Arret Nestlé : rupture brutale d’une relation commerciale établie et critères de qualification.

Par Antoine Cheron, Avocat.

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Explorer : # rupture commerciale # relation commerciale établie # préavis

Parmi les situations économiques de dépendance individuelles, restrictives de concurrence, l’article L.442-6-I, 5° du Code de commerce prévoit l’encadrement de la rupture des relations commerciales établies entre partenaires économiques. Cette notion de rupture de la « relation commerciale établie » donne lieu à un important contentieux judiciaire, de la même façon que celle de « déséquilibre significatif », objet d’âpres discussions jurisprudentielles, prévue elle aussi à l’article L.442-6 du même Code.

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Au fil de ses arrêts la Cour de cassation a entendu donner une interprétation équilibrée de cet article, à mi-chemin entre « une forme atténuée de dirigisme » voulue par le législateur et une logique excessive de l’économie de marché (G.Parleani, Droit du marché édition 2002 p. 948). Cet article prévoit qu’ « engage la responsabilité de son auteur le fait, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels ».

Pour mieux saisir la réalité de la relation économique entre les opérateurs du marché, la jurisprudence tend à privilégier le fondement économique plutôt que contractuel ou juridique de la relation. C’est cette conception de l’interprétation de la notion de «  rupture de la relation commerciale établie  » qui ressort à la lecture de l’arrêt rendu le 25 septembre 2012 par la Chambre commerciale de la Cour de cassation. (Com. - 25 septembre 2012. n° 11-24.301 NESTLE France c/ Société Charles)

En l’occurrence, la société Charles qui était en lien contractuel avec la société Nestlé Maroc depuis 1991 pour la distribution en France de potages destinés à la clientèle musulmane a rompu cet accord, pour signer en 2003 un nouvel accord, avec cette fois Nestlé France. Ce contrat était à durée indéterminée et résiliable à tout moment sous réserve du respect d’un préavis de 12 mois. La société Nestlé France a effectivement exercé son droit à résiliation en 2008, soit 4 ans après la signature du contrat, mais en respectant le délai de préavis stipulé.

Son partenaire économique, la société Charles, l’a assignée en paiement de dommages-intérêts pour rupture abusive et brutale de la relation commerciale sur le fondement de l’article L.442-6-1,5° du Code de commerce. Le Tribunal de commerce de Paris l’a déboutée de ses demandes et l’a par ailleurs condamnée à verser à Nestlé France la somme de 11.044, 00 euros en paiement de factures. La Cour d’appel de Paris a réformé ce jugement, en ce qu’il avait déclaré le délai de préavis de 12 mois suffisant et a octroyé à la Société Charles la somme de 450.000, 00 euros à titre de dommages et intérêts.

Nestlé France se pourvoit alors en cassation pour violation de l’article L.442-6-1,5° du Code de commerce. L’unique moyen développé consistait à faire valoir que sa relation commerciale avec la société Charles, née en 2003, ne pouvait s’inscrire dans la poursuite de celle qui avait été initiée par Nestlé Maroc en 1991 avec la société Charles et qu’il s’agit selon elle de deux relations juridiquement différentes. Par conséquent, le préavis stipulé de 12 mois était suffisant pour une relation commerciale allant de 2003 à 2008.
Y avait-il en l’espèce, au regard de l’article L.442-6-1,5°, rupture brutale d’une relation commerciale établie ? Quels critères permettent de qualifier une relation commerciale « établie » ? Telles étaient les questions posées à la Cour de cassation.

La Chambre commerciale rejette le pourvoi de Nestlé France dans un attendu assez fourni et qui contraste avec certaines de ses formules lapidaires. La raison en est qu’en matière de relation commerciale établie, la Cour a dégagé une conception qui l’amène nécessairement à être plus prolifique dans son dispositif en évitant les formules abstraites qui ne conviennent pas lorsqu’il s’agit d’apprécier une relation économique entre opérateurs du marché.

En résumé, pour statuer sur l’insuffisance du préavis de 12 mois, la Cour régulatrice, prend en considération des éléments factuels reposant non pas sur les contractants en présence mais davantage sur l’identité du produit et les circonstances dans lesquelles il est distribué, c’est-à-dire sur la relation purement économique.

L’indifférence du partenaire pour la continuation de la relation commerciale antérieure

Dans son pourvoi, Nestlé France invoquait les règles du droit commun des contrats pour justifier la légitimité du préavis de 12 mois. Elle faisait ainsi valoir que la relation commerciale établie en 1991 entre Nestlé Maroc et la société Charles, de nature informelle puisqu’au contrat n’avait été signé à l’époque, avait pris fin en 2003 et que par conséquent le contrat qu’elle signe elle-même avec la société Charles est un nouveau contrat, totalement distinct de l’ancienne relation commerciale. Elle mettait également en avant le fait qu’elle était une personne juridique différente de Nestlé Maroc avec qui il n’y avait pas de communauté d’intérêts. La Cour d’appel aurait donc violé l’article L.442-6-1,5° du Code de commerce en analysant la relation commerciale entre Nestlé France et la société Charles, comme une relation établie, à l’aune de celle commencée en 1991 avec la société Nestlé Maroc.

Ces arguments juridiques n’ont pas convaincu la Cour de cassation. En effet, plusieurs arrêts récents ont dessiné la jurisprudence de la Cour en matière de rupture brutale de la relation commerciale établie. Pour établir l’existence d’une relation « établie », condition d’applicabilité du texte en cause, les tribunaux sous le contrôle de la Cour ne raisonnent plus en termes de respect des conditions prévues au contrat, mais se livrent à un examen au cas par cas, afin de déterminer si le partenaire pouvait légitimement s’attendre à la stabilité de la relation.

Ainsi dans une affaire opposant Décathlon à Racer (fournisseur de gants), la Chambre commerciale a censuré la Cour d’appel qui avait écarté l’existence d’une relation commerciale établie au motif notamment que les relations entre les deux sociétés étaient ponctuées de contrats indépendants, sans accord cadre. Alors que, selon la Cour, il s’agit là « de motifs impropres à établir l’absence d’une relation commerciale régulière, stable et significative entre Racer et Décathlon » (Com., 9 sept 2011 – n°10-30.679, confirmé par un autre arrêt du 20 mars 2012, n°10-26.220). En l’espèce, en effet, Race fut pendant quinze ans le fournisseur en gants de ski de Décathlon à raison de commandes annuelles, ce qui était suffisant pour caractériser l’existence d’une relation commerciale établie justifiant de délais de préavis plus longs.

Dès lors que la relation commerciale est régulière, stable et significative, peu importe en principe que plusieurs contrats entre des partenaires différents soient signés. Nestlé France a précisé dans le préambule du contrat signé avec la société Charles qu’elle entendait poursuivre la relation sur les bases marketing et industrielles du groupe Nestlé dont fait partie Nestlé Maroc, citant même cette dernière. Cet élément a été déterminant dans l’appréciation des juges quant à l’intention des parties de continuer les relations antérieures.

Il est même envisageable qu’en l’absence d’un tel élément, la Cour aurait pu néanmoins déceler une relation commerciale établie quoique deux sociétés différentes soient concernées. La Chambre commerciale a ainsi jugé que deux sociétés distinctes peuvent avoir entretenu une même relation commerciale (Com., 2 décembre 2008 n°08-10.731). La relation commerciale établie peut donc être constituée lorsqu’il y a reprise des engagements d’un contrat initial d’une société par une autre, venant aux droits de la première (Com., 2 novembre 2011 n°10-25.323).

Les produits et le contexte de leur commercialisation sont les éléments déterminants

Dans son attendu, la Cour de cassation relève que Nestlé France a entendu poursuivre la relation commerciale précédemment entretenue par Nestlé Maroc, pour la commercialisation des mêmes produits, à savoir les potages. De plus, est-il précisé, Nestlé France prendra appui pour ce faire sur les ressources marketing et industrielles du groupe Nestlé ainsi que sur l’expérience acquise de la précédente relation commerciale entre la société Charles et Nestlé Maroc.

Il apparaît clairement en l’espèce que la prise en compte du produit, les mêmes depuis 1991, et les modalités de leur distribution, étaient les éléments déterminants. Grâce à ces éléments de nature économique, les juges ont pu se forger la conviction qu’il s’agissait là d’une relation commerciale établie, c’est-à-dire ancienne, stable et régulière, autant de critères qui renseignent sur les perspectives d’avenir que pouvait en avoir la société Charles.

D’ailleurs, un autre arrêt daté du même jour avait statué dans un sens identique (Com., 25 septembre 2012, n° 11-24.425, Stés Planète Prod / France 2). La Cour avait retenu que « la nature de la prestation importe donc peu et il doit être tenu compte de l’ancienneté et la stabilité de la relation commerciale, le volume d’affaires qu’elle représente et les perspectives d’avenir que peuvent en avoir les parties ».

Au final, la Cour de cassation a approuvé la Cour d’appel qui avait estimé que le délai de préavis aurait dû être de deux ans, compte tenu notamment de l’ancienneté des relations commerciales entre la société Charles et Nestlé Maroc, de la saisonnalité des ventes et des dates de commande.

Antoine Cheron

ACBM Avocats

acheron chez acbm-avocats.com

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