1. Contexte.
Selon l’article L1152-1 du Code du travail, « aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnelle ».
2. Rappel des faits.
Monsieur A, embauché par la SA Interparfums depuis le 1er décembre 2006 « en qualité de responsable des services généraux ».
Il fait une crise d’épilepsie dans sa voiture le 16 mars 2014.
En arrêt de travail pour maladie suite à cet accident, il n’a plus repris ses fonctions au sein de l’entreprise.
Il est « licencié pour absence prolongée désorganisant l’entreprise et nécessitant son remplacement définitif par lettre datée du 30 septembre 2014 ».
Saisissant le conseil de prud’hommes de Paris, le salarié conteste la légitimité de son licenciement et réclame des dommages et intérêts pour harcèlement moral.
Le salarié soutient avoir subi des faits de harcèlement moral de la part de son employeur.
Il aurait ainsi été victime d’une « pratique de mise à l’écart à son égard caractérisée par le fait d’avoir été maintenu pendant les dernières années de sa relation de travail sans se voir confier de réelles tâches correspondant à sa qualification et à ses fonctions contractuelles ».
Il affirme également « avoir été affecté à des travaux subalternes relevant de fonctions d’hommes à tout faire ou de concierge privé au service des dirigeants de l’entreprise ».
Enfin, il ajoute « le bore out (opposé du burn out) auquel il a été confronté faute de tâches à accomplir ».
Pour appuyer ses allégations, le salarié a notamment « versé aux débats des attestations de salariés qui attestent de sa mise à l’écart » telle qu’une attestation rapportant que le salarié « demandait très régulièrement si je n’avais pas du travail à lui confier pour qu’il se sente utile et utilise ses compétences comme on aurait du les utiliser.
Il a été mis à l’écart, utilisé et mis dans un placard pour qu’on l’empêche de mettre son nez dans la gestion des dépenses liées aux événements et aux voyages ».
Un autre salarié témoigne du fait qu’il a vu le salarié « sombrer petit à petit dans un état dépressif, au fur et à mesure qu’il se trouvait placardisé » et s’est vu retirer ses « fonctions de coordinateur [événements et voyages] et qu’il n’a plus eu la possibilité d’organiser les séminaires des différents départements ».
Enfin, il produit un courriel qui lui a été adressé par l’assistante de direction du PDG dans lequel elle lui écrit « c’est un manque d’activité professionnelle qui visiblement a causé cet accident [la crise d’épilepsie de mars 2014], je ne comprends pas pourquoi tu t’acharnes dans cette voie. Tu sais mieux que quiconque que ta proposition ne changera rien à ta charge de travail. Encore une fois profite du temps qui t’est donné pour refaire ton CV ».
3. Motivation de l’arrêt du 2 juin 2020 (Pole 6 Chambre 11) de la Cour d’appel de Paris.
La Cour d’appel donne gain de cause au salarié en retenant qu’il « établit la matérialité des faits précis et concordants à l’appui d’un harcèlement répété et que pris dans leur ensemble, ces faits permettent de présumer un harcèlement moral ».
Les juges relèvent également que « l’employeur peine à démontrer la matérialité des tâches ainsi confiées, puisqu’il se borne à invoquer un rôle de validation de 231 factures par ce dernier entre le 1er janvier 2012 et le 16 mars 2014 et un rôle d’interface en cas de problème technique entre la société et le prestataire compétent, sans préciser de quels chantiers M. A aurait eu précisément la charge ou produire les factures ainsi validées ».
Ils affirment ainsi que « les conditions de travail de M. A sont en lien avec la dégradation de sa situation de santé, l’état dépressif éventuel préexistant du salarié n’étant pas de nature à dispenser l’employeur de sa responsabilité, d’autant qu’il n’a pas veillé à ce que ce dernier bénéficie de visites périodiques auprès de la médecine du travail, ainsi que celle-ci le déplore dans le dossier médical produit par l’appelant ».
Selon la Cour d’appel, « il convient de déduire de l’ensemble qui précède que l’employeur échoue à démontrer que les agissements dénoncés étaient étrangers à tout harcèlement moral, lequel est par conséquent établi ».
Enfin, au visa de l’article L1152-3 du Code du travail, il est rappelé que « lorsque l’absence prolongée d’un salarié est la conséquence d’une altération de son état de santé consécutive au harcèlement moral dont il a été l’objet, l’employeur ne peut, pour le licencier, se prévaloir du fait qu’une telle absence perturbe le fonctionnement de l’entreprise. Le licenciement est dès lors nul ».
4. Analyse.
La Cour d’appel de Paris, par cet arrêt, s’est servie de la notion de bore out pour caractériser le harcèlement moral.
Le bore-out a pour source l’absence de tâches confiées au salarié par son employeur et le fait que ce dernier ne fasse pas usage des compétences dudit salarié.
Or, comme l’a affirmé la chambre criminelle de la Cour de cassation le 5 février 2013 (n° 12-81239), l’employeur « a pour obligation de fournir du travail à ses salariés, contrepartie du salaire perçu, et il ne peut s’en affranchir, sauf situation économique ou relation sociale telle que le licenciement s’impose ».
La privation de travail a donc déjà été reconnue comme constitutif de harcèlement moral.
En l’espèce, c’est cette privation de travail, parfois contrebalancé par des tâches confiées sans aucun lien avec les compétences du salarié, tels que « configurer l’Ipad du PDG », « s’occuper de la réparation de la centrale vapeur » ou « accueillir le plombier » chez le PDG de la société, qui a abouti à cet ennui au travail, source de sa dépression.
Aussi, dans cette situation de bore-out, deux obligations de l’employeur sont en cause.
D’une part, l’obligation de fournir du travail à ses salariés, et d’autre part, l’obligation de sécurité.
En effet, l’obligation de sécurité n’a pas été respectée par l’employeur qui n’a d’ailleurs « pas veillé à ce que [le salarié] bénéficie de visites périodiques auprès de la médecine du travail ».
En outre, la notion de bore out avait déjà été envisagé par d’autres Cours d’appel [2].
Ainsi, notamment la Cour d’appel de Versailles (RG 16/04909) avait retenu le harcèlement moral dans une affaire pour laquelle le médecin du travail avait signalé des situations de bore out, l’employeur n’ayant apporté « aucune justification quant à l’absence de réaction aux diverses alertes qui ont été faites ».
Les juges versaillais avaient donc eux aussi reconnu le bore-out comme constitutif d’un harcèlement moral.
En tout état de cause, la question toujours en suspens pour le moment est de savoir si la Cour de cassation suivra ou non cette conception et reconnaîtra également le bore-out comme constitutif de harcèlement moral.