La loi de blocage, un instrument de protection de notre souveraineté juridique : l’interview de Joffrey Célestin-Urbain, chef du SISSE.

A. Dorange
Directrice juridique & associée Ogma Intelligence
Article réalisé pour la Rédaction du Village de la Justice

3457 lectures 1re Parution: Modifié: 5  /5

Explorer : # souveraineté juridique # protection des données # sécurité économique # loi de blocage

La loi de blocage [1] est un dispositif juridique assez peu connu et encore sous-utilisé [2]. Elle permet pourtant de protéger les données sensibles et stratégiques détenues par les entreprises, en restreignant les effets des procédures extraterritoriales.
Depuis 2022, le Service de l’Information Stratégique et de la Sécurité Économiques (SISSE) au sein de la Direction générale des Entreprises (DGE) est l’interlocuteur des organisations pour faire face aux demandes de communication émanant notamment des autorités étrangères.
Joffrey Célestin-Urbain, chef du SISSE, répond aux questions de la Rédaction du Village de la Justice.

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Village de la Justice : Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la loi de blocage et le rôle du SISSE en la matière ?

Joffrey Célestin-Urbain : Le SISSE, créé en 2016 et réformé en 2019 [3] sous l’impulsion de Bruno Le Maire, a une mission générique de protection des actifs stratégiques de l’économie française face aux menaces étrangères. L’un des risques qui est identifié concerne la captation d’informations sensibles et, parmi les instruments dont on dispose pour lutter contre, il y a la loi du 26 juillet 1968, dite « loi de blocage ». Avec la réforme de 2022 [4], le dispositif connaît une seconde vie, comme instrument de protection de la souveraineté juridique de la France face aux demandes parfois abusives de certaines autorités étrangères.

Le principe est qu’une personne physique ou morale doit, en application de l’interdiction posée par cette loi, refuser de communiquer à des autorités publiques étrangères, « les documents ou les renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique dont la communication est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, aux intérêts économiques essentiels de la France ou à l’ordre public » [5]. Il en est de même pour les communications des informations « tendant à la constitution de preuves en vue de procédures judiciaires ou administratives étrangères ou dans le cadre de celles-ci » [6].

La personne assujettie à l’interdiction de communiquer, à qui une telle demande serait faite, est également tenue d’en informer sans délai le ministre compétent (Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique), c’est-à-dire en pratique le service à compétence nationale chargé de la mise en œuvre de la politique de sécurité économique en France [7], le SISSE placé sous l’autorité du Commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économiques (également Directeur général des entreprises).

V.J : Concrètement, comment-intervenez-vous dans le cadre de la loi de blocage ?

J. C.-U. : Comme je le disais, en application de la loi de blocage, nous devons être alertés (signalement et constitution d’un dossier [8]) des demandes émanant d’autorités étrangères qui entrent dans le champ de la loi.

La loi de blocage nous permet donc d’intervenir, que les demandes soient formulées dans le cadre d’enquêtes officielles ou en l’absence de toute procédure formelle. Elle nous permet de rediriger vers le bon canal d’entraide judiciaire ou administrative, les autorités étrangères qui auraient dû emprunter ces canaux bilatéraux ou multilatéraux. C’est le premier aspect, la fonction de redirection, vers le bon canal quand il existe (ou en en créant un nouveau si nous pensons qu’il y a un enjeu).

De plus, parmi les informations demandées, il peut y en avoir certaines dont la transmission est interdite par l’article 1er de la loi de 1968. Dans ce cas, nous opérons un contrôle, en indiquant à l’entreprise ce qu’elle a le droit de transmettre et ce qu’elle ne peut pas communiquer.

"Désormais, nous pouvons délivrer des avis officiels aux entreprises."

Avant la réforme réglementaire du dispositif de 1968 adoptée au printemps, nous devions nous contenter de simples rappels à la loi. Désormais, c’est une nouveauté, nous pouvons délivrer des avis officiels aux entreprises qui nous saisissent, ce qui permet de donner corps à la loi de 1968, d’en faire un dispositif vivant, invocable plus facilement dans le dialogue avec l’autorité étrangère, au bénéfice des entreprises et de la souveraineté.

V.J : Vous êtes amenés, plus largement, à traiter différents types d’alertes de sécurité économique. Vous nous en dites plus ?

J. C.-U. : Oui, bien sûr ! Une alerte de sécurité économique peut être définie comme une menace étrangère pesant sur un actif stratégique, matériel ou immatériel, pour l’économie française.

Nous avons recensé un peu plus d’une vingtaine de menaces-type, allant de l’ingérence/action souterraine d’États étrangers, à des choses peut-être plus « classiques », comme du vol de données, de brevets, etc. de la part d’un acteur étranger. Je vous donne quelques exemples.

On peut avoir des alertes de nature capitalistique, qui peuvent consister dans le rachat d’une entreprise stratégique française (OPA sur un groupe coté, un étranger qui passe le seuil des 25 %, etc.) ou, de manière moins flagrante, d’un investisseur qui, avec ses 2 ou 3 % de capital, va pousser l’entreprise dans une direction opérationnelle ou stratégique qui n’est pas la sienne et/ou créer un terrain favorable à un démantèlement du groupe.

"Il n’y a pas forcément toujours une menace avérée, mais cela ne coûte rien de s’en assurer."

Il n’y a pas forcément toujours une menace avérée, mais cela ne coûte rien de s’en assurer et il est souvent plus efficace d’anticiper sur la base d’un signal faible que de devoir traiter une menace qui a déjà produit ses effets. Mais lorsque l’acteur étranger présente un profil de risques élevés et que l’on est sur un actif considéré comme stratégique, il faut absolument intervenir parce que nos intérêts souverains sont potentiellement menacés.

Il y a aussi des menaces sur la data sensible, par exemple lorsqu’un étudiant/doctorant/chercheur étranger s’introduit sur un site sensible en France, en méconnaissance des dispositions réglementaires applicables à la protection du potentiel scientifique et technologique de la Nation. Nous traitons 500 à 600 alertes de sécurité économique par an, dont un peu moins de 40 % relèvent de la captation de données sensibles et de propriété intellectuelle sur des cibles stratégiques.

Nous sommes une sorte de gigantesque « gare de triage » de l’information stratégique et de la menace étrangère : lorsque nous sommes en présence d’une information constitutive d’une alerte sur l’un de nos actifs stratégiques (entreprises, laboratoires, etc.), nous mettons en place un plan d’actions spécial coordonné au sein de l’État pour neutraliser la menace étrangère qui est identifiée. Chaque alerte est traitée en mode task force avec des spécialistes du secteur (DGE, experts en intelligence économique, agents du renseignement, autres ministères, etc.) avec une visée opérationnelle.

V.J : Qui peut/doit vous saisir et comment ?

J. C.-U. : Le champ d’application de la loi est large, tout le monde peut donc nous saisir Nous sommes le plus souvent saisis par les directions juridiques, mais cela dépend de l’organisation interne de l’entreprise. Pour la mise en œuvre de la loi de blocage, notre adresse mail fonctionnelle est la suivante : loi.deblocage chez finances.gouv.fr.

Depuis le printemps, les entreprises peuvent s’appuyer sur le guide à usage des entreprises d’identification des données sensibles, réalisé par l’AFEP et le MEDEF [9], pour identifier ce qui est « sensible » (au-delà du RGPD), « très sensible » et notamment « sensible souverain ». Le cas échéant, elle doit ensuite nous saisir et il nous incombe de faire le tri entre ce qui est véritablement problématique et ce qui ne l’est pas.

Au-delà, il est important de travailler en co-construction avec les acteurs économiques, que nous invitons bien sûr à s’informer sur les enjeux de la sécurité économique. C’est la raison pour laquelle, dans le cadre de notre mission de sensibilisation, nous proposons aussi des fiches pratiques sur la sécurité économique « au quotidien » et des outils d’auto-évaluation permettant de mesurer les risques existants ainsi que l’efficacité des mesures déjà prises à l’échelle de l’entreprise.

A. Dorange
Directrice juridique & associée Ogma Intelligence
Article réalisé pour la Rédaction du Village de la Justice

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Notes de l'article:

[1L. n° 68-678, 26 juill.1968, relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères.

[2Sur les limites du dispositif, avant la réforme de 2022, voir R. Gauvain et al., 26 juin 2019, "Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale", Rapp. au Prem. min.

[3D. n° 2019-206, 20 mars 2019, JO 21 mars, relatif à la gouvernance de la politique de sécurité économique.

[5Art. 1er de la loi de blocage.

[6Art. 1er bis de la loi de blocage.

[7Art. 2 du décret du 18 févr. 2022.

[8Art. 3 du décret du 18 févr. 2022 et Arr. du 7 mars 2022.

[9Association française des entreprises privées ; Mouvement des entreprises de France. Guide accessible notamment sur https://sisse.entreprises.gouv.fr.

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