Seule la preuve de l’existence de manquements suffisamment graves empêchant la poursuite du contrat de travail fait produire à la prise d’acte les effets d’un licenciement sans cause réelle ni sérieuse voir nul en cas de discrimination ou violation d’une liberté d’ordre public.
En 2018, les décisions rendues témoignent d’une grande vivacité de ce mode de rupture malgré la sanction radicale en cas de requalification en démission.
En effet, sans preuve d’un manquement suffisamment grave empêchant la poursuite du contrat de travail, la prise d’acte ne produira que les effets d’une démission avec toutes les conséquences qui en découlent et principalement l’absence d’ouverture de droit immédiat à allocation de retour à l’emploi mais aussi les dommages et intérêts éventuels qui peuvent être demandés par l’employeur pour préavis non effectué.
Quels sont les manquements jugés suffisamment graves pour faire produire à la prise d’acte les effets d’un licenciement nul ou sans cause réelle ni sérieuse ?
I. La modification unilatérale du contrat de travail du salarié : salarié protégé et non protégé.
2 décisions retiennent l’intention :
• Celle relative aux salariés protégés qui bénéficient d’une protection renforcée puisqu’aucune modification de leur contrat de travail ou même un simple changement de leurs conditions de travail ne peuvent leur être imposés, le salarié protégé pouvant alors considérer cette modification comme discriminatoire. [2]
Dans cette décision, un gestionnaire de paie nommé conseiller des salariés constate au retour d’une mise à pied dont il a fait l’objet que ses missions ont été modifiées, il prend acte de la rupture de son contrat de travail.
La Cour de Cassation casse l’arrêt d’appel qui avait jugé que la prise d’acte effectuée par le salarié produisait les effets d’une démission aux motifs que le salarié avait indiqué son intention de quitter l’entreprise pour un nouvel emploi et qu’il n’avait pas contesté la modification de son poste qui n’avait duré que 20 jours avec maintien de son salaire alors que : « Le salarié avait exercé des fonctions d’Administrateur… que lors de son retour après la mise à pied de nouvelles missions lui avait été attribuées…ce dont (la Cour) aurait dû déduire l’existence de manquements suffisamment graves de nature à empêcher la poursuite du contrat de travail ». [3]
Retenons que l’annonce d’un départ pour une future embauche ne prive pas le salarié du bien fondé de sa prise d’acte (voir également ci-dessous III- le silence du salarié ne vaut pas consentement aux manquements subis).
• S’agissant ensuite d’un Journaliste animant deux émissions hebdomadaires qui démissionne puis informe son employeur dans un second courrier avoir pris acte de la rupture de son contrat de travail invoquant le retrait d’une partie de ses attributions nonobstant l’absence de modification de sa rémunération et de sa qualification.
La Cour d’Appel analysant les pièces produites relève que « les méthodes nouvellement adoptées par la société avaient impliqué une modification profonde de l’exécution du contrat de travail, dépossédant le salarié d’une part essentielle de ses prérogatives…l’employeur avait manqué de loyauté et ce manquement était suffisamment grave pour justifier la prise d’acte de la rupture », ce que la Cour de Cassation confirme dans son arrêt du 7 mars 2018 [4].
II. Des faits anciens remontant à 14 mois justifient la prise d’acte du salarié.
Deux arrêts intéressants concernent l’ancienneté des faits à l’appui de la prise d’acte du salarié :
• Dans le 1er arrêt, des faits anciens allant jusqu’à 14 mois sont retenus comme manquements graves de l’employeur.
Un Chef Comptable devenu Directeur Comptable prend acte de la rupture de son contrat de travail, ce que l’employeur conteste devant la Cour de Cassation aux motifs que les faits dénoncés par le salarié seraient anciens, une mutation intervenue 6 mois avant la demande de résiliation judiciaire transformée en prise d’acte par le salarié, le rattachement hiérarchique de ses équipes comptables des régions Ile de France et Méditerranée au Responsable Administratif et Financier 14 mois avant sa demande de résiliation judiciaire et celui de son équipe comptable région Ouest à ce même Responsable 3 mois avant sa demande de résiliation judiciaire, manquements anciens pour l’employeur, ne caractérisant pas des manquements graves rendant impossible le maintien du contrat de travail.
La Cour de Cassation ne retient pas le motif tiré de l’ancienneté des faits et confirme l’arrêt d’appel aux motifs que « du fait des réorganisations successives d’activité opérées par l’employeur…le salarié avait subi de multiples modifications de son contrat de travail ayant pour conséquence une réduction de ses responsabilités hiérarchiques, même si ses fonctions avaient été officiellement maintenues suite à la réorganisation, (la Cour d’Appel) a pu retenir l’existence de manquements suffisamment graves de l’employeur empêchant la poursuite du contrat de travail ». [5]
• Dans la seconde décision des manquements de l’employeur antérieurs de plus d’un an à la lettre de démission qui ne contenait aucune réserve sont jugés suffisamment graves pour justifier la prise d’acte du salarié : « Attendu… que Monsieur X… a été engagé en qualité de médecin anesthésiste… puis nommé… Chef du service d’anesthésie… Attendu que pour dire que la démission était claire et non équivoque, l’arrêt retient que les différends opposants le salarié à son employeur,… sont antérieurs de plus d’un an à la lettre de démission qui ne contenait aucune réserve et qu’aucun élément ne vient étayer le lien entre les manquements invoqués et l’acte de démission ;
Qu’en statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté que le salarié avait précisé dans une lettre… que sa démission résultait de l’absence de réponse de l’employeur, après une année de conflit aux graves manquement à la sécurité anesthésique, la cour d’appel… a violé les textes susvisés. » [6]
• Néanmoins, une limite (7 années sans contestation) est apportée par l’arrêt ultérieur du 30 mai 2018 [7] dans lequel la Cour de Cassation considère que : « si l’employeur avait modifié unilatéralement le contrat de travail, le salarié avait exécuté ses nouvelles tâches sans réserve, désaccord ou protestation durant plus de 7 ans, la cour d’appel a pu en déduire que ce manquement n’avait pas été de nature à empêcher la poursuite de la relation de travail ».
Ainsi, en l’absence de toute réaction du salarié durant 7 années à la modification de son contrat de travail, la Cour de Cassation juge qu’il n’y a pas de manquements suffisamment graves pour faire produire à une prise d’acte les effets d’un licenciement sans cause réelle ni sérieuse.
III. Peu importe le silence du salarié, l’absence de protestation de sa part et la rupture rapide du contrat sans laisser à l’employeur le temps de répondre, les manquements graves sont caractérisés.
Le contrat d’une salariée assistante d’exploitation d’une association est transféré à un autre employeur dans le cadre d’un transfert partiel d’activité.
L’employeur contestait l’arrêt d’appel en indiquant que la salarié n’avait travaillé que 5 jours aux nouvelles conditions imposées par l’employeur, sans émettre de protestation sur la modification de sa qualification conventionnelle, qu’elle conteste le 29 janvier 2015 puis prend acte de la rupture de son contrat de travail le 6 février 2015, sans lui laisser le temps de lui répondre..
L’employeur ajoute qu’aucune modification ni des fonctions ni de la rémunération de la salariée n’avait été opérée considérant ainsi sa prise d’acte comme devant produire les effets d’une démission.
Mais la Cour de cassation, ne retenant aucun des arguments de l’employeur confirme l’arrêt d’appel qui avait souverainement considéré que les manquements graves justifiaient la rupture du contrat de travail. [8]
Et précité : en l’absence de contestation du salarié de la modification de son poste qui n’avait duré que 20 jours avec maintien de son salaire . [9]
Retenons que le silence du salarié ne vaut pas acceptation (jurisprudence constante comme en matière d’heures supplémentaires par exemple [10] et que la prise d’acte peut être immédiate sans nécessiter de respecter un temps de réponse de l’employeur, dès lors que le salarié justifie de manquements graves ne permettant pas la poursuite du contrat de travail.
IV. La lettre de prise d’acte ne fixe pas les limites du litige, le juge doit donc examiner tous les manquements invoqués devant lui par le salarié.
C’est une jurisprudence constante qui protège le salarié et lui permet d’évoquer devant le juge d’autres manquements de l’employeur qu’il aurait omis d’indiquer dans sa lettre de démission/prise d’acte mais dont il peut justifier ultérieurement dans le cadre de la procédure judiciaire.
Ainsi, devant le juge tous les manquements reprochés pourront être examinés pour permettre à la prise d’acte du salarié de produire les effets d’un licenciement nul/sans cause réelle et sérieuse.
Deux arrêts confirment cette jurisprudence en 2018 :
• Celui relatif à un ouvrier dont la prise d’acte est qualifiée de démission par la cour d’appel qui considère qu’il n’y a pas lieu de retenir « le grief tiré de l’absence d’habilitation électrique du salarié, aucun des courriers adressés par le salarié ne faisant état de ce reproche et ce dernier n’ayant pas songé à en faire une cause de rupture de son contrat de travail ».
La Cour de cassation casse l’arrêt d’appel au motif que : « l’écrit par lequel le salarié prend acte de la rupture du contrat de travail en raison de fait qu’il reproche à son employeur ne fixe pas les limites du litige, et que le juge est tenu d’examiner les manquements de l’employeur invoqué devant lui par le salarié ». [11].
• Et l’arrêt relatif à un salarié protégé reprochant un délit d’entrave à l’exercice de ses fonctions de délégué du personnel qui n’avait pas été évoqué dans sa lettre de prise d’acte.
La Cour d’appel avait alors considéré que la lettre de prise d’acte fixait les limites du litige mais la cour de cassation casse l’arrêt d’appel au même motif que précédemment « l’écrit par lequel le salarié prend acte de la rupture du contrat de travail en raison de faits qu’il reproche à son employeur ne fixe pas les limites du litige ». [12]
Ainsi, les salariés veilleront à respecter les conditions validées par les juges avant de prendre acte de la rupture de leur contrat de travail rappelées dans cet article et dans le précédent article sur le même sujet. [13]
Celle-ci devra être encadrée de préférence par un avocat spécialiste en droit du travail afin d’éviter aux salariés les graves écueils d’une requalification de cette prise d’acte en démission.
Discussions en cours :
La prise d’acte est une disposition légale particulièrement épineuse qu’il convient de mettre en œuvre avec précaution.
Les patrons n’apprécient guère l’audace du salarié qui ose ce défi. Eux, qui ont souvent les moyens d’un conseil juridique, n’hésiteront pas à tout entreprendre pour ne laisser que la démission comme issue malheureuse.
La rupture conventionnelle constitue une solution certainement plus adaptée, surtout lorsqu’un litige se dessine en toile de fonds... à condition bien entendu de rester maître de la négociation. Et ça, c’est une autre paire de manche.
Bonjour,
La prise d’acte est sans nul doute un moyen périlleux de mettre fin au contrat, avec le risque de requalification en démission par les juges et toutes les conséquences qui en découlent comme rappelé dans cet article. Il n’en demeure pas moins que la rupture conventionnelle n’est pas "automatique" mais est conclue d’un commun accord libre et éclairé entre le salarié et son employeur.
Or nombre de salariés sont confrontés au refus de leur employeur de conclure une rupture conventionnelle dans laquelle celui-ci devra régler l’indemnité de licenciement parfois élevée suivant l’ancienneté et la convention collective applicable au salarié. Lorsque la situation n’est plus tenable, le salarié pourra donc, entre autres voies envisageables, prendre acte de la rupture de son contrat de travail, encadré par un avocat de préférence spécialiste en droit du travail.
C’est l’objet de cet article, présenter une autre voie de rupture possible, certes non sans risques rappelés, mais qui a le mérite d’exister et d’aboutir comme le démontre la jurisprudence précitée, grâce au pragmatisme des Juges.
En vous remerciant de votre lecture attentive,
Judith Bouhana
Avocat spécialiste en droit du travail
Défense des salariés
www.bouhana-avocats.com
Les nouvelles règles de droit des obligations contraignent le créancier à adresser une mise en demeure. Pour moi pas d’application à la prise d’acte. Qu en pensez vous ?
Christine
CPH du salarié
Le 14 février à 10:45 Christine a écrit :
Mise en demeure
Les nouvelles règles de droit des obligations contraignent le créancier à adresser une mise en demeure. Pour moi pas d’application à la prise d’acte. Qu en pensez vous ?
Christine
CPH du salarié
Bonjour,
Je suis d’accord avec vous ce que vient de confirmer la cour de cassation.
En savoir plus : https://www.village-justice.com/articles/prise-acte-salarie-2019,31213.html
Judith Bouhana
Avocat spécialiste en droit du travail
Défense des salariés
www.bouhana-avocats.com