Entreprises en difficulté et expertises judiciaires : La question prioritaire de constitutionnalité fait son apparition, par Edouard Bertrand, Avocat

Entreprises en difficulté et expertises judiciaires : La question prioritaire de constitutionnalité fait son apparition, par Edouard Bertrand, Avocat

Rédaction du village

1878 lectures 1re Parution: 4.57  /5

Explorer : # question prioritaire de constitutionnalité # expertises judiciaires # droits de la défense # procédures collectives

Le Tribunal de Commerce de ROMANS, saisi d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) par des dirigeants poursuivis en comblement de passif, vient de décider de la transmettre à la Cour de Cassation pour que celle-ci décide s’il y a lieu de saisir le Conseil Constitutionnel.

-

Cette QPC porte sur l’article L 621–9 du Code de Commerce qui régit certaines expertises judiciaires dans le cadre des procédures collectives.

I- La QPC, qu’est-ce que c’est ?

La modification récente de la constitution par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 a introduit une innovation fondamentale dans l’arsenal juridique français : la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC).

Selon le nouvel article 61-1 de la Constitution, «  lorsqu’à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés de la Constitution garantie, le Conseil Constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’Etat ou de la Cour de Cassation ». Il s’agit d’une avancée de première importance pour le renforcement des droits des justiciables.

Dans la hiérarchie des normes, les dispositions de la Constitution l’emportent sur celle de la loi : celle-ci doit impérativement respecter celle-là.

Jusque-là, le contrôle de constitutionnalité de la loi s’opérait à priori, c’est-à-dire avant
sa promulgation (soit sur saisine du gouvernement, soit sur saisine de 60 députés ou sénateurs,
le plus souvent d’opposition).

Désormais, avec la QPC, le contrôle de constitutionnalité s’opère à postériori (après l’entrée en vigueur de la loi) et à la demande de tout justiciable. L’avancée est absolument considérable.

II- La QPC, comment ça marche ?

La QPC peut être posée devant toute juridiction (donc devant un Tribunal de Commerce).

Elle doit être dirigée contre « une disposition législative », c’est-à-dire un texte de loi (par exemple les articles ayant valeur législative - « L » - du Code de Commerce).

Ce texte de loi doit être considéré comme portant «  atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ».

Il s’agit des textes ayant valeur constitutionnelle réunis dans ce qui est appelé « le bloc de constitutionnalité », c’est-à-dire la Constitution de 1958, son préambule, celui de la Constitution de 1946, la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.

La QPC peut être soulevée par toute partie au procès (donc par des dirigeants poursuivis pour faute de gestion), à tout niveau, (c’est-à-dire en première instance, comme en appel, ou en Cassation) et à tout moment dans l’instance (c’est-à-dire avant sa clôture).

La QPC doit nécessairement être formulée par un écrit, distinct des conclusions du fond, et motivé, c’est-à-dire visant la disposition législative critiquée et rappelant les droits et libertés garantis par la Constitution et malmenés par la disposition législative contestée.

III- La QPC, comment se déroule-t-elle ?

Avant d’être examinée au niveau du Conseil Constitutionnel, la QPC doit passer au travers
de deux filtres.

D’abord celui du tribunal devant lequel elle est posée à l’occasion du procès. Le tribunal examine sans délai sa recevabilité au travers de trois critères :

- l’article de loi contesté doit d’abord être applicable au litige ou servir de fondement aux poursuites ;

- l’article de loi critiqué ne doit pas déjà avoir été reconnu conforme à la Constitution ;

- la QPC ne doit pas être dépourvue de caractère sérieux.

Si le tribunal considère que ces trois critères sont réunis, il reconnait la recevabilité de la QPC et la transmet à la Cour de Cassation (ou au Conseil d’Etat en matière administrative).

La haute cour sert de deuxième filtre. Elle dispose de trois mois pour statuer sur les mêmes critères. Sur le plan procédural, le délai est donc assez court.

Si la Cour de Cassation retient à son tour ces trois critères, la QPC est alors transmise à l’examen du Conseil Constitutionnel.

Après une plaidoirie où les parties au procès viennent défendre leur thèse sur la constitutionnalité du texte critiqué, les neuf sages jugent s’il est conforme ou non aux textes du bloc constitutionnel.

IV- Les faits dans cette QPC : des dirigeants poursuivis en sanction sur la base d’une expertise judiciaire.

Une société ayant été mise en Liquidation Judiciaire, le Mandataire Liquidateur faisait désigner,
par ordonnance du Juge Commissaire, un expert aux fins de « vérifier la régularité des opérations intervenues, en relevant les faits susceptibles d’entrainer la mise en cause de la responsabilité civile, comme pénale, des dirigeants ».

Le but de l’expertise était clairement affiché : trouver les éléments permettant de fonder une action en comblement de passif contre les dirigeants.

Cette expertise était rendue sur le fondement de l’article L 621–9 du Code de Commerce selon lequel «  lorsque la désignation d’un technicien est nécessaire, seul le Juge Commissaire peut y procéder en vue d’une mission qu’il détermine… ».

V- Les expertises conduites dans le cadre des procédures collectives ne sont pas soumises aux règles du Code de procédure Civile des expertises judiciaires.

Le débat contradictoire, la faculté de discuter du pré-rapport de l’expert par des dires, ou encore la possibilité de solliciter l’intervention du juge chargé du contrôle de l’expertise…, tous ces principes ne s’appliquent pas dans ces expertises effectuées sur fond de défaillance de l’entreprise.

Cette situation est confirmée par une Jurisprudence de la Cour de Cassation et des Cours d’Appel (Com. 23 juin 1998, Com 24 nov. 1998, Com 25 juin 2002, 15 mai 2001 CA ORLEANS, 16 mai 2003, CA Douai 3 mai 2005).

Ainsi, au cas d’espèce, après s’être fait remettre les pièces comptables par les dirigeants, l’expert ne les avait plus jamais réunis. Ayant pris deux ans pour accomplir sa mission, il déposait un rapport accablant, sans leur avoir communiqué ses conclusions et sans leur avoir laissé le temps nécessaire de l’étudier, de le commenter et de faire valoir leur position.

Leur avocat était intervenu à ce moment et avait sollicité, sans plus de succès, un délai de quelques semaines pour faire valoir des éléments de défense.
Ce rapport aussitôt déposé, le liquidateur assignait ces trois dirigeants pour leur demander 600.000 euros chacun, d’une part pour combler le passif et d’autre part pour contribuer personnellement aux dettes de la Liquidation Judiciaire (articles L 651 – 2 et L 652 – 1 du Code de Commerce).

La demande de sanction du liquidateur s’appuyait sur le rapport litigieux de l’expert et
ses annexes.

VI – Si la méthode de ces expertises est légale, est-elle pour autant conforme aux droits et libertés que garantit la constitution ?

C’est cette question qui était posée par les dirigeants poursuivis au Tribunal de Commerce de ROMANS, saisi de la demande de sanction à leur encontre.

Le tribunal devait donc vérifier si les trois critères de la recevabilité de la QPC (applicabilité, précédent, caractère sérieux) étaient réunis.

VII – L’article L 621–9 du Code de Commerce s’applique à l’expertise préalable à la procédure de sanction contre les dirigeants.

Il ne fait pas de doute que l’expertise conduite à la demande du Liquidateur, sur Ordonnance du Juge Commissaire, s’applique à la procédure de sanction. La procédure étant engagée après cette dernière, elle s’appuie nécessairement sur cette expertise.

Et les modalités de cette expertise influencent naturellement la procédure de sanction qui va lui succéder.

Si le critère d’applicabilité du texte critiqué au litige était respecté, en revanche, celui du critère « fondement des poursuites » ne l’était pas. En d’autres termes, l’article L 621 – 9 était applicable à l’instance, mais ne constituait pas le fondement des poursuites.

En l’espèce, le fondement des poursuites du Mandataire Liquidateur était l’article L 651 – 2 relatif au comblement de l’insuffisance de l’actif.

Mais ce premier critère offre une alternative : soit l’article de loi incriminé est applicable au litige, soit il sert de fondement aux poursuites. Il suffit qu’une des deux branches de l’alternative soit respectée pour que le premier critère soit retenu.

VIII- L’article L 621 – 9 du Code de Commerce relatif à l’expertise dans les procédures collectives n’a pas déjà été reconnu comme constitutionnel.

Il s’agit du second critère : celui du « précédent ».

Au cas présent, si des articles de la loi de sauvegarde avaient pu être soumis au contrôle du Conseil Constitutionnel au moment de sa promulgation, l’article L 621 – 9 ne l’avait jamais été.

La recevabilité de la QPC était incontestable sur ce second critère.

IX- Enfin, la QPC sur cet article L 621 – 9 avait-elle un caractère sérieux ?

C’est sur ce troisième critère, celui de l’opportunité, que la discussion était la plus ouverte au débat.

Fort d’une Jurisprudence constante de la Cour de Cassation qui reconnait que ces expertises de l’article L 621-9 du Code de Commerce ne sont pas soumises aux règles de l’expertise judiciaire au sens du Code de Procédure Civile, et notamment au principe du débat contradictoire, le liquidateur soutenait que cette QPC était dépourvue de caractère sérieux.

Pour contrer cette position, les dirigeants opposaient plusieurs arguments.

Outre des articles de doctrine qui dénonçaient le processus de ces expertises dont
les conséquences sont pourtant redoutables pour les dirigeants, ils mettaient également en avant une actualité toute récente des débats portés au plus haut niveau sur cette question.

Ainsi faisaient-ils allusion au 49ème congrès des Experts Comptable de justice qui s’était tenu quelques jours plus tôt sous la présidence de Monsieur LAMANDA, Premier Président de
la Cour de Cassation, précisément sur le thème des expertises judicaires conduites dans le
cadre des procédures collectives.

Ce séminaire, tenu en présence des plus hauts Magistrats de la Cour de Cassation, de nombreux Présidents de Tribunaux de Commerce, des représentants des organisations professionnelles
des Administrateurs Judiciaires, des Mandataires Liquidateurs et devant plusieurs centaines d’Experts Judicaires, avait précisément porté sur la question du respect du contradictoire et de l’égalité des armes devant le Tribunal de Commerce à l’occasion de ces expertises.

Face à ces articles de doctrine et face à ce séminaire réunissant les professions judiciaires concernées précisément sur la question du déroulement de telles expertises, il était alors difficile de soutenir que cette QPC portait sur un sujet anecdotique dénué de tout caractère sérieux.

Par ailleurs, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a déjà eu l’occasion de condamner la France dans une affaire d’expertise médicale. Les plaignants soutenaient que le rapport du médecin Expert faisait là aussi suite à une expertise à laquelle il n’avait pas pu participer.

La CEDH saisit cette occasion pour rappeler, sur le fondement de l’article 6 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme que « le respect du caractère contradictoire d’une procédure implique, lorsque le Tribunal ordonne une expertise, la possibilité pour les parties de contester devant l’Expert, les éléments pris en compte par celui-ci pour l’accomplissement de sa mission ».

Pour la CEDH, « une telle expertise fait partie intégrante de la procédure : la seule possibilité de contester le rapport d’expertise devant le Tribunal ne permet pas une mise en œuvre efficace du contradictoire, ledit rapport étant à ce stade définitif ».

La CEDH avait condamné la France en considérant que les plaignants n’avaient pas eu la possibilité de commenter efficacement l’élément de preuve essentiel. Dès lors, la procédure n’avait pas revêtu le caractère équitable exigé par l’article 6-1 de la convention.

Même traité du point de vue de la CEDH et de sa notion de procès équitable, distinct des considérations constitutionnelles, l’ensemble de ces arguments révélait, selon le tribunal de ROMANS, que la QPC était incontestablement sérieuse.

Ayant ainsi retenu les trois critères du filtre, le Tribunal de Commerce de ROMANS jugeait que la QPC méritait de suivre son cours et d’être transmise à la Cour de Cassation.

X- Quels sont les textes, ayant valeur constitutionnelle, méconnus par l’article L 621-9 du Code de Commerce ?

La QPC doit viser expressément les textes malmenés par la disposition législative critiquée.

Tout d’abord, le principe d’égalité reconnu par l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et des Citoyens est mis à mal.

Selon la nature de l’expertise, le justiciable peut, ou non, défendre son point de vue au cours de cette phase. Alors que pour une simple expertise de dégât des eaux, l’expert judiciaire sera soumis aux contraintes du Code de Procédure Civile garantissant aux parties le droit de s’exprimer et de critiquer pendant sa mission ses pré-conclusions, ces mêmes droits ne sont pas garantis pour une expertise visant à établir les fautes de gestion des dirigeants dont les conséquences sont pourtant catastrophiques pour leur patrimoine.

L’égalité est rompue.

Par ailleurs, les droits de la défense, dont le caractère contradictoire du débat est un élément substantiel, sont lourdement malmenés par cette disposition législative.

On répondra qu’une fois déposé, le rapport de l’expert est soumis à la critique, dans le cadre d’un débat contradictoire et devant le Tribunal de Commerce, au moment de statuer sur l’action
en comblement de passif.

Ce qui est parfaitement inexact puisque le principe de l’égalité des armes devant le juge est malmené !

Le dirigeant se retrouve seul, devant le tribunal, face à un rapport établi unilatéralement par un expert, désigné par un des juges, à la demande d’un mandataire liquidateur, ces trois professionnels (l’expert, le juge et le liquidateur) étant revêtus de l’autorité du serment qu’ils ont prêté en justice.

Et si par hypothèse, le dirigeant entend critiquer le rapport de l’expert en demandant à un autre expert d’apprécier le travail effectué, il lui serait répondu, à juste titre, que ce second rapport n’est pas plus contradictoire que le premier.

Pire, il aurait été financé par le dirigeant : il sera forcément présenté comme partiel et tendancieux. Le « bon » expert sera nécessairement celui qui est désigné par le juge.

Par ailleurs, la mission du second expert appelé à la rescousse se heurtera à l’accès à l’information. La comptabilité, les archives, toutes les pièces sur lesquelles le premier expert désigné aura appuyé son rapport, ne lui seront pas accessibles.

Cette situation constitue une entorse aux droits et libertés garantis par les principes fondamentaux reconnus par les lois de la république selon lesquels les droits de la défense et le principe contradictoire constituent des éléments incontournables du procès.

Il reste à attendre désormais la position qu’adoptera la Cour de Cassation dans le cadre de son rôle de second filtre.

* *

D’ores et déjà, la QPC permet d’envisager des situations auxquelles personne n’avait sans doute songé à l’origine.

Elle va irriguer toutes les branches du droit lorsque les circonstances sont d’une gravité telle, qu’elles peuvent constituer des entorses aux principes essentiels garantis par la Constitution.

Les droits des entreprises en difficulté correspondent évidemment à de telles circonstances.

En attente des prochaines décisions…

Édouard BERTRAND
Avocat Associé
Cabinet LAMY-LEXEL

ebertrand chez lamy-lexel.com
http://www.lamy-lexel.com

Rédaction du village

Recommandez-vous cet article ?

Donnez une note de 1 à 5 à cet article :
L’avez-vous apprécié ?

14 votes

Cet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion (plus d'infos dans nos mentions légales).

A lire aussi :

Village de la justice et du Droit

Bienvenue sur le Village de la Justice.

Le 1er site de la communauté du droit: Avocats, juristes, fiscalistes, notaires, commissaires de Justice, magistrats, RH, paralegals, RH, étudiants... y trouvent services, informations, contacts et peuvent échanger et recruter. *

Aujourd'hui: 156 340 membres, 27877 articles, 127 257 messages sur les forums, 2 750 annonces d'emploi et stage... et 1 600 000 visites du site par mois en moyenne. *


FOCUS SUR...

• Assemblées Générales : les solutions 2025.

• Avocats, être visible sur le web : comment valoriser votre expertise ?




LES HABITANTS

Membres

PROFESSIONNELS DU DROIT

Solutions

Formateurs