l’année de leur règlement. Habituellement, le versement du FCTVA intervient, sauf exceptions, deux ans après l’exécution des dépenses éligibles.

2. Les subventions versées aux collectivités territoriales et à leurs groupements.

En principe, lorsque les collectivités territoriales ou groupements assurent la maîtrise d’ouvrage d’un projet d’investissement, ils doivent assurer une participation minimale correspondant à un pourcentage du montant total des financements apportés par des personnes publiques à ce projet (au moins 20%).

Grace à l’ordonnance, lorsque le projet vise à réparer les dommages résultant des émeutes, l’obligation de participation minimale n’est pas applicable. Les subventions pourront donc couvrir l’intégralité du coût des travaux.

3. Les fonds de concours.

Les dernier article de l’ordonnance prévoit le déplafonnement du montant total des fonds de concours pouvant être versés entre les établissements publics à fiscalité propre et leurs communes pour financer les réparations des dommages causés lors des violences urbaines. Ce montant pourra ainsi excéder la part de financement assurée par le bénéficiaire (hors subventions). Il est précisé que cette part peut être nulle, de sorte qu’un financement intégral est envisageable.

Ces mesures viennent en complément des autres dispositifs de financement existants et susceptibles d’être mobilisés pour les travaux de reconstruction.

Chloé Blanckaert
Juriste

Recommandez-vous cet article ?

Donnez une note de 1 à 5 à cet article :
L’avez-vous apprécié ?

2 votes

Cet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion (plus d'infos dans nos mentions légales).

Notes de l'article:

[2Soit lorsque l’acheteur ne peut assurer lui-même les missions d’organisation, de pilotage et de coordination ou qu’allotir risquerait de restreindre la concurrence ou de rendre techniquement difficile ou financièrement plus coûteux l’exécution des prestations.

[3C. com. pub., art. L2171-2.

Village de la justice et du Droit

Bienvenue sur le Village de la Justice.

Le 1er site de la communauté du droit: Avocats, juristes, fiscalistes, notaires, commissaires de Justice, magistrats, RH, paralegals, RH, étudiants... y trouvent services, informations, contacts et peuvent échanger et recruter. *

Aujourd'hui: 156 340 membres, 27886 articles, 127 257 messages sur les forums, 2 750 annonces d'emploi et stage... et 1 600 000 visites du site par mois en moyenne. *


FOCUS SUR...

• [Dossier] Le mécanisme de la concurrence saine au sein des équipes.

• Avocats, être visible sur le web : comment valoriser votre expertise ?




LES HABITANTS

Membres

PROFESSIONNELS DU DROIT

Solutions

Formateurs