1. Fausses écoutes sur les plateformes de musique : de quoi s’agit-il ?
Les fausses écoutes musicales sont définies par le Centre National de la Musique (CNM) comme des « procédés permettant d’augmenter artificiellement le nombre d’écoutes d’un titre ou d’un album sur les plateformes de musique, dans le but de générer un revenu ».
Le phénomène n’est pas nouveau mais le CNM, à la demande du Ministère de la Culture, a entrepris de faire une analyse approfondie de ces pratiques pour en évaluer l’ampleur.
C’est la première fois dans le monde qu’une instance publique s’est attelée à une telle analyse. Pour ce faire, le CNM a contacté l’ensemble des acteurs de la filière musicale et, durant plus de 18 mois, a mené son enquête pour étudier la manipulation d’écoutes sur les plateformes de musique en ligne. Le 16 janvier 2023, son rapport révélait au grand public un diagnostic vertigineux : 1% à 3% des écoutes en streaming en France sont fausses ! On dénombre entre 1 et 3 milliards de fake streams en 2022 !
Techniquement, qu’est-ce qu’un fake stream ?
Tout d’abord, précisons qu’il faut un minimum de 30 secondes d’écoute d’un fichier musical pour comptabiliser une écoute et pouvoir le monétiser sur une plateforme de streaming.
Pour booster le nombre de ces écoutes, de nombreux acteurs font des offres d’achat de streams sur le marché :
- des sites de référencement proposent d’augmenter le positionnement des morceaux de leurs clients artistes sur les plateformes de diffusion musicale ;
- des agences proposent l’inclusion de titres dans une playlist (vraie ou fausse) pour augmenter le nombre d’écoutes, sous forme d’un service de promotion externe ;
- des échanges proposant des offres pour augmenter le nombre de vues sur YouTube, Spotify ou SoundCloud.
Ces fausses écoutes sont réalisées par des robots ou des personnes physiques. Voici quelques techniques utilisées par les fraudeurs :
- logiciels robots (bots) qui écoutent des morceaux en boucle pendant 31 secondes ;
- intrusion dans des comptes payants à l’insu des utilisateurs ;
- achat de vrais comptes pour orchestrer des écoutes à grande échelle ;
- fraude aux playlists ;
- utilisation de réseaux de téléphonie mobile.
Au fil du temps, les fraudeurs se perfectionnent et leurs méthodes évoluent sans cesse ; ils adoptent des techniques de plus en plus sophistiquées pour tromper les systèmes. En réponse à ces pratiques, les plateformes de streaming développent des mesures pour détecter et éliminer les faux flux mais la fraude continue de proliférer.
Enfin, l’analyse du CNM montre que cette triche mondiale touche tous les catalogues, qu’il s’agisse de ceux des majors, des labels indépendants, du répertoire français comme international, des nouveautés comme du back catalogue. Hip-hop, pop/rock, rock/métal, classique, chanson française, musiques d’ambiance : bref, tous les styles musicaux sont concernés.
2. Répercussions des fausses écoutes musicales et impacts pour les différents acteurs.
Juridiquement, voici le principe de rémunération en vigueur : les ayants-droits perçoivent, pour chaque titre, la part qu’ils représentent dans l’ensemble des écoutes du marché national sur une année. Cela revient à faire un pot commun, puis une redistribution proportionnelle. Les manipulations frauduleuses déséquilibrent donc tout le système de répartition des revenus des musiciens.
Et, disons-le tout de go, en ayant recours à l’utilisation de bots ou de fausses écoutes, l’artiste qui triche se paie sur ceux qui ne trichent pas. Il biaise le calcul de rémunération des ayants-droits. Les premières victimes de ces manipulations d’audience sont donc les autres musiciens. Et le CNM est très clair sur ce point : il s’agit ni plus ni moins de vol.
D’autre part, il est évident que les faux utilisateurs ne se comportent pas comme les fans habituels. Et l’artiste voit donc la mesure de sa popularité tronquée, ce qui peut fausser sa stratégie marketing et ses axes de promotion. Les streams frauduleux ne perturbent pas seulement les algorithmes, ils affaiblissent aussi les taux d’engagement du public ; et cela peut réduire la capacité de recommandation d’un artiste en fournissant des informations trompeuses sur son compte.
En plus des artistes, la fraude impacte également les professionnels de la filière musicale. Elle empêche les agents d’artistes, producteurs, managers, maisons de disques, etc. de se fier aux performances en ligne pour repérer des artistes émergents, signer un artiste en label, le programmer en concert ou en radio par exemple. Cela empêche donc de développer des stratégies en adéquation avec le réel succès de l’artiste.
Tout cela conduit l’ensemble des acteurs de l’industrie musicale à un manque de confiance dans les chiffres, les indicateurs et les classements affichés.
Depuis le lancement de l‘étude à l’été 2021, le CNM a ainsi pu constater la mobilisation croissante des plateformes, distributeurs et producteurs face à cette problématique ; celle-ci se traduit chez certains d’entre eux par l’accroissement des équipes et ressources dédiées à la lutte contre ces manipulations.
Mais les chiffres masquent la réalité, assure le CNM, qui juge que « l’ampleur de la non-détection doit être soulignée ». « Il s’agit uniquement des comportements anormaux détectés par les plateformes et non de la réalité effective des manipulations de streams, qui est nécessairement supérieure », note à ce titre le SNEP (Syndicat National de l’Edition Phonographique). Rappelons en effet que cette étude se limite aux écoutes générées en France et ne reflète donc pas le niveau des manipulations de streams ailleurs dans le monde.
3. Lutter contre la fraude aux fausses écoutes : détection, sanction et ambigüité.
Tout d’abord, le CNM a indiqué que l’ampleur de la fraude était difficile à chiffrer de façon exacte ; en effet, seules certaines plateformes ont pleinement collaboré (Deezer, Spotify et Qobuz) et ont transmis le volume global des fausses écoutes détectées et des données détaillées sur les 10.000 titres les plus écoutés. Par contre, des acteurs comme Amazon Music, Apple Music et YouTube n’ont pas accepté de partager leurs données, alors même que le CNM leur apportait toutes les garanties de confidentialité. Les résultats de cette étude sont donc partiels et ne révèlent que la partie visible de l’iceberg.
C’est en 2017 que sont apparues ces pratiques de faux streaming dans l’industrie de la musique ; on a réalisé alors que les labels et les artistes étaient de plus en plus enclins à acheter des streams pour augmenter leur positionnement sur les classements musicaux et augmenter leur visibilité.
Et il faut le dire, il y a à ce sujet une vraie ambigüité dans les comportements de certains labels, en particulier des majors. Quand un de leurs artistes est concerné par la fraude aux fausses écoutes, elles sont partagées entre plusieurs attitudes : le respect du droit, la protection de leur artiste et le fait de bénéficier elles aussi des retombées positives du grand nombre de streams dudit artiste. Entre le protéger ou le dénoncer pour qu’il soit sanctionné, leur positionnement n’est pas toujours clair.
Alors il est évident que pour réguler la situation et renforcer la lutte contre la fraude, des actions concertées sont nécessaires.
A cet effet, le CNM a préconisé l’élaboration d’une charte interprofessionnelle de prévention et de lutte contre la manipulation des écoutes en ligne. Adoptée par les acteurs de la filière musicale, elle permettrait notamment de sensibiliser les professionnels, les artistes et les fans aux risques juridiques associés aux manipulations.
Enfin ce document permettrait de formaliser et d’harmoniser des processus d’alerte et de sanctions et de progresser dans les dispositifs de repérage des fake streams en mobilisant la répression des fraudes (DGCCRF) sur le sujet.
Au pénal, comme au civil, il existe plusieurs voies de droit susceptibles d’être utilisées par les personnes morales ou physiques lésées :
- escroquerie ;
- atteinte à un système de traitement automatisé de données (STAD) ;
- pratique commerciale trompeuse au titre de la responsabilité pénale ;
- responsabilité délictuelle ;
- non-respect des conditions contractuelles ou des conditions générales d’utilisation ;
- atteinte au droit des marques ;
- concurrence déloyale au titre de la responsabilité civile.
Ces motifs peuvent permettre à la justice de se prononcer. Encore faut-il pouvoir identifier le commanditaire : est-ce l’artiste ? la maison de disque ? le producteur ? un tiers ? Cette difficulté majeure n’est pas résolue aujourd’hui. En effet, il est très difficile d’identifier l’acteur qui est à l’origine de la demande de manipulation des streams. Et il convient d’être circonspect car, dans certains cas, les accusations de fake streams peuvent être fausses ou exagérées.
En tout état de cause, le CNM réunira désormais régulièrement un comité de suivi des mesures de prévention et de lutte contre les manipulations d’écoutes, et une nouvelle étude sera réalisée en 2024 pour s’assurer de leur efficacité.
Pour les artistes aujourd’hui, il faut bien comprendre que « gagner des vues » est devenu décisif pour leur image et leur marketing. C’est le nerf de la guerre, notamment dans l’industrie musicale. Mais les tricheurs, en faussant les équilibres, ne se rendent pas compte du mal qu’ils font à la musique.
Espérons donc qu’à l’avenir toutes les plateformes s’engageront pleinement dans les prochaines études du CNM, dans une logique de transparence et de coopération ; en effet, c’est tout à fait indispensable pour le bon fonctionnement de la filière et la confiance dans son modèle économique. Une désescalade de ce phénomène frauduleux d’ampleur internationale est à espérer.
Discussions en cours :
De plus il me semble que lorsque les fausses écoutes sont détectées les sanctions sont souvent un banissement des plateformes mais rarement des sanctions judiciaires. Est ce uniquement une idée reçue ou avez vous des chiffres a ce propos ? En tout cas excellent article
Oui, la partie de l’iceberg est plus qu’énorme…