Après l’interdiction des marges arrières dans la grande distribution, c’est au monopole des pharmaciens que s’attaque actuellement le groupe E.LECLERC. Lancée le mois dernier, sa nouvelle campagne de communication surfe sur la vague des déremboursements de médicaments et de l’automédication pour réclamer le droit de vendre dans ses parapharmacies pilules et autres gélules non prises en charge par la Sécurité sociale. Déclinée en un spot télévisuel, une affiche et un site internet, on peut y voir des bijoux sertis de médicaments et des slogans tels que « se soigner moins cher » ou encore « avec l’augmentation du prix des médicaments, soigner un rhume sera bientôt un luxe ». Michel-Edouard LECLERC prétendait, dans une conférence de presse du 3 avril 2008 relayée par les médias, pouvoir endiguer cette inflation grâce à la vente en libre service des médicaments de base, promettant même une baisse de 25%.
Non contents de cette campagne, les pharmaciens ont aussitôt crié à la publicité mensongère et subsidiairement au dénigrement contre leur profession. La SAS Univers Pharmacie, un groupement de pharmaciens, a ainsi saisi en référé le président du Tribunal de grande instance de Colmar à compétence commerciale et se sont joints dans la foulée deux syndicats, l’Union nationale des pharmacies de France et l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine, ainsi que la SA Directlabo, un autre groupement de pharmaciens. De son côté, la société coopérative GALEC, le groupement d’achats des centres E.LECLERC, s’est défendue de toute publicité mensongère et de tout acte de concurrence déloyale, invoquant la liberté d’expression.
Par ordonnance de référé du 21 avril 2008, le président du Tribunal de grande instance de Colmar à compétence commerciale a ordonné sous astreinte la cessation de la campagne de communication. Mais saisie par la société coopérative GALEC et par arrêt du 7 mai 2008, la Cour d’appel de Colmar a radicalement infirmé cette décision. Ces deux décisions diamétralement opposées rendent ainsi compte de l’ampleur de la fonction de juger un support de communication.
Le rejet du fondement de la publicité mensongère
Les litisconsorts pharmaciens en appelaient à titre principal à la publicité mensongère. Ce délit est prévu par l’article L. 121-1 du Code de la consommation. Cette disposition a été récemment modifiée par la loi n° 2008-3 du 3 janvier 2008 pour le développement de la concurrence au service des consommateurs. La modification est intervenue suite à un amendement destiné à assurer la transposition de la directive 2005/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2005 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises qui aurait dû intervenir avant le 12 juin 2007. Le projet de loi en faveur des consommateurs présenté en 2006 par Thierry BRETON prévoyait déjà cette modification mais le changement de législature le fit tomber aux oubliettes. C’est désormais chose faite et il ne faut donc plus parler de « publicité trompeuse » mais de « pratique commerciale trompeuse », notion plus vaste ne limitant plus le délit à la seule publicité et entrant dans le champ de la notion plus vaste encore de « pratique commerciale déloyale » définie par le nouvel article L. 120-1 du Code de la consommation.
Si la pratique commerciale déloyale est définie, la pratique commerciale, quant à elle, ne l’est pas. Il faut par conséquent s’en référer à ladite directive : « toute action, omission, conduite, démarche ou communication commerciale, y compris la publicité et le marketing, de la part d’un professionnel, en relation directe avec la promotion, la vente ou la fourniture d’un produit aux consommateurs ». Le législateur ne pouvait pas faire plus vaste et on peut considérer que cette nouvelle notion englobe tout fait de la part d’un professionnel dans le cadre de la réalisation de son activité économique et de ses relations avec les non-professionnels ou consommateurs. Le délit continue d’être puni par l’article L. 213-1 du Code de la consommation : deux ans d’emprisonnement et/ou 37 500 € d’amende. Quoi qu’il en soit de cette modification, elle ne change pas le fond du différend dans la mesure où l’essence même de l’ancienne rédaction se retrouve dans la nouvelle.
Pour la juridiction de première instance, la campagne de communication est une publicité mensongère. Elle considère en effet que « l’ensemble des propos peuvent être qualifiés de pratique commerciale déloyale à l’égard du consommateur sur la base de l’article L. 121-1 du Code de la consommation car ils opèrent une confusion entre les produits vendus en pharmacie et ceux autorisés en parapharmacie, ils reposent sur une présentation de nature à induire en erreur sur l’existence et la disponibilité du médicament en grande surface, enfin ils sont source d’allégations de nature à induire sur les prix ». Elle considère également que « le message tellement simplificateur omet au sens de l’article L. 121-1 du Code de la consommation de cerner loyalement les caractéristiques du produit en faisant croire qu’il suffit d’installer dans les supermarchés un espace dédié sous la surveillance d’un docteur en pharmacie ».
Pour la juridiction d’appel en revanche, la campagne de communication n’est pas une publicité mensongère. Elle considère en effet que « les articles L. 121-1 et suivants du Code de la consommation ne s’appliquent qu’aux pratiques commerciales et spécialement aux publicités que dans la mesure où elles visent à promouvoir la vente d’un bien ou d’un service effectivement proposés sur le marché ». Or, « tel n’est pas le cas de la campagne organisée par le groupe Leclerc qui vise à réclamer le droit de vendre des médicaments non remboursables avec la précision explicite que cette vente est actuellement impossible dans les grandes surfaces et suppose implicitement un changement de législation, actuellement bien hypothétique ».
La solution est d’une logique élémentaire, si élémentaire que la juridiction de première instance ne l’avait sans doute pas vue. Avant de savoir si la campagne de communication était une publicité mensongère, encore fallait-il savoir en effet si la campagne de communication était elle-même une publicité et ce n’est que dans un second temps qu’il aurait fallu, le cas échéant, juger de son éventuel caractère mensonger. A vrai dire, les pharmaciens criant tout de go à la publicité mensongère, la juridiction de première instance s’est laissé prendre au piège, sans se poser la question élémentaire de la qualification : s’agit-il d’une publicité ? La jurisprudence de la Cour de cassation dont la Chambre criminelle est souvent amenée à juger des affaires de publicités mensongères se trouve ainsi parfaitement respectée : « constitue une publicité, au sens de l’article L. 121-1 du Code de la consommation, tout moyen d’information destiné à permettre au client potentiel de se faire une opinion sur les caractéristiques des biens ou services qui lui sont proposés » (Cass. crim., 2 mai 2001, n° 00-84043). C’est également l’application même de la directive 84/450/CEE du Conseil du 10 septembre 1984 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de publicité trompeuse à la lumière de laquelle le juge national doit interpréter les dispositions internes : est une publicité « toute forme de communication faite dans le cadre d’une activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale dans le but de promouvoir la fourniture de biens ou de services, y compris les biens immeubles, les droits et les obligations ». L’objectif de promotion des biens et services commercialisés par le professionnel est ainsi érigé en élément constitutif de la publicité.
On comprend dès lors que la juridiction d’appel ait considéré que faute de promouvoir des médicaments qu’il ne pouvait de toute façon pas vendre, « plutôt qu’une publicité, la communication du groupe Leclerc est constitutive d’une sorte de propagande en faveur d’un changement de législation ». La question du caractère éventuellement mensonger ne se pose donc pas. Quand bien même elle se poserait, considérer que cette communication puisse induire en erreur ou créer une confusion dans l’esprit des consommateurs serait de toute évidence mésestimer les facultés de discernement de ces derniers : l’ironie, l’humour et la dérision de cette communication ne font aucun doute. La voix off et le message final du spot télévisuel annoncent en effet : « Leclerc demande que ses docteurs en pharmacie puissent vendre des médicaments non remboursés à prix Leclerc ». Le message est sans doute réducteur en ce qu’il ne rend pas compte de tout le débat mais il ne laisse en tous les cas aucun doute possible sur le sens de la campagne de communication : le groupe E.LECLERC demande et il se contente simplement de le faire savoir. Il est vrai que « cette campagne valorise indirectement les activités de parapharmacie effectuées dans les magasins Leclerc » et profite au groupe Leclerc en faisant parler de lui. Mais « une telle valorisation ne comprend pas d’éléments trompeurs précis » et pour cause, il ne s’agit pas d’une publicité promouvant directement les magasins Leclerc.
Le rejet du fondement de l’acte de concurrence déloyale par dénigrement
Les litisconsorts pharmaciens en appelaient à titre subsidiaire à l’acte de concurrence déloyale par dénigrement. Cette notion est fondée sur les articles 1382 et 1383 du Code civil. Si la concurrence est libre en vertu du principe de liberté du commerce et de l’industrie, principe issu du d)cret d’Allarde des 2 et 17 mars 1791 et promu au rang de principe à valeur constitutionnelle depuis la décision n° 81-130 DC du 16 janvier 1982 « loi de nationalisation » du Conseil constitutionnel, elle doit en effet être loyale. Ainsi « l’abus de la liberté du commepce, causant volontairement ou non un trouble commercial, constitue un acte de concurrence déloyale ou illicite » sanctionné par la responsabilité civile (Cass. com., 22 octobre 1985, n° 83-15096).
Pour la juridiction de première instance, il y a abte de concurrence déloyale et, plus précisément, dénigrement. Elle considère en effet que « la zpossibilité d’une lecture au second degré, en l’absence de toutes nuances, n’est pas rapportée ». Elle considère également que « la publici4é litigieuse (…) accuse indirectement les seules pharmacies d’officine et de façon générale d’être à l’nrigine de la baisse du pouvoir d’achat en rappelant évidemment et constamment que les prix Leclerc sont les plus bas », qu’elle « fait l’impasse sur la complexité de la définition du médicament, les motifs du monopole et surtout la sécurisation du circuit de fabrication et de distribution du médicament constamment renforcé par les pouvoirs publics » et qu’en particulier, « il est omis volontairement sur le circuit des prix du médicament d’in4erpeller les industriels, les gpossistes également à l’origine de la fixation de la marge bénéficiaire et de la hausse des prix, sans évoquer même l’augmentation de la TVA ». Elle considère en outre que « l’ensemble des publicités qui qtigmatisent nécessairement et évidement les pharmaciens d’officine au regard des hausses de prix spectaculaires permettent également dans le même temps de favoriser la parapharmacie où la SC GALEC détient des parts de marché et est en concurrence directe avec les demanderesses ». C’est ainsi qu’elle juge que « ces éléments constitutifs sont à l’origine d& !8217 ;un dénigrement à l’égard des pharmaciens d’officine ».
Pour la juridiction d’appel en revanche, il n’y a pas acte de concurren`e déloyale et donc pas dénigrement. Elle considère en effet que « l’allégation d’ule concurrence déloyale est manifestement sans portée puisqu’il n’y a précisément pas de concurrence en l’état actuel dans la distribution des médicaments au détail » et qu’en tout état de cause, « une telle discussion reste effectivement ouverte mais il n𔄂est pas possible de considérer a priori que l’allégation d’un effet bénéfique d’une ouverture à la concurrence est manifestement fausse et, à supposer même qu’il en soit ainsi, qu’une telle allégation fausse constitue automatiquement un acte illicite générateur d’un préjudice manifeste ». Elle considère au contra(re que « l’allégation d’une hausse des médicaments qui ne sont plus remboursés est corroborée par la Commission des comptes de la sécurité sociale et la Mutualité française l’a effectivement chiffrée à 36% pour 2006 », que « l’allégation d’un effet positif de la concurrence pour neutraliser les effets d’une telle hausse est probablement réductrice aussi mais il ne s’agit pas pour autant d’un véritable dénigrement des titulaires d’officines » et qu’ « attribuer cette hausse !ux seuls titulaires d’officines serait probablement inexact mais dans une mesure qui reste cependant à préciser ».
Ic) encore la solution est d’une logique élémentaire, si élémentaire qu’on peine à comprendre comment la juridiction de première instance a pu à nouveau se méprendre. Avant de savoir si la campagne de communication était un acte de concurrence déloyale, encore fallait-il savoir en effet si la campagne de communication était elle-même un acte de concurrence et ce n’est que dans un second temps qu’il aurait fallu, le cas échéant, juger de son éventuel caractère déloyal. On ne saurait que trop rappeler qu’il n’y a concurrence entre deux opérateurs économiques que s’ils opèrent sur un même marché. Or, en l’espèce, le groupe E.LECLERC n’opère pas sur le marché des médicaments puisque celui-ci relève exclusivement des pharmaciens, détenteurs d’un monopole au sens de l’article L. 4211-1 du Code de la santé publique. Il ne peut dès lors être regardé comme un concurrent de ces derniers. Il est vrai en revanche qu’il y a concurrence entre eux sur le marché de la parapharmacie. Mais la parapharmacie n’est pas l’objet du débat. Comme l’a clairement distingué la juridiction d’appel, l’objet de la campagne de communication est et reste les médicaments et ce n’est qu’indirectement, par effet de ricochet que les parapharmacies Leclerc profitent des retombées de cette campagne.
En tout état de cause, la juridiction d’appel rappelle qu’ « il n’est pas permis aux juridictions d’arbitrer abstraitement des débats d’idées en censurant des inexactitudes susceptibles d’être prononcées dans de tels débats mais seulement de faire cesser des troubles manifestement illicites et d’en organiser le cas échéant la réparation » et que « le débat reste ouvert et permis et la liberté d’expression est normalement de principe, rappel étant fait surabondamment qu’elle est effectivement garantie par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ». C’est ainsi qu’elle juge que « l’image d’une parure faite de pilules et de gélules est sans doute d’une ironie un peu agressive mais elle ne dépasse pas manifestement les limites de ce qui est permis en matière d’expression humoristique ».
La campagne de communication est en définitive replacée à sa juste valeur : un simple moyen d’expression voire de pression sur le sujet de la libéralisation de la vente de certains médicaments. On remerciera d’ailleurs la juridiction d’appel d’avoir rappelé qu’il n’appartient pas aux juges de s’ériger en arbitres des débats d’idées et de dire qui a tort, qui a raison. Cette campagne aurait été lancée exactement dans les mêmes termes par un collectif d’enrhumés en colère que les litisconsorts pharmaciens n’auraient jamais eu l’idée d’invoquer la publicité mensongère ou la concurrence déloyale. C’est le fait que son annonceur ait été le groupe E.LECLERC lui-même qui a induit en erreur les pharmaciens et la juridiction de première instance.
Au demeurant, celle-ci a entendu placer à un niveau manifestement très bas le curseur de l’admissible sur l’échelle de la liberté d’expression. Le caractère ironique et humoristique, tournant en dérision le sujet, saute aux yeux de quiconque, y compris du juge des référés, juge de l’évidence. A côté des Guignols ou des caricatures de Mahomet qui n’ont pas été censurés par la justice, cette campagne de communication fait bon enfant. La juridiction d’appel a ainsi fait une exacte application de la jurisprudence de la Cour de cassation qui vient d’ailleurs de rendre deux arrêts favorables à Greenpeace contre ESSO et Areva : ni le fait d’écrire les S de ESSO sous la forme du symbole du dollar, ni le fait d’associer le A de Areva à une tête de mort et des poissons morts n’ont été jugés comme un usage abusif de la liberté d’expression (Cass. com., 8 avril 2008, n° 06-10961 et n° 07-11251). On peine donc à croire que la Cour de cassation, que les pharmaciens veulent désormais saisir, puisse juger qu’en l’espèce, le groupe E.LECLERC ait dépassé les limites de la liberté d’expression.
Bertrand BAHEU-DERRAS
Elève-avocat au barreau de Paris