Après avoir été embauché en CDI en qualité de directeur national des opérations par la société Contitrade France (filiale du groupe Continental qui exploite le réseau Bestdrive) au mois de juin 2016, un salarié avait été nommé Directeur Général (salarié) de l’entreprise à compter du mois de janvier 2018. Quelques mois plus tard, il en avait été nommé Président (mandat social) et s’était vu confier divers mandats sociaux tous exercés à titre gratuit.
Courant 2019, il a manifesté son désaccord sur les conditions dans lesquelles le groupe conduisait une politique de réduction des effectifs (fermeture d’agences sans mise en œuvre d’un plan social).
Après avoir exprimé son désaccord, de manière plus accentuée, il a subi des agissements dégradant ses conditions de travail et son état de santé de la part de ses responsables au sein du Groupe et personnes sur son lieu de travail.
Après avoir vainement tenté de lui imposer une rupture conventionnelle dans des conditions humiliantes, l’entreprise lui indiquait, après la mi-janvier 2020, qu’elle envisageait de le révoquer de ses mandats. Elle lui demandait parallèlement de suspendre toutes ses activités.
Vers la fin janvier 2020, il a adressé un mail à plusieurs dirigeants du groupe pour se plaindre d’accès potentiellement illégaux au contenu de sa boite mail et à son agenda, demandant qu’une enquête soit ouverte.
Dans les jours qui ont suivi, il a été révoqué de tous ses mandats et convoqué à un entretien préalable en vue de son éventuel licenciement. Un mois après l’entretien préalable, il sera licencié pour faute grave, l’entreprise évoquant des méthodes de management déviantes ayant eu pour conséquence de mettre ses collaborateurs en souffrance, des notes de frais injustifiées et une dénonciation calomnieuse avec intention de nuire. Ce dernier grief visait précisément le mail qu’il avait adressé.
Procédure prud’homale.
Le salarié saisissait, le 3 mars 2021, le conseil de prud’hommes de Compiègne, de diverses demandes, tenant tant à l’exécution de son contrat de travail qu’à la rupture de son contrat de travail. Il demandait, entre autres choses, que son licenciement soit déclaré nul et sa réintégration ordonnée car il avait été licencié pour une faute grave qui n’existait pas et ce bien qu’il avait remis à son employeur un arrêt de travail pour maladie professionnelle.
Les faits démontraient en effet que, nonobstant sa nomination aux fonctions de Président, son contrat de travail s’était poursuivi. Le salarié justifiait en effet être resté sous l’étroite subordination des dirigeants de la maison mère de l’entreprise et établissait les agissements de ceux-ci à son encontre.
Sans surprise, le conseil de prud’hommes de Compiègne l’avait débouté de toutes ses demandes au titre de la nullité du licenciement. Piètre lot de consolation, il avait fait droit à l’une des demandes de nature salariale au titre l’exécution du contrat de travail.
Malgré sa déception, le salarié a conservé sa confiance en ses avocats et a formé appel du jugement.
Devant la Cour d’appel d’Amiens.
L’argumentation du salarié revenait sur la dégradation de ses conditions de travail orchestrée par sa hiérarchie pendant l’exécution de son contrat de travail et de ses mandats (demandant des dommages et intérêts à ce titre). Il expliquait de nouveau les raisons qui l’avait conduit à adresser le mail litigieux aux décideurs de l’entreprise et exposait que ce mail n’avait pas d’autre objet que d’attirer l’attention des dirigeants sur le fait que certains comportements pouvaient être illégaux et qu’il était nécessaire de s’en abstenir.
Il ajoutait deux fondements à sa demande de nullité de son licenciement ; la violation de sa liberté d’expression et la sanction intervenue après la dénonciation de faits de harcèlement moral. Il concluait donc de nouveau à sa réintégration.
La défense de l’entreprise consistait à affirmer que :
(1) Du fait de la nomination aux fonctions de Président, le contrat de travail du salarié avait automatiquement été suspendu ;
(2) Sur le motif de licenciement, que le salarié avait indubitablement commis une faute grave outrepassant sa liberté d’expression en procédant à ce qu’il savait être une dénonciation calomnieuse.
(3) Pour ce qui est de la demande de réintégration, la société demandait le débouté affirmant qu’en tout état de cause une telle réintégration était matériellement impossible, le salarié ayant été remplacé dans ses fonctions et aucun poste équivalent n’étant disponible dans l’entreprise.
La cour n’a pas suivi ces arguments.
1) Sur le cumul du mandat et du contrat de travail.
L’employeur affirmait que les conditions d’un cumul contrat de travail/mandat social n’étant pas remplies le cumul évoqué par le salarié étant par nature impossible.
Il ajoutait qu’en tout état de cause le salarié n’avait pas conservé son emploi salarié après ses nominations aux fonctions de Président.
Le salarié faisait observer que la renonciation au bénéfice d’un contrat de travail préexistant doit être claire et non équivoque [1] et, qu’en l’espèce, aucune mention des procès-verbaux de nomination ou aucun avenant à son contrat de travail n’avait prévu que le contrat de travail serait suspendu. Bien au contraire, le PV de l’Assemblée générale qui l’avait nommé aux fonctions de Président, mentionnait expressément que « Monsieur XXX cumulera cette fonction avec celle de Directeur Général ». Il rappelait en outre qu’il est de jurisprudence constante qu’en présence d’un contrat de travail antérieur, c’est à celui qui conteste le lien de subordination d’en rapporter la preuve [2].
La cour d’appel, entrant dans détail des pièces et arguments des parties avec une extrême précision, a relevé plusieurs éléments contredisant les affirmations de l’employeur :
- En premier lieu, elle a confirmé que c’est à celui qui soutient qu’il a été mis fin au contrat de travail d’en rapporter la preuve ce qui n’était pas le cas en l’espèce, la forme sociale et les statuts de la société permettant le cumul d’un mandat social et d’un contrat de travail ;
- Elle a relevé ensuite que la société reconnaissait qu’après sa première nomination (aux fonctions de Directeur Général), le salarié avait conservé le bénéfice de son contrat de travail ;
- Elle a observé ensuite que le salarié avait conservé ses fonctions techniques après sa nomination aux fonctions de Président ;
- Que les fonctions de Président étaient exercées à titre gratuit et que sa nomination auxdites fonctions ne s’était accompagnée d’aucune modification de sa rémunération ;
- Que les mentions sur ses bulletins de salaire étaient restées exactement les mêmes ce qui démontre que la rémunération ne concernait que les fonctions salariées conservées par le salarié ;
- Pour ce qui est de la perte « automatique » des fonctions salariées, la cour a observé que les mentions même de la lettre de licenciement démontraient que le salarié était resté sous la subordination de l’entreprise puisqu’il avait conservé des fonctions de cadre-dirigeant après sa nomination aux fonctions de Président, qu’il n’avait pas été remplacé dans ses fonctions techniques après sa nomination ce qui confirmait qu’il les avait conservées ;
- Enfin, la cour a observé que durant toute la durée de la procédure de reconnaissance de la maladie professionnelle du salarié, l’entreprise n’avait jamais évoqué la suspension du contrat de travail qu’elle revendiquait devant la cour.
De tout ce qui précède, elle a tiré la conclusion que le contrat de travail n’avait pas été suspendu.
2) Le motif de licenciement constituant une atteinte à la liberté d’expression le licenciement est nul de plein droit.
L’analyse à laquelle a procédé la cour a permis de faire ressortir d’une part que l’email que le salarié avait envoyé était rédigé en termes prudents et respectueux et d’autre part qu’il s’était limité à attirer l’attention de décideurs sur des agissements pouvant être répréhensibles. La cour a également constaté que la lettre de licenciement travestissait la réalité, l’employeur ayant prétendu que le salarié avait enregistré une conversation téléphonique à l’insu de son interlocuteur alors qu’il n’avait fait que retranscrire les termes d’un message téléphonique laissé sur son répondeur…
Dans de telles conditions, la cour a considéré que le salarié n’avait pas excédé sa liberté d’expression et que son licenciement, intervenu en violation de sa liberté fondamentale d’expression était nul sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres griefs.
La cour fait ici une application pratique exemplaire de la théorie et de la jurisprudence relative au « motif contaminant selon lesquelles dès lors que l’un des motifs de licenciement justifie à lui seul la nullité du licenciement, les juges du fond n’ont pas à apprécier les autres griefs évoqués par l’employeur pour prononcer le licenciement. On trouve un exemple d’une précédente application de cette jurisprudence en matière d’atteinte à la liberté d’expression dans un arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 4 octobre 2023 (n° 22-17.734).
3) La réintégration, conséquence automatique en cas de nullité du licenciement.
En cas de violation par l’employeur d’une liberté fondamentale et/ou constitutionnelle, je juge prononce la réintégration du salarié et condamne l’employeur au paiement d’une indemnité dont le montant est égal à celui des salaires dont le salarié a été privé entre son licenciement et sa réintégration.
La jurisprudence ayant précisé que, bien qu’indemnitaire, cette somme indemnitaire a une nature salariale dès lors qu’elle est versée à l’occasion du travail et entre donc dans l’assiette des cotisations sociales [3] elle en a logiquement tiré la conséquence qu’elle ouvre droit à congés payés sauf lorsque le salarié a occupé un autre emploi durant la période d’éviction comprise entre la date du licenciement nul et celle de la réintégration dans son emploi [4].
A la différence de ce qu’a décidé la jurisprudence pour les autres causes de nullité, le montant des sommes allouées en cas d’atteinte à une liberté fondamentale et/ou constitutionnelle n’est pas diminué des revenus de substitution perçus par le salarié dans l’intervalle (allocation chômage par exemple) ou qu’il a pu se procurer en acceptant un emploi de transition.
En l’espèce, le salarié ayant été licencié au début du mois de mars 2020 et l’arrêt d’appel ayant été prononcé le 4 septembre 2024, la cour a condamné l’entreprise au paiement de 53 mois de salaire majoré des congés payés (plus d’1,5 million d’euros) en précisant que la société devrait payer le salaire mensuel moyen du salarié majoré des congés payés tant que le salarié ne serait pas réintégré. Elle a également rappelé que le salarié doit être payé des LTIP (Long Terme Incentive Plan) qu’il aurait perçus s’il n’avait pas été licencié.
Pour une fois, les délais procéduraux ne pénalisent pas le salarié…
4) Les intérêts au taux légal, la capitalisation des intérêts et les modalités de règlement des condamnations à intervenir.
La cour a considéré que les créances à caractère salarial seront assorties des intérêts au taux légal à compter de la réception par la Société Contitrade France de la convocation devant le Bureau de conciliation et d’orientation et les créances à caractère indemnitaires des intérêts au taux légal à compter du prononcé de l’arrêt. Elle a en outre ordonné la capitalisation des intérêts dus pour une année entière.
Ce qui est plus inhabituel est que la cour a ajouté, suivant en cela l’argumentation du salarié, que :
- les intérêts au taux légal sur les créances à caractère salarial produiront un intérêt au taux légal s’appliquant sur les sommes brutes avant prélèvement des cotisations sociales et du prélèvement de l’impôt sur le revenu à la source pour celles qui seraient concernées par ces prélèvements.
- avant le règlement au salarié des condamnations (tant pour le principal que pour les intérêts) prononcées par l’arrêt, pour celles qui seraient assujetties au prélèvement d’impôt à la source dû par ce dernier, la société Contitrade France devra interroger le service des impôts par le biais du service TOPAZe, afin de se voir communiqué le taux d’imposition personnalisé du salarié.
Lorsqu’elle exécutera l’arrêt, la Société Contitrade France devra donc :
- calculer les intérêts au taux légal sur le montant brut des créances salariales, et non sur le montant net à payer au salarié après précompte des cotisations sociales et de la retenue à la source. Il est donc important de penser à faire préciser par les juridictions la base de calcul des intérêts au taux légal.
- chercher à se faire communiquer le taux d’imposition personnalisé du salarié au lieu d’appliquer d’office le taux par défaut de retenue à la source d’impôt sur le revenu (ce qu’elle avait fait lorsqu’elle a réglé la condamnation salariale prononcée par le Conseil de prud’hommes de Compiègne).
5) Une condamnation au titre de l’article 700 du Code de procédure civile tenant compte du travail effectué. Enfin !
En effet, alors que le salarié avait versé au débat la plupart des notes d’honoraires qu’il avait réglées et demandé que la société soit condamnée à lui payer 30.000 euros sur le fondement de l’article 700 du Code de Procédure civile, la cour est entrée en voie de condamnation à hauteur de 18.000 euros.
Comme on peut s’en douter, chacune des parties a développé un argumentaire précis.
Les conclusions d’appel du salarié étaient développées sur 151 pages et celles de l’employeur sur 53 pages.
Les avocats ont eu la double surprise d’entendre la magistrate auteur du rapport les féliciter pour la qualité de leurs conclusions et de constater, grâce aux questions posées par la magistrate, qu’elles avaient été lues de la première à la dernière ligne.
Pour une fois enfin, il a été tenu compte du travail effectué puisque la cour a condamné la partie perdante à payer 18.000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.
Discussion en cours :
Bonjour Maître,
Félicitations pour votre brillante victoire.
Un détail ; vous écrivez "Ce qui est plus inhabituel est que la cour a ajouté, suivant en cela l’argumentation du salarié, que :
les intérêts au taux légal sur les créances à caractère salarial produiront un intérêt au taux légal s’appliquant sur les sommes brutes avant prélèvement des cotisations sociales et du prélèvement de l’impôt sur le revenu à la source pour celles qui seraient concernées par ces prélèvements."
Pour moi c’était toujours le cas, non ?
Ainsi un arrêt de cassation (18 novembre 2015, Pourvoi n° 14-20.481) indiquait :
"CASSE et ANNULE, mais seulement en ce qu’il fixe au 1er octobre 2005 le point de départ des intérêts au taux légal sur les sommes de 540,38 euros brut, outre 54,03 euros brut au titre des congés payés afférents à payer par la société Wilo Salmson France à M. X..., l’arrêt rendu le 20 décembre 2013, entre les parties, par la cour d’appel de Caen ;
DIT n’y avoir lieu à renvoi ;
Dit que les intérêts au taux légal sur les sommes de 540,38 euros et 54,03 euros courent à compter de chaque échéance devenue exigible ;"
Et donc les intérêts étaient calculés sur la somme brute.
Bonne semaine