Un sujet proposé par la Rédaction du Village de la Justice

Corruption d’agents publics étrangers dans le cadre du programme « Pétrole contre nourriture » : une incrimination prévisible.

Par Ambroise Vienet-Legué, Avocat.

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Explorer : # corruption # programme pétrole contre nourriture # prévisibilité de la loi # cedh

Ce que vous allez lire ici :

L'article traite de la condamnation de sociétés françaises pour corruption d'agents publics étrangers dans le cadre du programme "Pétrole contre nourriture" en Iraq. L'occasion pour la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) d'apporter des précisions sur le principe de légalité fixé à l’article 7 de la Convention dasn un arrêt rendu en octobre 2023.
Description rédigée par l'IA du Village

Dans un arrêt de chambre rendu le 12 octobre 2023, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) est venue apporter d’utiles précisions sur le principe de légalité fixé à l’article 7 de la Convention en jugeant notamment que les dispositions françaises réprimant la corruption active des agents publics étrangers répondaient bien à l’exigence de prévisibilité de la loi.

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En 1990, un embargo international est imposé à l’Iraq par l’ONU suite à l’invasion du Koweït par le régime de Saddam Hussein [1]. Pour faire face à la crise alimentaire qui en a découlé, l’ONU a adopté un programme au nom peu équivoque : « Pétrole contre nourriture » [2].

Lors de l’intervention militaire menée par les Etats-Unis en 2003, l’exploitation des archives iraquiennes a révélé le détournement de certains mécanismes de ce programme : des dirigeants iraquiens se voyaient verser des commissions occultes de la part de grands groupes pétroliers en dehors du cadre très strict mis en place.

Une information judiciaire était ouverte en France et aboutissait notamment au renvoi des sociétés Total SA et Vitol SA devant le Tribunal correctionnel de Paris.

Aucune de ces sociétés n’était condamnée en première instance.

La Cour d’appel de Paris infirmait toutefois ce jugement et relevait, à l’occasion d’un arrêt particulièrement motivé, que l’infraction de corruption active d’agents étrangers réprimée par l’article 435-3 du Code pénal était caractérisée à l’égard des deux sociétés. Celles-ci étaient condamnées à verser plusieurs centaines de milliers d’euros.

Elles formaient des pourvois en cassation qui furent rejetés par la Chambre criminelle le 14 mars 2018.

Les sociétés saisissaient alors la CEDH soutenant que leur condamnation ne pouvait pas être prévisible au moment de la commission des faits litigieux et, dès lors, que la France s’était rendue coupable d’une violation de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Cet article, intitulé « pas de peine sans loi », fixe le principe de légalité des peines.

Le respect de ce principe n’implique pas seulement que la loi existe pour qu’une personne soit condamnée. Il recouvre également l’exigence de l’accessibilité de la loi (c’est-à-dire que le justiciable a pu en avoir connaissance), mais aussi de prévisibilité de la loi (c’est-à-dire que la loi est suffisamment claire pour permettre au justiciable de comprendre les agissements qui sont susceptibles d’être réprimés) [3].

C’est dans ce contexte que la Cour de Strasbourg a rendu l’arrêt dont il est ici question.

Par une motivation relativement claire en dépit de la technicité des faits d’espèce, elle apporte des précisions utiles sur les contours du principe de légalité, et plus particulièrement sur la notion de prévisibilité que ce principe implique.

L’absence d’application prétorienne d’une loi ne la rend pas de facto imprévisible.

La question pouvait se poser : les sociétés requérantes étaient-elles en mesure d’anticiper le fait que leurs agissements entraient dans les prévisions de l’article 435-3 du Code pénal malgré l’absence de jurisprudence rendue sur le fondement de ce texte ?

En effet, cet article est entré en vigueur le 29 septembre 2000 tandis que la période de prévention des faits de corruption reprochés commence à courir seulement quelques jours plus tard, le 1er octobre 2000.

La cour ne manque pas de constater cette particularité : effectivement, les requérantes sont les premières à avoir été condamnées sur le fondement de l’article 435-3 du Code pénal et, à ce titre, elles n’ont pas pu bénéficier de l’interprétation prétorienne de ce texte. Or, une telle interprétation peut parfois être indispensable pour connaître précisément le champ d’application ou la portée précise de lois dont la rédaction présente nécessairement un « caractère général ».

La cour rappelle toutefois le fait que cette seule circonstance ne suffit pas à rendre la loi imprévisible au sens de l’article 7 de la Convention.

A juste titre, elle souligne « qu’il faut bien qu’une norme juridique donnée soit un jour appliquée pour la première fois » [4].

Dans le même sens, elle indique que « le caractère inédit, au regard notamment de la jurisprudence, de la question juridique posée ne constitue pas en soi une atteinte aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité de la loi ».

En tout état de cause, elle ne manque pas de remarquer que l’article 435-3 du Code pénal s’inscrit dans un corpus juridique étayé, tant en droit interne qu’en droit international.

La cour note ainsi que cet article « est issu de la loi n° 2000-595 du 30 juin 2000, qui transposait la convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics dans les transactions commerciales internationales » laquelle est en vigueur depuis 1997.

Elle vise également le fait que, dès l’invasion du Koweït par l’Iraq en 1990, les relations financières avec cet état ont fait l’objet d’une réglementation stricte [5].

Dans ce contexte, et en dépit de l’absence de jurisprudence préalable ayant fait application des dispositions de l’article 435-3 du Code pénal, il apparaissait difficile pour les sociétés requérantes de soutenir qu’elles n’ont pas pu anticiper le fait que leurs agissements étaient potentiellement répréhensibles.

Un contrôle nécessairement limité de la CEDH sur l’interprétation d’une loi par les juridictions internes.

Par le biais de leur critique de la prévisibilité de la loi, les sociétés requérantes persistent à remettre en cause la caractérisation de l’infraction et, par voie de conséquence, leur condamnation.

La CEDH adopte sur ce point une position claire : elle ne constitue pas un quatrième degré de juridiction.

Elle refuse ainsi classiquement d’avoir une appréciation sur la qualification juridique des faits retenue par les juges nationaux, sauf si l’appréciation est manifestement arbitraire [6].

En effet, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de droit ou de fait commises par les juridictions mais simplement de veiller au respect par les Etats de la Convention.

En tant que l’interprétation juridictionnelle d’une loi est assimilable à la notion de « droit » visée à l’article 7 de la Convention, il lui importe de déterminer si la solution retenue par les juges fait partie « des interprétations possibles, conformes à l’essence de l’infraction et raisonnablement prévisibles » [7].

Dans leur arrêt, les juges de Strasbourg soulignent notamment que la Cour d’appel de Paris a rendu un arrêt très motivé dans lequel il est souligné que les sociétés ont délibérément accepté et organisé le paiement de commissions occultes au bénéfice de dirigeants iraquiens.

Après avoir repris l’essentiel de l’argumentation retenue par la cour d’appel et par la Cour de cassation, la CEDH relève que l’interprétation retenue par les juges français n’a pas été extensive et a débouché sur un résultat « cohérent avec la substance de l’infraction », ce qui ne permet pas de caractériser une violation de l’article 7 de la Convention.

Une appréciation in personam de la prévisibilité de la loi.

Afin de démontrer que la loi répond bien à l’exigence de prévisibilité, la CEDH s’attarde sur la situation personnelle des sociétés requérantes.

En effet, comme l’avait relevé les juridictions internes, la cour indique que les sociétés requérantes sont « rompues au commerce international de pétrole ».

Elle précise notamment que la société Total ne pouvait pas ignorer que le système mis en place qui impliquait notamment le versement de commissions occultes sur des « comptes ouverts hors de l’Iraq sous des noms de personnes physiques » était susceptible de constituer un acte de corruption répréhensible.

Pourtant, il ne nous semble pas que l’appréciation de la prévisibilité de la loi doive se faire en fonction de la qualité du justiciable à qui celle-ci s’impose.

La loi étant par principe la même pour tous, sa prévisibilité devrait s’apprécier de manière objective, indépendamment des qualités ou ressources intrinsèques des différentes catégories de justiciables.

Aussi, il ne devrait pas y avoir lieu de prendre en considération la situation personnelle des justiciables qui contestent la prévisibilité d’une loi pour déterminer si cette contestation est bien-fondée ou non. De même, il ne saurait être pris en compte leur capacité à pouvoir s’entourer utilement de « conseils éclairés » pour anticiper les conséquences exactes d’un texte.

Considérer l’inverse reviendrait à admettre qu’une loi pourrait être suffisamment prévisible pour les uns, et pas suffisamment pour les autres.

En réalité, il nous semble que ces développements de la cour doivent davantage s’analyser comme une argumentation surabondante, aux allures de reproche à l’égard des sociétés requérantes.

La cour ne manque pas, en effet, de souligner leur manque de probité manifeste dans le cadre de leurs opérations, notamment caractérisé par le recours à des sociétés écrans. Ce comportement peut effectivement apparaître comme une volonté de dissimulation de leur part. Par voie de conséquence, cela semble révéler le fait qu’elles avaient connaissance d’un risque pénal.

La cour profite, par ailleurs, de ces développements pour envoyer un signal d’alerte aux entreprises intervenant sur la scène internationale : on exige d’elles une « prudence accrue » et qu’elles mettent « un soin particulier à évaluer les risques (…) le cas échéant en ayant recours à des conseils éclairés ».

Une décision rendue à l’unanimité.

Cette circonstance n’est pas si rare mais elle mérite d’être soulignée ici : les juges ont considéré que la France n’a pas violé l’article 7 de la Convention à l’unanimité.

L’inverse aurait été évidemment du plus mauvais effet dans le cadre d’un arrêt où, en substance, il est relevé qu’il n’y a pas de place au doute sur ce sujet.

La cour souligne ainsi être « convaincue » à double titre : « la cour est non seulement convaincue que l’infraction dont les sociétés requérantes ont été reconnues coupables avait une base « au moment où elle a été commise (...) d’après le droit national » pertinent, mais également que cette infraction était définie avec suffisamment de clarté pour satisfaire à l’exigence de prévisibilité au sens de l’article 7 de la Convention ».

Sans doute cette position ferme démontre-t-elle un certain agacement de la cour vis-à-vis de la persévérance contentieuse des requérantes qui les a menées jusqu’à elle.

Néanmoins - et ce point n’est d’ailleurs que très succinctement évoqué par la cour dans son arrêt - il y a lieu de rappeler que les sociétés requérantes n’ont pas été condamnées en première instance par les juges français.

Le Tribunal correctionnel de Paris a notamment relevé que le délit de corruption active n’était pas caractérisé dès lors que le système de financement occulte avait été mis en place par les plus hauts dirigeants iraquiens, lesquels n’avaient pas agi à titre personnel ou privé. Il n’était par ailleurs pas démontré un quelconque enrichissement au bénéfice personnel d’agents publics.

Si cette position n’a pas été celle de la cour d’appel ni celle de la Cour de cassation, force est de constater que contrairement à ce que retient la CEDH, la condamnation des sociétés requérantes n’allait donc pas forcément de soi.

On peut effectivement considérer que celles-ci auraient pu anticiper l’existence d’un risque pénal ; le doute quant à la caractérisation effective de l’infraction visée à l’article 435-3 du Code pénal restait, quant à lui, permis.

Ambroise Vienet-Legué
Avocat à la Cour
Barreau de Paris
Ancien Secrétaire de la Conférence
www.avl-avocat.com

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Notes de l'article:

[1Résolution 660 du 2 août 1990.

[2Résolution 986 du 14 avril 1995.

[3CEDH 21 octobre 2013, Del Río Prada c. Espagne, requête n° 42750/09.

[4CEDH 15 mai 2023, Sanchez c. France, requête n° 45581/15.

[5Décret n°90-681 du 2 août 1990.

[6CEDH 17 mai 2010, Kononov c. Lettonie, req. n°36376/04.

[7CEDH 6 mars 2012, Huhtamäki c. Finlande, req. n° 54468/09.

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