La présence des étrangers devant les préfectures n’est plus (l’a-t-elle déjà été ?) souhaitée. Le rendez-vous en ligne est le seul moyen d’y accéder. Les étrangers non munis de ce « laisser-passer » se verront systématiquement refuser l’entrée.
Cette organisation conduit à la déshumanisation et à l’indignation face à une situation emprunte d’aberration.
En effet, les étrangers en situation irrégulière [3] qui n’ont pas la possibilité de se rendre sur le site dédié à cet effet [4], sont automatiquement mis de côté et contraints de rester dans l’illégalité. Alors même qu’ils ont souhaité être régularisés, ils risquent, en raison de leur séjour irrégulier, d’être expulsés pour une situation qui n’est pas de leur fait.
Parmi les étrangers en situation de précarité pouvant matériellement disposer d’un tel accès, une multitude sera encore évincée et rejoindra l’illégalité à durée indéterminée : ceux qui ne maitrisent pas les outils dématérialisés [5].
Ainsi, une part élevée des étrangers ne peut donc tout simplement plus solliciter un rendez-vous en préfecture : ils sont privés « de voir (leur) situation examinée au regard des dispositions relatives au séjour des étrangers » [6].
Disposer d’un accès internet est cependant loin d’être la panacée, puisque le vocabulaire utilisé, les nuances entre les différents fondements, les menus déroulants souvent abscons, sont autant d’obstacles difficilement surmontables et empiriquement constatables pour des personnes maîtrisant qu’imparfaitement le français [7].
Ceux qui n’auront pas été exclus (directement ou indirectement) de la possibilité de se rendre sur la page dédiée, se trouveront confrontés à une triste réalité : les rendez-vous sont épuisés.
Un marché noir des rendez-vous s’est donc développé : en échange d’une somme d’argent donnée, il est promis à l’étranger qu’il pourra obtenir ce « laisser-passer ».
À côté de ce trafic, que la désorganisation étatique suscite, un contentieux du rendez-vous se développe partout où la prise de rendez-vous échoue.
Il est alors imposé à l’étranger l’établissement d’une preuve qui constitue littéralement une épreuve [8] : il devra, quotidiennement, aller sur le site dédié à la prise de rendez-vous et réaliser une capture d’écran d’une page invitant inlassablement « à recommencer ultérieurement » ou indiquant qu’une remise en ligne du site se fera « prochainement », pour prouver qu’il a vainement essayé d’obtenir un rendez-vous [9]. Voilà une procédure qui aurait pu être imposée à Joseph K. [10].
Une fois ces éléments en sa possession, il devra saisir urgemment le juge compétent [11] qui enjoindra à l’administration, quasi mécaniquement [12], de lui fixer un rendez-vous plus ou moins proche dans le temps.
Si la date de convocation est trop loin dans le temps, l’étranger devra saisir l’administration d’une demande tendant à l’avancement de la convocation, faisant naître une décision, laquelle sera, le cas-échéant, déférée au juge compétent [13].
Cette réalité contentieuse, au-delà d’être scandaleuse et honteuse, est hasardeuse, étant précisé que très peu sont les étrangers qui peuvent saisir le juge des référés.
Au total, le nombre des étrangers en séjour irrégulier forcé à durée indéterminée est drastiquement élevé, et la responsabilité de l’administration - dans cette situation d’indignité caractérisée - ne saurait être ignorée.
« Inacceptable » est le mot utilisé par Madame Mireille Le Corre, rapporteure publique à la 7ème chambre de la section du contentieux du Conseil d’État, pour qualifier cette situation [14].
La résolution des difficultés d’accès aux guichets a pourtant été proposée [15] [16], sans qu’elle soit suivie d’effets.
La queue des rendez-vous n’a pas disparu : elle est devenue invisible, inaccessible et est d’autant plus inadmissible qu’elle est perfide.
N’oublions pas que derrière l’impossibilité de prendre rendez-vous, ce sont des vies humaines qui se jouent.