Reconnaissance du co-emploi : prescription de 5 ans qui court à compter de la connaissance des faits révélant la fraude.

Par Frédéric Chhum, Avocat et Elise de Langlard, Juriste.

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Explorer : # coemploi # prescription # droit du travail # fraude

Le 15 janvier 2025, la chambre sociale de la Cour de cassation a tranché une question clé relative à la reconnaissance d’une situation de co-emploi [1] et le délai de prescription applicable à une action en justice initiée par une salariée.
Elle a jugé que cette action relève de la prescription quinquennale prévue par l’article 2224 du Code civil, et non des dispositions spécifiques du Code du travail.
Le délai commence à courir à la date où le demandeur a connu, ou aurait dû connaître, les faits révélant une éventuelle fraude.
Cette décision marque une étape importante dans l’articulation entre droit civil et droit du travail, notamment pour les litiges liés à la fraude et à la solidarité des employeurs, et doit être approuvée.

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I. Faits.

L’affaire oppose une salariée engagée en 2006 en qualité de vendeuse par la société Setaffaires à la SARL Gigaffaires et à son gérant. La salariée avait vu son contrat affecté par plusieurs évolutions durant son congé parental.

Elle a découvert la fermeture du magasin où elle travaillait dû à la reprise de l’entreprise par une autre société, empêchant sa réintégration à la fin de son congé en novembre 2012.

Cependant, face à l’absence d’informations sur ce nouvel employeur et à la fermeture définitive du magasin, elle engage des poursuites devant le conseil de prud’hommes en 2012, conclue par une condamnation de son ancien employeur pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Elle découvre par la suite que l’activité de l’entreprise initiale s’était poursuivie sous une nouvelle entité, la société Gigaffaires, dirigée par le même homme.

La salariée élargie donc sa demande et saisit la juridiction pour obtenir la réparation des préjudices subis et la reconnaissance de la qualité de co-employeurs impliquant la SARL Gigaffaires et son dirigeant.

La Cour d’appel de Montpellier a confirmé en 2022 les condamnations prononcées par le conseil des prud’hommes, retenant notamment la solidarité des co-employeurs sur certaines créances.

II. Moyens.

Les défendeurs ont alors formé un pourvoi, contestant notamment la recevabilité de l’action en raison d’une prescription qu’ils estimaient régie par l’article L1471-1 du Code du travail. En effet, selon eux, les demandes de la salariée, liées à la rupture du contrat de travail, auraient dû être engagées dans le délai de deux ans applicable aux litiges relevant du Code du travail avant l’ordonnance de 2017.

Ainsi, au cœur de l’affaire se pose la question du délai de prescription applicable : celui de l’article L1471-1 du Code du travail, qui prévoit un délai de deux ans pour les actions relatives à l’exécution ou à la rupture du contrat de travail, ou celui de l’article 2224 du Code civil, qui fixe un délai quinquennal pour les actions personnelles.

À l’inverse des demandeurs au pourvoi, la salariée faisait valoir que son action, tendant à établir une situation de co-emploi, relevait de la prescription de droit commun prévue par le Code civil.

III. Solution.

La Cour de cassation rejette le pourvoi.

Elle rappelle que l’action tendant à la reconnaissance d’un co-emploi constitue une action personnelle soumise à la prescription quinquennale de droit commun.

La cour précise également que le point de départ de ce délai est fixé à la date à laquelle la salariée a eu connaissance des faits révélant la fraude, à savoir le montage destiné à éluder des obligations patrimoniales.

Ainsi, l’action introduite par la salariée en 2016, soit moins de cinq ans après la découverte de ces faits, n’était pas prescrite.

IV. Analyse.

Cette décision illustre une articulation subtile entre droit civil et droit du travail. En qualifiant l’action en reconnaissance de co-emploi d’action personnelle, la cour affirme l’autonomie de ce type de litige par rapport au contrat de travail stricto sensu.
Tout d’abord, concernant la définition du co-emploi, cette dernière exclut la caractérisation d’un lien de subordination, pourtant constitutif du contrat de travail.

La cour réaffirme qu’une société ne peut être qualifiée de co-employeur que dans des conditions strictes.

En dehors d’une coordination économique nécessaire entre sociétés ou d’un état de domination économique, il faut démontrer une immixtion permanente de l’entité prétendue co-employeur dans la gestion économique et sociale de la société employeur, menant à une perte totale d’autonomie de cette dernière.

Ainsi, le salarié doit prouver cette ingérence permanente et non l’existence d’un contrat de travail avec le prétendu co-employeur.

Dans un second temps, concernant l’effet interruptif d’une première action judiciaire sur une seconde, la Cour rappelle que l’interruption est subordonnée à l’identité des parties et des actions. Selon l’article 2245 du Code civil, l’interpellation judiciaire d’un débiteur solidaire interrompt la prescription pour tous les codébiteurs.

Cependant, cette solidarité n’est pas reconnue entre coemployeurs dans les sociétés en participation. Ainsi, la première instance introduite par la salariée, dirigée contre une société différente, n’a pas interrompu la prescription applicable à la seconde action.

Cette décision illustre la rigueur des conditions pour établir l’interruption de la prescription dans le cadre des litiges relatifs au travail.

Enfin, concernant les critères permettant de distinguer entre ces deux délais de prescription, la Cour a considéré que l’action visant à caractériser une situation de co-emploi relève de l’article 2224 du Code civil, car elle tend à établir une relation contractuelle spécifique.

En revanche, la cour considère que les demandes relatives à l’exécution et à la rupture du contrat de travail relèvent de la prescription biennale prévue par l’article L1471-1 du Code du travail. Dans ce cas, en tenant compte des dispositions transitoires de la loi du 14 juin 2013, le délai pour agir expirait le 17 juin 2015. Ainsi, lorsque la salariée a saisi le conseil de prud’hommes en 2016, ses demandes étaient prescrites.

Dans le cas présent, la Cour a fait le choix du délai quinquennal, associé à la découverte de la fraude et aux situations des litiges concernant des prestations de travail fournies sans contrat régularisé et valide l’analyse de la Cour d’appel, estimant que la prescription de droit commun de l’article 2224 du Code civil s’applique.

La salariée ayant agi avant l’expiration de ce délai, son action a été jugée recevable.

Ces différenciations soulignent que le cadre factuel et juridique des relations de travail impacte directement la prescription applicable.

Ce délai permet une meilleure protection des salariés face à des manœuvres complexes et souvent dissimulées par les employeurs.
Ainsi, les lois spéciales ne dérogent pas systématiquement aux lois générales, surtout lorsqu’il s’agit de garantir des droits fondamentaux tels que l’accès à la justice dans des affaires de fraude.

Toutefois, cette position soulève des interrogations sur l’uniformisation des délais de prescription en matière de contentieux du travail, notamment lorsque les faits révèlent un enchevêtrement entre relations contractuelles et abus de droit.

Source :
Cass. soc., 15 janvier 2025, n° 23-11.765

Frédéric Chhum, avocat et ancien membre du Conseil de l’ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021)
Elise de Langlard, juriste

Chhum Avocats (Paris, Nantes, Lille)
chhum chez chhum-avocats.com
www.chhum-avocats.fr
http://twitter.com/#!/fchhum

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Notes de l'article:

[1NDLR : Le co-emploi est un concept élaboré par la jurisprudence permettant de reconnaître qu’un salarié a plusieurs débiteurs des obligations découlant du Code du travail et d’imputer ainsi certaines obligations et responsabilités à une personne autre que celle qui a signé le contrat de travail (source : Village de la Justice).

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