1. Décision du 19 juillet 2016 de la Commission européenne.
Le 19 juillet 2016, la Commission européenne a condamné 5 constructeurs de camions (Man, Volvo/Renault Trucks, Iveco, Daimler et Daf) au paiement d’amendes pour avoir commis des pratiques anti-concurrentielles (une entente sur les prix ).
Au regard de la gravité des manquements, les amendes prononcées ont été historiquement importantes (près de 3 milliards d’euros, sans compter l’amende prononcée contre Scania, celle-ci ayant fait le choix de ne pas s’engager dans une procédure de clémence).
L’infraction a notamment consisté à conclure des arrangements collusoires sur la fixation des prix bruts des camions de plus de 6 tonnes (entre 6 et 16 tonnes (« utilitaires moyens ») ou pesant plus de 16 tonnes (« poids lourds »), qu’il s’agisse de porteurs ou de tracteurs) dans l’espace de l’Union européenne entre le 17 janvier 1997 et le 18 janvier 2011.
L’infraction ainsi commise a entraîné une augmentation du prix des camions en Europe et donc des coûts supplémentaires pour ceux qui les avaient acquis sur la période considérée.
2. Préjudice des transporteurs routiers européens.
Face à ce constat, la Commissaire à la concurrence à la Commission européenne a déclaré :
« Cette entente a porté préjudice à un très grand nombre de transporteurs routiers en Europe, étant donné que SCANIA et les autres constructeurs impliqués dans l’entente produisent plus de 9/10 de camions de poids moyen et lourd vendu en Europe. Ces camions représentent environ trois quarts du transport intérieur de marchandises en Europe et jouent un rôle essentiel dans l’économie européenne. Au lieu de s’entendre sur les prix, les constructeurs de camions auraient dû se faire concurrence, y compris en ce qui concerne les améliorations sur le plan de l’environnement » [1].
Ainsi, si les infractions commises ont d’ores et déjà été sanctionnées par la Commission européenne, la réparation des préjudices subis par les acquéreurs des camions est également indispensable au rééquilibrage du marché.
Ainsi que cela a été rappelé par la Directive 2014/104, transposée en droit national par l’ordonnance du 9 mars 2017, lorsqu’une décision définitive de la Commission constate une infraction au droit de la concurrence, la juridiction nationale saisie d’une action en dommages et intérêts du fait de cette pratique ne peut, conformément au paragraphe 1 de l’article 16 du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002, prendre une décision qui irait à l’encontre de celle adoptée par la Commission.
La Commission européenne a également rappelé qu’
« une décision de la Commission constitue une preuve contraignante de l’existence et du caractère illicite des pratiques en cause. Même si la Commission a infligé des amendes aux entreprises concernées, des dommages et intérêts peuvent être accordés sans que le montant en soit réduit en raison de l’amende infligée par la Commission » [2].
Diverses actions visant à réparer le préjudice subi par les entreprises ayant acheté des camions sur la période du cartel ont ainsi été introduites dans des Etats membres de l’Union européenne.
3. Difficultés probatoires rencontrées par les transporteurs.
Toutefois, compte tenu du caractère secret des pratiques anti-concurrentielles, il est extrêmement difficile pour les victimes des infractions d’évaluer le préjudice qu’elles ont subi.
En effet, les victimes ne disposent pas des éléments leur permettant de déterminer avec précision les conséquences des pratiques anti-concurrentielles sur le marché des camions dans les catégories susvisées, c’est-à-dire le surprix appliqué par les membres du cartel sur les produits concernés.
Selon la Cour d’appel de Paris, l’évaluation du préjudice subi du fait d’une pratique anticoncurrentielle suppose une comparaison de la
« situation réelle, dans laquelle la pratique anticoncurrentielle s’est produite, avec celle "contrefactuelle" qui aurait été constatée en l’absence de pratique anticoncurrentielle. Il s’agit de replacer le marché, puis le demandeur en réparation, dans une situation virtuelle, non observable ».
Les méthodes économétriques nécessitent ainsi un grand nombre de données, lesquelles sont :
souvent rendues inaccessibles par l’ancienneté du début de l’infraction (le cartel ayant débuté en 1997),
ou simplement impossibles à collecter pour un demandeur seul, s’agissant de milliers de données relatives au prix des camions appliqués durant et en dehors de la période du cartel. En effet, celles-ci sont par définition inaccessibles aux victimes.
Pour palier ses difficultés, des transporteurs ont envisagé plusieurs solutions.
4. Communication de pièces sous astreinte.
En 2019, une société avait sollicité la communication de pièces du dossier de la Commission européenne afin d’évaluer au mieux l’étendue de son préjudice et palier l’asymétrie d’informations entre demandeur et défendeurs.
Dans son arrêt du 25 octobre 2019, la Cour de Paris a énoncé qu’un requérant - qui a acquis des camions pendant la durée de l’entente sanctionnée par la Commission européenne – est, de ce seul fait, « légitime » à constituer un dossier pour agir en dommages et intérêts [3].
La Cour de cassation ne l’a pas contredite sur ce point mais l’a invité à procéder à un contrôle de proportionnalité [4].
Il sera observé que seule la société Renault Trucks avait été mise dans la cause. Alourdissant la procédure, plusieurs sociétés (concernées par la décision de la Commission européenne du 19 juillet 2016) sont intervenues volontairement.
Après avoir admis leur intervention, la Cour de cassation a statué en ces termes :
« En se déterminant ainsi, par la seule référence à l’utilité des pièces et à leur caractère confidentiel à l’égard de la seule société Renault Trucks, sans rechercher, ainsi qu’il lui incombait, si leur communication était proportionnée au regard, d’une part, de la protection du caractère confidentiel des éléments de preuve retenus concernant les tiers à la procédure envisagée par la société Eiffage infrastructures, d’autre part, de la préservation de l’efficacité du droit de la concurrence mis en œuvre dans la sphère publique, la cour d’appel a privé sa décision de base légale. »
Il reviendra ainsi à la Cour d’appel de renvoi le soin de déterminer les contours de ce contrôle de proportionnalité.
En toute hypothèse, la collecte de ces pièces ne constitue qu’une étape. Il semble, en effet, préférable que celles-ci soient soumises à l’analyse d’un expert, à même de reconstituer la situation économique virtuelle.
5. Désignation d’un expert judiciaire.
Dans l’affaire ayant fait l’objet de l’arrêt en date du 23 octobre 2020 de la Cour d’appel de Paris [5], les transporteurs avaient principalement sollicité la désignation d’un expert judiciaire afin de permettre l’évaluation de leur préjudice du fait de l’acquisition de 39 camions achetés sur la période du cartel.
Seule la société Renault Trcuks avait été mise en cause. La société Daf est intervenue volontairement pour solliciter un sursis à statuer dans l’attente de l’issue du recours de la société Scania (pour mémoire, celle-ci n’a pas suivi la procédure de clémence).
Dans son ordonnance en date du 29 octobre 2019, le Président du Tribunal de commerce de Lyon a débouté les requérantes de leurs demandes au motif qu’elles ne justifieraient pas d’un intérêt à agir.
Ce dernier a retenu que :
Les faits remonteraient à plus de 7 ans,
La Commission européenne n’aurait pas analysé les effets sur les acheteurs « du cartel de camion »,
Les sociétés requérantes ne justifieraient pas d’un préjudice s’agissant de contrats de crédit-baux.
Par ailleurs, le Président du Tribunal de commerce a condamné les transporteurs au paiement des sommes suivantes au titre de l’article 700 du Code de procédure civile :
7 000 € au profit de la société Renault Trucks,
3 000 € au profit de la société Daf (au bénéfice d’une société qui n’a pas été mise en cause par les requérantes mais qui a souhaité intervenir volontairement).
En cause d’appel, les requérantes ont maintenu leurs demandes (expertise judiciaire, communication de pièces, provision à valoir sur leurs préjudices et provision à valoir sur les frais d’expertise).
Reprenant l’argumentation des transporteurs, la Cour d’appel a rejeté la demande de sursis à statuer de la société DAF au motif que
« la décision du 19 juillet 2016 (affaire AT.39824) est définitive à l’égard des sociétés Renault Trucks et DAF Trucks NV ainsi que de plusieurs autres industriels. Seules les sociétés du groupe Scania ont décidé de ne pas transiger avec la Commission, en introduisant, le 11 décembre 2017, un recours en annulation de la décision de la Commission du 27 septembre 2017 qui les concerne elles seules. L’issue de cette procédure étant sans incidence sur le caractère définitif de la décision. »
Néanmoins, la Cour d’appel a rejeté la demande d’expertise judiciaire [6].
En synthèse, la Cour a retenu, en premier lieu, qu’en se fondant sur les dispositions de transposition de la Directive européenne, l’action serait vouée à l’échec dans le cadre d’une procédure au fond.
Ces récentes dispositions – introduites pour favoriser les recours des victimes de pratique anticoncurrentielles – pouvaient néanmoins éclairer les magistrats dans l’appréciation du préjudice subi et du lien de causalité.
La Cour – qui y était pourtant invitée – n’a pas statué sur le droit antérieur et la mise en cause de la responsabilité des fabricants de camion sur des fondements de droit commun.
La Cour ajoute que l’expertise judiciaire serait en toute hypothèse « dépourvue d’utilité » dans la mesure où tous les fabricants de camions (notamment « Iveco » et « Mercedes ») et les crédits bailleurs n’étaient pas dans la cause.
La solidarité qui pèse entre les co-auteurs d’une infraction anti-concurrentielle n’aurait-elle pas pu permettre de contourner cette difficulté ?
En toute hypothèse, ces anticipations de la Cour étaient-elles justifiées ? Un requérant qui se plaint de désordres doit-il avant toute expertise judiciaire mettre en cause tout responsable éventuel, voire les intermédiaires ?
En l’espèce, il n’est pas certain que l’expert judiciaire désigné aurait demandé à voir mettre en cause tous les acteurs de la chaîne de distribution pour mener sa mission à terme.
De surcroit, un examen des faits de l’espèce permet de constater que sur les 39 camions visés dans la procédure, seuls 5 avaient été acquis auprès d’Iveco et de Mercedes.
L’expertise pouvait donc être justifiée pour les camions acquis auprès de Renault et de Daf. La Cour d’appel n’a néanmoins pas motivé le rejet de la demande d’expertise concernant ces camions.
Enfin, sur le plan pratique, la mise en cause de tous les acteurs de la chaîne de distribution et de l’ensemble des fabricants aurait été particulièrement coûteuse et aurait impliqué nombre de traductions et de signification à l’étranger.
***
S’ajoute donc aux difficultés probatoires, le coût élevé de l’ensemble des dépens à avancer : obstacles de nature à décourager !
C’est ainsi qu’en France, les décisions restent rares.
Les tribunaux de commerce espagnols ont de leur côté été amenés à accorder des indemnisations [7].
Affaire à suivre !