Dans cette affaire, une holding a consenti en 2009 au directeur commercial d’une de ses filiales, une promesse, valable pour cinq ans, de cession d’un maximum de 233 964 actions de cette dernière, au prix définitif de 1 euro par action.
Le dirigeant a acquis en 2011, en application de cette promesse et au prix ainsi fixé, 100 270 actions de la filiale détenues par la holding et les a revendues le même jour, au prix unitaire, résultant de l’évaluation par un commissaire aux apports de la valeur vénale des actions à cette date, de 3,838 euros, à une autre filiale contrôlée majoritairement par la holding.
A la suite d’une vérification de comptabilité, l’administration fiscale a estimé que la cession consentie par la holding au dirigeant était constitutive, compte tenu d’un prix anormalement bas, d’une libéralité, et donc, d’un acte anormal de gestion. L’administration a alors réintégré dans les bénéfices de la holding, au titre de l’exercice clos en 2011, une somme correspondant au gain d’acquisition réalisé par le dirigeant, soit 2,838 euros par action.
La réclamation préalable déposée par la société ayant été rejetée par l’administration fiscale, la société a porté le litige devant le tribunal administratif de Rennes qui a rejeté sa demande.
En appel, la cour administrative d’appel de Nantes a également rejeté la demande en jugeant que la société avait consenti au dirigeant une libéralité constitutive d’un acte anormal de gestion, au motif que le prix auquel cette société avait cédé au dirigeant, en 2011, les actions de sa filiale, était significativement inférieur à leur valeur vénale à cette date. La société soutenait qu’elle s’était trouvée contrainte de céder les titres en litige à ce prix en exécution d’un engagement de cession qu’elle avait contracté à l’égard du dirigeant, mais la Cour d’appel avait écarté cet argument.
La société se pourvoit alors en cassation devant le Conseil d’Etat qui lui donne raison. En effet, pour le Conseil d’Etat, en statuant, tel qu’elle l’a fait, sans rechercher si en consentant, en 2009 au dirigeant, une promesse de vente des actions de la filiale à un prix irrévocablement fixé et alors même que cette promesse n’était pas subordonnée au respect d’engagements pris par ce dernier, la holding avait agi conformément à son intérêt, compte tenu des avantages résultant de l’implication complémentaire qu’elle pouvait attendre, du fait de l’option d’achat qu’elle lui attribuait, de ce cadre dirigeant de la société dont elle détenait les titres, la cour administrative a commis une erreur de droit. Pour le Conseil d’Etat, il n’y a pas, en l’occurrence, d’acte anormal de gestion car la société n’a pas agi contre son intérêt.
On peut ainsi dire que cet arrêt du Conseil d’Etat soutient les mécanismes de motivation actionnariale des dirigeants dans des entreprises, souvent détenues par des holdings.
Rappelons que l’acte anormal de gestion est celui qui met une dépense ou une perte à la charge de l’entreprise ou qui la prive d’une recette sans être justifié par les intérêts de l’exploitation. D’une manière générale, l’acte anormal de gestion est celui par lequel une entreprise décide de s’appauvrir à des fins étrangères à son intérêt [1]. C’est une construction jurisprudentielle qui déroge au principe de la liberté de gestion.
Ainsi, si en principe, le dirigeant d’une entreprise doit pouvoir juger de l’opportunité de sa gestion, sans que l’administration fiscale puisse critiquer son choix (par exemple décider de financer un investissement par l’emprunt plutôt que sur ses fonds propres), cela n’empêche pas l’administration fiscale de faire référence à la notion d’acte anormal de gestion et de procéder à la rectification de certaines opérations. C’est le cas par exemple des sommes facturées à l’entreprise pour des prestations fictives [2], de prise en charge de frais incombant à des entreprises tierces sans aucune contrepartie [3], des dépenses dont le montant est excessif, ou encore, la cession d’un élément de l’actif à un prix minoré.
Ont été qualifiés d’actes anormaux de gestion, des travaux effectués par l’entreprise dans des locaux appartenant à son dirigeant, dès lors que ces travaux ne sont pas utiles ou affectés à l’exploitation [4]. Il y a acte anormal de gestion lorsque des rémunérations sont versées à un salarié attaché au service personnel du dirigeant de l’entreprise [5]. Le fait de renoncer à obtenir une contrepartie lors de la signature d’une concession de licence de marque [6], ainsi que l’acquisition par une société d’un brevet, dont l’inventeur est son propre PDG, alors que la société n’est pas en position d’exploiter le brevet du fait de son objet social et de ses difficultés financières [7], constituent des actes anormaux de gestion. Un surprix payé sans justification à un fournisseur étranger constitue un a acte anormal de gestion [8].
Lorsque l’administration invoque le caractère anormal d’un acte de gestion, c’est à elle d’apporter la preuve que cet acte n’a pas été accompli dans l’intérêt de l’entreprise.
Dans un arrêt du 4 juin 2019, le Conseil d’Etat a jugé que pour démontrer le caractère anormal d’une cession à prix minoré d’un élément de l’actif circulant, l’administration fiscale doit établir non seulement l’existence d’un écart significatif entre la valeur vénale du bien cédé et son prix de vente, mais aussi, et surtout l’intention de l’entreprise d’agir contre son intérêt. Cette décision rendue à propos de la cession d’un élément de l’actif circulant ne prend pas la même la position que celle adoptée par le Conseil d’Etat concernant la cession d’une immobilisation. Le Conseil d’Etat ne transpose donc pas la solution retenue en cas de cession d’une immobilisation.
Ainsi, s’agissant d’une cession d’un actif circulant, il appartient, en règle générale, à l’administration d’établir les faits sur lesquels elle se fonde pour invoquer ce caractère anormal.
Or, dans sa décision Société Croë Suisse [9], le Conseil d’Etat a jugé qu’en démontrant l’existence d’un écart significatif entre la valeur vénale d’un actif immobilisé et son prix de cession, l’administration établit le caractère anormal de la transaction de façon suffisante, et qu’il appartient ensuite à l’entreprise de renverser cette présomption en justifiant que l’appauvrissement qui en est résulté a été décidé dans son intérêt, soit que l’entreprise se soit trouvée dans la nécessité de procéder à la cession à un tel prix, soit qu’elle en ait tiré une contrepartie.
Cette position qui rend les choses plus simples pour l’administration fiscale, lorsque la cession porte sur une immobilisation, n’est pas celle qui est retenue lorsque la cession porte un élément de l’actif circulant.
Dans la décision commenté, il est à noter que le Conseil d’Etat a rappelé que s’agissant de la cession d’un élément d’actif immobilisé, lorsque l’administration, qui n’a pas à se prononcer sur l’opportunité des choix de gestion opérés par une entreprise, soutient que la cession a été réalisée à un prix significativement inférieur à la valeur vénale qu’elle a retenue et que le contribuable n’apporte aucun élément de nature à remettre en cause cette évaluation, elle doit être regardée comme apportant la preuve du caractère anormal de l’acte de cession si le contribuable ne justifie pas que l’appauvrissement qui en est résulté a été décidé dans l’intérêt de l’entreprise, soit que celle-ci se soit trouvée dans la nécessité de procéder à la cession à un tel prix, soit qu’elle en ait tiré une contrepartie.
Et, pour le Conseil d’Etat, au cas particulier, il n’y a pas d’acte anormal de gestion car la société n’a pas agi contre son intérêt.
CE 8ème et 3ème chambres réunies, 11/03/2022, N° 453016.