Village de la Justice : Quelles ont été les motivations pour lancer cette action collective ?
Elisabeth Gelot : « Pourquoi maintenant ? Parce que la crise sanitaire a considérablement modifié la donne pour les avocats et les magistrats. Les avocats entrent dans une crise financière inédite, tandis que les magistrats sont confrontés à un engorgement inégalé des juridictions. Les premiers vont avoir besoin de faire des économies tout en essayant de préserver la qualité de leurs défenses, et les seconds ont besoin de gagner du temps dans le traitement des dossiers.
Il faut trouver des solutions, et permettre aux avocats d’accéder gratuitement aux bases de données de jurisprudences des juridictions [1]. Cela permet à la fois à ces derniers d’économiser sur certains abonnements, et aux magistrats de gagner du temps sur les recherches.
Par ailleurs, je trouve sidérant qu’à l’heure où le budget de la Justice fait figure de peau de chagrin, les ressources mises à disposition par les pouvoirs publics ne soient pas mutualisées entre tous les auxiliaires de justice. La bonne utilisation des deniers publics implique ici d’optimiser !
Il est enfin choquant que seuls les cabinets les plus aisés aient aujourd’hui accès à des bases de données permettant de connaître précisément la jurisprudence des juridictions de première instance et d’appel, quand on sait le poids crucial de cette donnée sur l’issue des contentieux… »
Quelle sera votre ligne de défense ?
« Il s’agit moins d’une ligne de défense que d’un argumentaire à ce stade.
En effet, cette action n’est pas contentieuse. Dans un premier temps, il s’agit d’adresser collectivement une demande aux autorités compétentes [2] pour obtenir un droit d’accès gratuit aux bases de données de jurisprudences des juridictions.
Notre argumentaire s’appuie sur :
Le principe d’égalité, et plus précisément l’égalité des auxiliaires de justice dans l’accès à la jurisprudence. Le Conseil d’Etat a eu d’ailleurs récemment l’occasion de rappeler que les avocats, en leur qualité d’auxiliaires de justice, tout comme les magistrats, concourent au service public de la justice [3]. Traiter différemment les magistrats et les avocats, en matière d’accès à la jurisprudence, est injustifié, et est dans le contexte actuel, inopportun.
Les recommandations de la CNIL : La CNIL a d’ores et déjà eu l’occasion de se prononcer sur l’accès à JuriCA, non seulement par des magistrats, mais par d’autres professionnels. Les recommandations de la CNIL en matière d’accès aux décisions non anonymisées ne font pas obstacle au droit d’accès que nous sollicitons dans le cadre de cette action [4], dès lors que celui-ci est encadré par des garanties spécifiques [5].
Le statut particulier des avocats : Contrairement à d’autres bénéficiaires ayant d’ores et déjà conventionnellement accès à ces bases de données [6], les avocats sont déontologiquement soumis au principe de probité, qui proscrirait la violation de ces garanties, avec des sanctions radicales à la clé (suspension ou radiation).
Vous l’aurez compris, il ne s’agit donc ni de s’appuyer sur les dispositions relatives à l’Open Data [7], ni sur les dispositions relatives à la communication des documents administratifs et aux archives [8]. »
Selon vous que pensent les magistrats de cette idée de partage des bases de données jurisprudentielles des juridictions ?
« Les magistrats avec qui j’en ai parlé n’y sont pas par principe opposés.
Un bon nombre d’entre eux ignorent la difficulté des avocats pour accéder aux décisions de première instance et d’appel.
Du côté des magistrats administratifs, certains s’étonnent de la mauvaise qualité des recherches des avocats, imputant cela à un manque de diligence, alors qu’il s’agit en réalité d’un défaut d’accès aux décisions pertinentes !
Les spécificités de la procédure administrative rendent centrales la question de l’accès à la jurisprudence (procédure écrite etc).
En revanche, du côté des magistrats judiciaires, l’intérêt de l’accès à ces bases de données est selon eux à relativiser en fonction des matières (au pénal par exemple, le travail de recherches est moins important au vu de l’oralité de la procédure), et au regard du champ couvert par JuriCA (puisque cette base de données est beaucoup moins exhaustive que Ariane et Ariane Archives). »
Pourquoi n’existe t-il pas déjà des bases communes aux deux professions de données jurisprudentielles des juridictions ?
« Très bonne question, à laquelle malheureusement je n’ai pas de réponse…
Il faudrait interroger nos instances représentatives respectives et le Ministère de la Justice sur ce point. »
Si vous obtenez gain de cause, n’avez-vous pas peur que d’autres entités (ex : les LegalTech, les éditeurs, les assureurs...) demandent également à avoir accès à ces bases de données jurisprudentielles ? Et à l’inverse pourquoi votre action collective ne s’adresse qu’aux avocats ?
« L’argumentaire de cette action n’est valable que pour les avocats, au regard de leur statut (et des garanties qu’il présente) et de leur qualité d’auxiliaire de justice.
Il n’est ni valable pour le public, ni pour les autres acteurs du marché du droit (éditeurs, legaltech). D’abord dans la mesure où ces bases de données ne sont pas anonymisées, les risques d’atteinte à la vie privée seraient trop importants. Ensuite, les traitements que sont susceptibles de mettre en œuvre ces acteurs sont également bien distincts de l’usage qu’en ferait les avocats dans le cadre de leur mission de conseil et de représentation ! »
Pensez-vous que le décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 relatif à l’Open data des décisions de justice [9] aura une incidence quant à l’avenir de l’action collective intentée ?
« Ce décret n’a pas d’incidence sur le fondement et l’opportunité de notre action.
Il fixe les modalités de l’open data mais renvoie à un arrêté du garde des Sceaux pour déterminer "pour chacun des ordres judiciaire et administratif et le cas échéant par niveau d’instance et par type de contentieux, la date à compter de laquelle les décisions de justice sont mises à la disposition du public" (art. 9).
Or si l’on en croit les différentes déclarations en début d’année des magistrats de la Cour de cassation, très concrètement, ce n’est pas pour demain (le chantier de l’anonymisation est monstrueux et les process encore en cours de définition...).
L’objet de cette action est bel et bien de permettre aux avocats d’accéder, tout comme les magistrats, aux décisions de première et seconde instance non anonymisées, sans attendre l’entrée en vigueur effective de l’Open Data. »
Pour aller plus loin dans la prise de connaissance de cette action collective, rendez-vous au lien suivant : "Action collective pour un égal accès des avocats à la jurisprudence".
Discussion en cours :
Il convient de noter que les experts de justice ont également besoin d’accéder à la jurisprudence afin que leur avis technique corresponde au mieux à l’attente judiciaire.
Thierry Mignot expert national en acoustique (thierrymignot.com)