I. Une entreprise, dénommée Cadusun, a confié en 2010 à une autre entreprise, assurée auprès de la SMA (alors Sagena), la fourniture et la pose de panneaux photovoltaïques sur les toitures de deux bâtiments agricoles.
Ces bâtiments agricoles n’appartiennent pas à la société Cadusun, mais à Monsieur M.
Postérieurement aux travaux d’installation des panneaux photovoltaïques, la société Cadusun a conclu avec Monsieur M. un bail emphytéotique lui donnant un droit réel sur les bâtiments.
Se plaignant de dysfonctionnements affectant la production d’énergie de l’installation, l’entreprise a d’abord obtenu une expertise judiciaire devant le juge des référés. Puis, après dépôt du rapport d’expertise, a assigné la compagnie d’assurance SMA, en réparation des ouvrages sur le fondement de la garantie décennale.
Par jugement du 5 novembre 2021, le tribunal de commerce condamne l’assureur à indemniser la société Cadusun.
Il faut ici préciser que c’est en cours d’instance que la société Cadusun a conclu son bail emphytéotique. Sa signature est intervenue le 14 janvier 2020, soit près de 10 ans après l’installation des panneaux photovoltaïques.
La décision du tribunal est confirmée par la Cour d’appel de Rennes par un arrêt du 15 décembre 2022.
Pour la SMA, cette dernière ne pouvait pas agir à son encontre sur le fondement de la garantie décennale dès lors que l’ouvrage litigieux a été édifié avant l’entrée en vigueur du bail emphytéotique.
Le raisonnement de la compagnie d’assurance devant la 3ᵉ chambre civile de la Cour de cassation était le suivant.
La loi attache l’action en garantie décennale à la propriété de l’ouvrage. Cela signifie que seul le propriétaire de l’ouvrage peut bénéficier de la garantie décennale qui lui est attaché.
L’article 1792 du Code civil vise en effet le maître ou l’acquéreur de l’ouvrage. Il est d’ailleurs jugé de manière constante que seul le propriétaire de l’ouvrage a qualité pour agir [2].
Il est vrai que les droits réels temporaires dont dispose l’emphytéote, c’est-à-dire le locataire dans un bail emphytéotique, sur l’ouvrage qu’il a réalisé sur le bien loué, peuvent lui donner un droit et une qualité pour agir sur le fondement de la garantie décennale. C’est ce qu’a jugé la Cour de cassation dans un arrêt du 7 octobre 2014 (n°13-19.448).
Cependant, toujours suivant le raisonnement de la compagnie d’assurance, les droits réels de l’emphytéote ne peuvent pas porter sur un ouvrage préexistant à la conclusion du bail emphytéotique.
En d’autres termes, l’ouvrage édifié antérieurement à la conclusion du bail reste appartenir au propriétaire, le bailleur. Lui seul aurait la qualité pour agir sur le fondement de la garantie décennale.
Par ailleurs, il est également vrai qu’un bail emphytéotique peut conférer à l’emphytéote la qualité de maître d’ouvrage des travaux engagés sur le bien objet du bail emphytéotique, y compris pour un ouvrage exécuté avant la signature du bail.
Mais il faut alors que cette stipulation soit expresse. Or, toujours selon la SMA, en l’espèce, la cour d’appel n’a pas caractérisé l’existence d’une telle clause dans le bail emphytéotique conclu entre la société Cadusun et Monsieur M.
La SMA demandait par conséquent la réformation de l’arrêt de la cour d’appel en ce que cette dernière avait retenu la qualité pour agir de la société Cadusun.
II. La Cour de cassation avait déjà considéré que le locataire n’est titulaire que d’un simple droit de jouissance. Il n’a donc pas les attributs du propriétaire de l’ouvrage et sa qualité de locataire ne lui permet pas d’agir sur le fondement de la garantie décennale à l’encontre du constructeur ou de sa compagnie d’assurance [3].
De même, la Cour de cassation a exclu le droit de l’usufruitier pour agir sur le fondement de la garantie décennale, seul le nu-propriétaire dispose de cette qualité à agir [4].
Il n’en va semble-t-il différemment que si c’est l’usufruitier qui a lui-même édifié l’ouvrage dont il est alors propriétaire [5].
Ces solutions sont néanmoins sensiblement différentes de celle qui doit s’applique en matière de bail emphytéotique, puisque ce dernier a pour objet et pour effet de conférer à l’emphytéote un droit réel sur le bien objet du bail.
III. La Cour de cassation confirme la solution de la Cour d’appel de Rennes en retenant que l’emphytéote dispose de droits étendus sur l’ouvrage mis à sa disposition, et sur lequel il détient un véritable droit réel.
La Cour de cassation rappelle d’abord qu’au terme des articles L451-1 et suivants du Code rural et de la pêche maritime :
« Le bail emphytéotique (…) est une convention par laquelle le bailleur transfère au preneur, pour une durée supérieure à dix-huit ans et pouvant aller jusqu’à quatre-vingt-dix-neuf ans, la charge de l’entretien et de la valorisation d’un patrimoine immobilier en conférant à celui-ci un droit réel, cessible, saisissable et susceptible d’hypothèque lui permettant notamment, sauf clause contraire, de profiter de l’accession pendant la durée de l’emphytéose et d’acquérir au profit du fonds des servitudes actives et de les grever, par titres, de servitudes passives, pour un temps n’excédant pas la durée du bail, en contrepartie de l’accession sans indemnité en fin de bail de tous travaux et améliorations réalisés par le preneur au profit du bailleur ».
La Cour de cassation souligne ensuite que dans le cadre de ce régime très particulier qu’est celui du bail emphytéotique, le preneur est contraint d’assumer toutes les contributions et charges du bien qui lui est confié.
Il est également tenu de toutes les réparations de toute nature affectant les ouvrages objet du bail. La Cour de cassation précise ici que cette obligation s’impose au preneur « tant en ce qui concerne les constructions existantes au moment du bail que celles qui auront été élevées en exécution de la convention ». S’agissant des ouvrages édifiés avant l’entrée en vigueur du bail, la seule limite aux obligations du preneur réside dans le fait qu’il « n’est pas obligé de reconstruire les bâtiments détruits par cas fortuit, force majeure, ou par un vice de construction antérieur au bail ».
En conséquence, et « sauf stipulation contraire, l’emphytéose emporte, par elle-même, dès l’entrée en jouissance par l’effet du bail et pendant toute la durée de celui-ci, transfert du bailleur au preneur des actions en garantie décennale et en réparation à raison des désordres affectant les ouvrages donnés à bail ».
La Cour de cassation applique cette solution au litige en concluant que la cour d’appel a légalement justifié sa décision en retenant la qualité de la société Cadusun pour agir sur le fondement de la garantie décennale :
« Ayant relevé que la société Cadusun et M. [E] avaient conclu un bail emphytéotique portant sur l’emprise des panneaux photovoltaïques, leurs accessoires et l’espace non bâti les surplombant, la cour d’appel, devant laquelle l’assureur ne se prévalait d’aucune stipulation par laquelle le bailleur se serait réservé l’action en garantie décennale sur les ouvrages existants au moment du bail, en a exactement déduit, sans être tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, que la société Cadusun avait, dès la conclusion du bail emphytéotique, qualité à agir sur ce fondement, à raison des désordres affectant ces panneaux. Elle a ainsi légalement justifié sa décision ».
IV. La solution retenue par la Cour de cassation parait logique au regard du fait que le bail emphytéotique emporte le transfert à l’emphytéote du droit réel sur la chose objet du bail.
Il serait en conséquence étonnant de limiter les droits qu’il détient en cette qualité d’emphytéote en lui interdisant les actions que le véritable propriétaire du bien objet du bail peut lui-même engager.
Si le propriétaire de l’ouvrage a la qualité pour agir sur le fondement de la garantie décennale, alors l’emphytéote qui détient un droit réel sur la chose doit également être regardé comme ayant cette qualité pour agir sur le fondement de la garantie décennale.
Le fait que l’emphytéote n’ait éventuellement pas été le maître d’ouvrage à l’origine des travaux ne peut pas être un argument.
D’ailleurs, par analogie, la garantie décennale se transmet à tous les propriétaires successifs de l’ouvrage. Il n’y a donc rien de choquant à ce que l’emphytéote détienne à son tour la qualité pour agir sur le fondement de la garantie décennale.
V. Une question, sans doute naïve, pourrait ici se poser. Si l’on applique la logique de la solution retenue jusqu’au bout, faudrait-il alors accepter que l’emphytéote agisse sur le fondement de la garantie décennale à l’encontre du bailleur lui-même.
En effet, en application de l’article 1792-1 2° du Code civil, « Est réputé constructeur de l’ouvrage (…) Toute personne qui vend, après achèvement, un ouvrage qu’elle a construit ou fait construire ». Le propriétaire d’un ouvrage édifié par un précédent propriétaire qui en était le maître d’ouvrage, peut donc agir à l’encontre de ce dernier sur le fondement de la garantie décennale.
Dès lors que l’emphytéote a les attributs du propriétaire pour agir sur le fondement de la garantie décennale, quel argument juridique pourrait empêcher sa capacité d’agir à l’encontre du bailleur, qui est le propriétaire et maître d’ouvrage d’origine. Sans doute que l’article 1792-1 2° du Code civil exige que le transfert du droit sur l’ouvrage soit formalisé par une vente, et non par un bail emphytéotique.
Il demeure que si le droit d’agir a bien été transféré à l’emphytéote, il doit être transféré intégralement.
Il sera intéressant de vérifier ce que retient la Cour de cassation sur ce sujet, si l’occasion lui en est donnée.
VI. La solution est également logique au regard des obligations de l’emphytéote. La Cour de cassation souligne en effet que le preneur est tenu de toutes les réparations de toute nature affectant les ouvrages objet du bail. Il n’est pas anodin que la Cour de cassation prenne le soin de rappeler que le preneur a « la charge de l’entretien et de la valorisation d’un patrimoine immobilier ».
La Cour de cassation retient ici que cette obligation s’impose au preneur « tant en ce qui concerne les constructions existantes au moment du bail que celles qui auront été élevées en exécution de la convention ».
Il serait donc contradictoire de conférer au preneur une obligation d’entretien et de valorisation, qui va bien au-delà de celle du locataire d’habitation ou du preneur commercial, sans lui accorder le pouvoir de faire appliquer toutes les garanties attachées à l’ouvrage, et de pouvoir agir pour obtenir la réparation de tous les désordres et vices affectant le bien objet du bail emphytéotique.
VII. Il est intéressant de relever que la SMA tentait de poser pour principe que l’emphytéote ne pouvait pas agir sur le fondement de la garantie décennale pour des ouvrages antérieurs à l’entrée en vigueur de son bail, sauf, par exception, si une clause du bail en stipule le contraire.
La Cour de cassation inverse le raisonnement en rappelant que le principe est la qualité du preneur pour agir sur le fondement de la garantie décennale, sauf, par exception, stipulation contraire qui aurait réservé cette qualité à agir au bailleur.
La Cour de cassation écrit en effet dans sa décision que :
« L’assureur ne se prévalait d’aucune stipulation par laquelle le bailleur se serait réservé l’action en garantie décennale sur les ouvrages existants au moment du bail ».
VIII. Un point du dossier nous interpelle cependant.
L’arrêt de la Cour de cassation se concentre sur le fait que le bail emphytéotique donne à l’emphytéote la qualité pour agir sur le fondement de la garantie décennale attachée à un ouvrage édifié avant la conclusion du bail.
Cependant, la question de la date du bail emphytéotique par rapport à la date d’apparition des désordres, et surtout de l’assignation en justice n’est pas posée par la décision.
Or, de ce qu’il est possible de comprendre de ce dossier, l’assignation en référé expertise a été engagée en 2014, et le jugement rendu au fond par le tribunal de commerce date du 5 novembre 2021.
Le bail emphytéotique a été conclu le 14 janvier 2020. Soit en cours de procédure et manifestement après l’assignation de l’assureur.
Nous nous interrogeons par conséquent sur le fait de savoir si l’emphytéote avait bien qualité à agir en 2014, puis au fond devant le tribunal de commerce, à une date à laquelle il n’avait pas encore la qualité de preneur.
IX. Enfin, l’avocat qui doit conseiller ses clients sur l’opportunité d’une action en justice ne manquera pas de relever la durée de la procédure judiciaire.
La panne des panneaux photovoltaïques est semble-t-il intervenue en 2014. C’est en tout cas dans le courant de cette année 2014 que l’action a été engagée en référé par la société Cadusun pour que soit ordonnée une expertise judiciaire.
Il faut attendre 2021, soit 7 ans, pour que le tribunal judiciaire rende sa décision au fond. Puis, il faut attendre 1 an, ce qui est très raisonnable, pour que la Cour d’appel de Rennes rende son arrêt.
Puis, il faut attendre encore un an et demi pour que la Cour de cassation tranche le litige.
Entre la découverte des désordres et la décision de justice de la Cour de cassation qui clôt le litige, 10 ans se sont écoulés. Espérons que les panneaux photovoltaïques ont pu être réparés avant l’achèvement de la procédure, ou qu’ils n’ont pas trop rouillé depuis qu’ils sont tombés en panne.