I) Un problème complexe et impérieux
En comparaison avec d’autres conflits « sociaux », celui-ci est plutôt récent. Mais sa nouveauté n’érode en rien le potentiel de heurts qu’il peut susciter dans une entreprise. Déjà parce qu’il concerne un sujet sensible qui cristallise les tensions qui traversent la société française (laïcité, immigration, intégration, etc.), ensuite, parce que selon l’analyse de Gilles Kepel, politologue et spécialiste du monde musulman reconnu, cette expansion du religieux, dont le port du voile est un marqueur, va s’accroître : « Il y a une visibilité beaucoup plus grande qu’autrefois. Il y a encore quinze ans, on ne voyait pas de voile en France. Il y en a partout maintenant ».
Le moins que l’on puisse dire est que l’apparition du voile islamique, en France, n’a pas eu lieu dans la quiétude générale. Dès la fin des années 1980, son port a donné lieu à de vives polémiques notamment dans des établissements scolaires. Mais progressivement les pouvoirs publics se sont saisis nolens volens de ce dossier, et y ont apporté des réponses. Les plus emblématiques étant la loi du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics » [1], et celle du 11 octobre 2010 « interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public » [2], concernant essentiellement le port du niqab.
De ce bref survol nous pouvons tirer des éléments permettant d’appréhender cette question. Trois points paraissent essentiels.
Le premier est le caractère impérieux de ce conflit, avec un facteur aggravant puisqu’il concerne un sujet fondamental : la liberté individuelle. C’est un sujet politique et polémique qui ne se résorbera pas tout seul.
Le deuxième, qui se révèle par les mesures prises, est que cette liberté individuelle, ici la liberté religieuse, doit nécessairement être restreinte pour ne pas détruire les droits collectifs de notre société, mais tout en ne procédant pas à des discriminations. Ainsi le législateur est intervenu pour des motifs d’ordre public, tout en respectant ce que l’on doit nommer les « droits de l’Homme » afin de ne pas discriminer la religion musulmane, et avec elle ses fidèles, alors qu’il n’y avait qu’elle d’essentiellement concernée.
Le troisième point est le plus philosophique, celui qui ne vient pas spontanément à l’esprit et qui pourtant est fondamental. Le port du voile prescrit par la sharia [3] peut être perçu comme la revendication d’une liberté individuelle, mais il peut être en même temps la soumission à un ordre collectif. À la différence du christianisme qui n’est pas prescripteur de normes, outre le Décalogue qui se rapproche plus d’une morale commune, l’islam est comme le relève le philosophe Rémi Brague : « un système juridique à fondement divin ». Il précise : « Notre notion de « religion » est calquée sur le christianisme. Nous distinguons ainsi des activités que nous considérons comme religieuses, par exemple la prière, le jeûne, le pèlerinage, et d’autres qui, pour nous, ne relèvent pas du religieux, comme certaines règles de vie : interdictions alimentaires, vestimentaires, rapports entre sexes, etc. Or, pour l’islam, ce sont là des parties intégrantes de la religion ».
On comprend pourquoi la pratique religieuse qui s’immisce de plus en plus hors de la sphère privée pose problème, et pourquoi la laïcité figée par la loi de 1905, notion étrangère à l’islam, butte à fournir une réponse adéquate.
Pour pouvoir répondre de manière satisfaisante aux conflits qu’ouvre le port du voile, un conflit complexe dont on aperçoit toutes les ramifications à prendre en compte, force est de constater que, sans porter atteinte à leur fonction et à leur prestige, ni l’ordre judiciaire ni l’ordre administratif ne sont en mesure d’apporter une réponse idoine. Le non-règlement des conflits liés au port du voile à l’école en est un bon exemple ; de rapports en arrêts du Conseil d’État, il n’a fait que s’enliser. C’est seulement la loi, avec ses importants travaux préparatoires et sa force réelle et symbolique, qui a apporté la solution.
Ce conflit périlleux alors qu’il concernait l’espace public annonçait une situation délétère au sein de certaines entreprises. Comme le législateur refusa de traiter cette question, dans un sens ou dans l’autre, sans surprise les difficultés surgirent. L’affaire « Baby Loup » fut sans conteste la plus retentissante et la plus emblématique. Une éducatrice employée depuis un certain temps par la crèche associative prit son poste, un jour de décembre, vêtu d’un hijāb, un voile intégral, et non plus avec un simple foulard. Licenciée rapidement après son refus de l’ôter, la salariée déboutée de ses demandes par le Conseil de prud’hommes et la cour d’appel se pourvut en cassation. Pour la Chambre sociale le licenciement était « nul » parce que discriminatoire. Le règlement intérieur de l’association, sur lequel s’étayait la justification du licenciement, se référait aux principes de laïcité et de neutralité qui ne pouvaient être valablement opposés par une entreprise privée qui ne poursuivait pas une mission de service public [4]. Qui plus est ceux-ci constituaient une « restriction générale et imprécise » incompatible avec l’article L. 1321-3 du Code du travail : « le règlement intérieur ne peut contenir : […] 2) Des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».
La décision de la Cour de cassation fut accueillie vertement par une majorité de la classe politique, et la doctrine fut très partagée sur cette question. Les entreprises confrontées à ces difficultés pas plus éclairées. Ajoutant à la confusion la Cour rendit le même jour une solution « contraire » en décidant qu’une caisse primaire d’assurance-maladie, privée mais qui poursuivait une mission de service public, avait licenciée justement une salariée qui était venu travailler voilée [5]. L’affaire « Baby-Loup » ne s’arrêta pas à cet instant puisque la cour d’appel légitima à nouveau le licenciement, en s’appuyant sur la notion vague d’ « entreprise de conviction » ; ce qualificatif donné à la crèche la soumettait, d’après la cour, à l’obligation de neutralité. Sous l’œil attentif de la population, des médias et des hommes politiques, l’Assemblée plénière ne retint pas cet argument avancé par la cour d’appel, pas plus que celui de l’obligation de neutralité dans une entreprise privée, mais confirma quand même le licenciement. Pour la Cour de cassation : « la restriction à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général, mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l’association et proportionnée au but recherché » [6]. C’est un de ces rares arrêts où se croisent difficultés juridiques, politiques, idéologiques, car la lecture de ce fameux règlement intérieur laisserait dubitatif quiconque y chercherait des « éléments précis ».
Après que fut écarté la notion d’ « entreprise de tendance », qu’il fut confirmé qu’une entreprise privée ne poursuivant pas une mission de service public ne pouvait s’appuyer sur la notions de laïcité ; on comprend toute la complexité du problème pour un employeur qui serait confronté à ce cas, car finalement tout dépendrait du contenu de son règlement intérieur. Mais c’est justement sur ce point que règne le plus grand flou. Comme le remarquait justement Patrice Adam après la décision de la Chambre sociale : « la jurisprudence Baby Loup n’éclaire guère en réalité sur la nature des restrictions pouvant être légitimement apportées à l’exercice de la liberté religieuse » [7]. Malheureusement cette analyse demeure valable après la décision de l’Assemblée plénière.
II) Un problème faussement résolu
Le législateur ne pouvait persévérer plus longtemps dans son refus d’intervenir. La loi du 8 août 2016 [8] dite « loi travail » qui se proposait de mettre en place les conditions nécessaires à la refonte du Code du travail, ne pouvait pas contourner cette question du voile en entreprise, notamment après l’écho médiatique qu’eut l’affaire Baby-Loup. Pourtant sur cette question c’est plutôt la discrétion des mesures prises qu’il faut retenir. Les travaux préparatoires éclipsent cette question pour se concentrer essentiellement sur les agissements sexistes, et c’est finalement la loi dans son article 2 qui insère un article L. 1321-2-1 dans le Code du travail ainsi rédigé : « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».
La neutralité qui n’était pas prévue dans le texte d’origine fait son apparition [9]. Mais quid de son application ? Personne ne le sait. Pas même le ministre qui a porté cette loi, Myriam El Khomri, puisqu’il a fait éditer un guide à destination des employeurs et des salariés pour savoir ce qu’il serait toléré de faire ou pas dans l’entreprise. Évidemment ce manuel est dépourvu de force juridique, le ministre précisait même sa fonction uniquement préventive, et dès lors reconnaissait que le problème demeurait : « À l’occasion de la rédaction de ce guide, nous avons demandé de nous faire remonter différentes situations face auxquelles les uns et les autres peuvent se trouver sans réponses ».
Le seul éclaircissement pratique de cette loi, sur ce sujet, réside dans la restriction nouvelle que peut être insérée dans le règlement intérieur. Prenons l’exemple d’une femme qui viendrait travailler avec un voile, mais qui n’aurait pas de contact direct avec la clientèle. En l’état actuel de la législation une restriction peut être édictée si elle est « justifiée par la nature de la tâche à accomplir », ainsi son employeur ne pourrait pas la contraindre à ôter son voile, ou la licencier pour ce motif, sans risquer d’être condamné pour discrimination. Avec ce nouvel article la focale change, puisque la restriction peut être justifiée au nom du respect de la notion plus vague de « bon fonctionnement de l’entreprise ».
S’il l’on progresse vers plus de clarté, la solution pratique demeure peu évidente. C’est pour cela que les deux décisions récentes de la C.J.U.E. ont été présentées comme salutaires. Elles furent abondement commentées, résumons les simplement. Pour l’affaire belge [10], il était demandé à la Cour si un règlement intérieur pouvait interdire le voile islamique sans que cela ne constitue une discrimination. Dans sa décision, elle a affirmé que cette restriction était possible, et ne constituait pas une discrimination directe ou indirecte [11], dans la mesure où le règlement intérieur était suffisamment précis puisqu’il « interdit aux travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle ». Et que l’entreprise poursuivait, vis-à-vis des ses clients, une politique de neutralité que l’autorisation du port du voile islamique aurait mis à mal. Pour l’affaire française [12], il était cette fois demandé à la Cour si une entreprise pouvait licencier justement une employée refusant d’ôter son voile alors que les clients avec qui elle traitait en avait fait la demande. La Cour a désavoué les juges du fond et répondu que cette exigence constituait une discrimination, car elle ne saurait être considérée « comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante ».
Il y a toutes les chances que l’alacrité suscitée par cette série de décisions soit brève. Présentées comme des « modes d’emploi », et bien qu’elles soient utiles, elles ont en germe des conflits à venir, et de toute façon ne règlent pas la question sur le fond. Le problème posé par l’ « affaire belge » est celui de l’interdiction des « signes visibles ». Sous une apparente neutralité juridique, il y a bien une iniquité puisqu’il est regroupé sur un même plan le voile islamique, que l’on ne peut pas ne pas voir, et par exemple une bague en forme de croix, certes visible mais discrète. Nul doute que cela donnera lieu à des abus. La loi de 2004, encadrant le port de signes religieux à l’école, avait habilement précisé que l’interdiction générale portait uniquement sur tout ce qui était ostentatoire. Le problème posé par l’ « affaire française » est celui de considérer la demande du client de ne plus traiter avec une employée vêtue d’un voile comme n’étant pas « une exigence professionnelle essentielle et déterminante ». C’est passer rapidement sur un sujet crucial, et c’est soutenir une demande de liberté individuelle, qui comme nous le rappelions peut-être le signe d’une entreprise collective, donc d’un militantisme politique qui pourrait nuire au détriment du bon fonctionnement de l’entreprise.
Compte tenu de la complexité du problème que pose la question du voile en entreprise, on ne saurait se contenter de la réponse fournie par les juges. De l’affaire « Baby-Loup » avec son cheminement difficilement compréhensible, aux solutions dégagées par la C.J.U.E., utiles mais incomplètes, nous pouvons constater les difficultés soulevées par la carence du législateur. À l’heure actuelle la mine contentieuse n’est absolument pas désamorcée. Rappelons que c’est seulement après une intervention législative que les conflits à l’école se sont estompés.