Si en principe, le dirigeant d’une entreprise doit pouvoir juger de l’opportunité de sa gestion, sans que l’administration fiscale puisse critiquer son choix (par exemple décider de financer un investissement par l’emprunt plutôt que sur ses fonds propres), cela n’empêche pas l’administration fiscale de faire référence à la notion d’acte anormal de gestion et de procéder à la rectification de certaines opérations. C’est le cas par exemple des sommes facturées à l’entreprise pour des prestations fictives [1], de prise en charge de frais incombant à des entreprises tierces sans aucune contrepartie [2], des dépenses dont le montant est excessif, ou encore, la cession d’un élément de l’actif à un prix minoré.
Ont été qualifiés d’actes anormaux de gestion, des travaux effectués par l’entreprise dans des locaux appartenant à son dirigeant, dès lors que ces travaux ne sont pas utiles ou affectés [3]. Il y a acte anormal de gestion lorsque des rémunérations sont versées à un salarié attaché au service personnel du dirigeant de l’entreprise [4]. Le fait de renoncer à obtenir une contrepartie lors de la signature d’une concession de licence de marque [5], ainsi que l’acquisition par une société d’un brevet, dont l’inventeur est son propre PDG, alors que la société n’est pas en position d’exploiter le brevet du fait de son objet social et de ses difficultés financières [6], constituent des actes anormaux de gestion. Un surprix payé sans justification à un fournisseur étranger constitue un a acte anormal de gestion [7].
Il faut noter que lorsque l’administration invoque le caractère anormal d’un acte de gestion, c’est à elle d’apporter la preuve que cet acte n’a pas été accompli dans l’intérêt de l’entreprise.
La théorie du risque manifestement excessif, dans l’appréciation de l’acte anormal de gestion, a été abandonnée. C’est ainsi que conformément à la position du Conseil d’État sur l’abandon de la théorie du risque manifestement excessif, [8], la cour administrative d’appel de Versailles a censuré la position de l’administration, en jugeant que lorsqu’une entreprise, à l’occasion d’une opération entrant dans le cadre de son objet social, est victime d’une escroquerie causée par les agissements d’un tiers, l’administration n’est pas fondée à refuser la déduction de la perte correspondante, il importe peu que les dirigeants aient exposé leur entreprise à un risque élevé de perte par leur carence manifeste. En effet il n’y a pas d’acte anormal de gestion dès lors que l’opération n’est pas exclue de l’objet social de l’entreprise et qu’elle a été réalisée dans l’intérêt de l’entreprise, bien que le dirigeant ait procédé au paiement total de marchandises avant leur livraison effective sans vérifier au préalable les documents fournis par le vendeur, qui se sont, par la suite, révélés être des faux [9].
Dans un arrêt du 4 juin 2019, le Conseil d’Etat a jugé que pour démontrer le caractère anormal d’une cession à prix minoré d’un élément de l’actif circulant, l’administration fiscale doit établir non seulement l’existence d’un écart significatif entre la valeur vénale du bien cédé et son prix de vente, mais aussi, et surtout l’intention de l’entreprise d’agir contre son intérêt. Cette décision rendue à propos de la cession d’un élément de l’actif circulant ne prend pas la même la position que celle adoptée par le Conseil d’Etat concernant la cession d’une immobilisation. Le Conseil d’Etat ne transpose donc pas la solution retenue en cas de cession d’une immobilisation.
Ainsi, s’agissant d’une cession d’un actif circulant, il appartient, en règle générale, à l’administration d’établir les faits sur lesquels elle se fonde pour invoquer ce caractère anormal.
Or, dans sa décision Société Croë Suisse, [10], le Conseil d’Etat a jugé qu’en démontrant l’existence d’un écart significatif entre la valeur vénale d’un actif immobilisé et son prix de cession, l’administration établit le caractère anormal de la transaction de façon suffisante, et qu’il appartient ensuite à l’entreprise de renverser cette présomption en justifiant que l’appauvrissement qui en est résulté a été décidé dans son intérêt, soit que l’entreprise se soit trouvée dans la nécessité de procéder à la cession à un tel prix, soit qu’elle en ait tiré une contrepartie.
Cette position qui rend les choses plus simples pour l’administration fiscale, lorsque la cession porte sur une immobilisation, n’est donc pas retenue dans cette affaire dans laquelle la cession porte un élément de l’actif circulant.
En effet, au cas particulier, la société d’investissements maritimes et fonciers, qui exerce une activité de marchand de biens et d’agence immobilière, a fait l’objet d’une vérification de comptabilité, portant sur les exercices clos en 2006, 2007 et 2008, à l’issue de laquelle l’administration fiscale, estimant que la vente par cette société, le 12 janvier 2006, d’une villa située à St-Jean-Cap-Ferrat pour un prix regardé par elle comme inférieur à sa valeur vénale constituait un acte anormal de gestion, a rehaussé ses bénéfices de l’exercice clos en 2006 de la différence entre cette dernière valeur et le prix de vente. Or, la société, qui exerçait l’activité de marchand de biens, soutenait que ce prix de vente lui avait permis de réaliser à bref délai une marge commerciale de 20 %. L’activité de l’entreprise consistait en l’achat-revente de biens immobiliers. Il ne s’agit donc pas de la cession d’un élément de l’actif immobilisé, mais de la cession d’un élément de l’actif circulant.
La société a demandé au tribunal administratif de Nice de prononcer la décharge de la cotisation supplémentaire d’impôt sur les sociétés à laquelle elle a été assujettie au titre de l’exercice clos en 2006. Par un jugement du 24 mars 2016, le tribunal a fait droit à sa demande.
Cependant, par un arrêt du 19 décembre 2017, la cour administrative d’appel de Marseille a, sur appel formé par le ministre de l’action et des comptes publics, annulé le jugement et remis à la charge de la société l’imposition supplémentaire dont elle avait été déchargée par ce jugement, en se fondant sur la seule circonstance que la société avait consenti un prix de vente significativement inférieur à la valeur vénale du bien immobilier en cause.
La société se pourvoit en cassation devant le Conseil d’Etat qui annule l’arrête de la Cour administrative d’appel. En effet, après avoir rappelé que constitue un acte anormal de gestion l’acte par lequel une entreprise décide de s’appauvrir à des fins étrangères à son intérêt, et qu’il appartient, en règle générale, à l’administration, qui n’a pas à se prononcer sur l’opportunité des choix de gestion opérés par une entreprise, d’établir les faits sur lesquels elle se fonde pour invoquer ce caractère anormal, a estimé que pour juger que l’administration devait être regardée comme ayant établi que la vente en litige, qui portait sur un élément du stock de la société, était intervenue dans des conditions étrangères à une gestion commerciale normale, la cour administrative d’appel s’est fondée sur la seule circonstance que la société avait consenti un prix de vente significativement inférieur à la valeur vénale du bien immobilier en cause, sans qu’elle établisse avoir bénéficié en retour d’une contrepartie.
Le conseil d’Etat a donc considéré qu’en jugeant ainsi, sans rechercher si la société, qui exerçait l’activité de marchand de biens et soutenait sans être contredite que ce prix de vente lui avait permis de réaliser à bref délai une marge commerciale de 20 %, s’était délibérément appauvrie à des fins étrangères à son intérêt en procédant à la vente, dans ces conditions, d’éléments de son actif circulant, la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit. La société est donc fondée, selon le Conseil d’Etat, à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque.
On voit bien ici que le Conseil d’Etat refuse de transposer à la cession d’éléments de l’actif circulant le critère simplificateur de l’acte anormal de gestion qu’il a dégagé pour la cession d’un élément de l’actif immobilisé. L’ancienne jurisprudence est maintenue, s’agissant de la cession d’un élément de l’actif circulant. Ainsi dans de tels cas, il incombe à l’administration d’apporter la preuve d’une part, que l’opération n’a pas été réalisée dans l’intérêt de l’entreprise, c’est-à-dire l’existence d’un écart significatif entre la valeur vénale du bien cédé et son prix de vente et, d’autre part, que l’auteur de l’acte a intentionnellement agi contre l’intérêt de l’entreprise, à la différence des cessions d’éléments de l’actif immobilisé pour lesquelles l’administration a été expressément déchargée de cette preuve par le Conseil d’Etat.
L’affaire étant renvoyée, la cour administrative d’appel de Marseille, dans le cadre du renvoi, devra apprécier si l’administration apporte des éléments établissant que la société a intentionnellement agi contre son intérêt.
CE 4-6-2019 n° 418357 .