Loi Pacte : vade-mecum de la raison d’être des sociétés (3/3).

Par Bastian Bareste, Juriste.

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Cet article constitue la troisième partie d’un dossier consacré à l’étude de la loi Pacte publié sur le Village de la Justice [1].

L’un des grands apports de la loi Pacte, en date du 22 mai 2019, est la codification de l’obscure notion de « raison d’être » de la société à l’article 1835 du Code civil.

A cet égard, l’article 1835 du Code civil nouvellement réformé dispose désormais que « Les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ».

Cette disposition difficilement appréhendable au premier regard mérite cependant d’être analysée en raison des incertitudes qu’elle soulève quant à son sens, sa portée et le rôle que les associés auront, à l’avenir, à jouer dans sa mise en oeuvre.

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La raison d’être sociale et les associés.

L’autre apport symbolique de la loi Pacte est la consécration de la raison d’être des sociétés, que celles-ci ont désormais la faculté d’inscrire dans leurs statuts. A cet égard, l’article 1835 du Code civil nouvellement réformé dispose désormais que « Les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité » [2].

La consécration de la notion de raison d’être des sociétés constitue un paradoxe presque insoluble. En effet, la notion soulève tout d’abord des difficultés de définition (A), mais également des difficultés de mise en œuvre (B).

A. La définition de la raison d’être.

1. L’utilité de la notion.

L’utilité de la notion de raison d’être appelle à quelques remarques. Avant l’entrée en vigueur de la loi Pacte, les sociétés pouvaient déjà adopter une raison d’être dans leur statuts constitutifs. En effet, la loi offre sur ce point une simple faculté aux associés, la disposition étant d’application supplétive de volonté. Cette consécration, presque symbolique, fait évidemment écho à la frénésie législative et règlementaire ambiante tendant à rendre les normes « parlantes ou bavardes », déjuridicisées et vides de toute sanction juridique.

Pourtant, la légalisation de cette notion porte au moins le mérite de relancer le débat sur la place de l’entreprise dans la société en permettant à cette dernière, au-delà de sa vocation économique, de se pourvoir d’un objectif supérieur et de long-terme. S’il semble évident que seules les sociétés les plus importantes sont visées par un tel dispositif, l’introduction de cette notion dans le Code civil n’est nullement anodine et laisse à penser que la volonté des auteurs du texte est d’engager une réflexion globale sur cette question en laissant aux sociétés le choix de s’y soumettre elles-mêmes. Ce sentiment est d’ailleurs renforcé en raison de l’applicabilité générale de ce mécanisme à toutes les sociétés de droit français, quelle que soit leur forme.

Avant l’adoption de la réforme, certaines sociétés s’étaient déjà pourvues d’une forme de raison d’être. En novembre 2018, la société Camif, a adopté, par assemblée générale, une modification des statuts prévoyant l’insertion dans ces derniers de la « mission sociale de l’entreprise » [3] aux termes de laquelle la Camif propose « des produits et services dans la maison au bénéfice de l’Homme et de la planète, d’agir et collaborer avec tout notre écosystème pour inventer de nouveaux modèles de consommation, de production et d’organisation ». Pour autant, il ne s’agit là que d’une mofidication de l’objet social, étendu à une ou plusieurs activités à caractère social, et non véritablement de l’adoption d’une raison d’être au sens de l’article 1835 du Code civil.

En conclusion, si cette raison d’être semble davantage un signal politique que juridique, celle-ci peut tout de même jouer un rôle d’intermédiaire entre une entreprise à but lucratif « éthique » et le nouveau statut d’entreprise « à mission », désormais codifié dans le Code de commerce [4] et dont la nature peut légitimement faire penser aux benefit corporations de droit américain. Ce statut prévoit, entre autres choses, des conditions de constitution restrictives ainsi que la constitution d’un comité de mission, distinct des organes sociaux prévus par le Code de commerce. Quant à son applicabilité générale, cette notion, qui n’était initialement destinée qu’à des sociétés d’une importance financière significative, trouve également à s’appliquer à des sociétés d’une taille beaucoup plus modeste, moins à même de pouvoir assumer les coûts de compliance y afférant. D’où peut-être cette nature purement supplétive.

2. Le sens de la notion.

Il convient de souligner qu’il n’existe aucun consensus quant au contenu de la notion de raison d’être. Dans le rapport Sénard-Notat, la raison d’être est ainsi définie comme « l’expression de ce qui est indispensable pour remplir l’objet social  » en donnant à la notion « un usage stratégique, en fournissant un cadre pour les décisions les plus importantes » à la manière « d’une devise pour un Etat, la raison d’être pour une entreprise est une indication, qui mérite d’être explicitée, sans pour autant que des effets juridiques précis y soient attachés » [5].

La raison d’être semble être envisagée comme une modalité accessoire de la réalisation de l’objet social. Cela est d’ailleurs corroboré par la rédaction de l’article 1835 qui la définit comme l’ensemble des principes dans la société se dote et qu’elle entend respecter dans le cadre de la réalisation de son activité. A l’inverse, les travaux préparatoires de la loi la définissent comme « le motif, la raison pour laquelle la société est constituée » [6].

La raison d’être ne serait pas consubstantielle à l’objet, mais davantage liée à la cause subjective de l’engagement des associés, c’est-à-dire à la finalité poursuivie par eux lors de la conclusion du contrat de société. La doctrine semble, elle, partagée sur le point de savoir comment appréhender cette notion. Certains auteurs considèrent que la raison d’être se borne à la réalisation du profit d’une économie au profit des actionnaires [7], et se confond avec la finalité sociale ou la cause de l’engagement des associés. A l’inverse, d’autres auteurs considèrent que la raison d’être doit, en l’absence de modification de l’article 1832 du Code civil, être interprétée en ce sens qu’elle renvoie à des valeurs relevant des préoccupations « d’intérêt général », et doit être rapprochée de l’objet social [8].

Au vu de ce qui précède, s’il n’est pas possible de la définir positivement, une définition négative s’impose. Qu’est-ce que n’est pas la raison d’être ? La raison d’être n’est tout simplement ni l’objet social, ni l’intérêt social, ni même la raison de l’engagement des associés fondateurs dès lors que le Code civil distingue parfaitement ces quatre notions.

La raison d’être doit être distinguée de l’objet social. En effet, la raison d’être est un objectif idéal, la raison sous-jacente de l’existence de la société. De ce fait, une telle conception semble incompatible avec l’idée que la raison d’être serait l’accessoire nécessaire de l’objet social. De même, la raison d’être, eu égard à la rédaction de l’article 1835, se rapproche davantage de principes directeurs à caractères sociétal, éthique et moral qui encadrent l’activité de la société plus qu’une simple modalité de réalisation de l’objet social. A l’inverse, l’objet social ne correspond à rien d’autre qu’à l’activité économique exercée par la société telle que figurant dans les statuts. A plus forte raison, si l’objet social est une mention obligatoire des statuts, tel n’est pas le cas de la raison d’être [9] en ce sens qu’elle ne conditionne ni la validité ni l’efficacité des statuts de la société. Enfin, il est nécessaire de rappeler que si la raison d’être doit constituer une finalité alternative de la société, extérieure à la recherche du profit, considérer que la raison d’être est l’expression de ce qui est indispensable pour remplir l’objet social reviendrait à considérer la raison d’être n’est finalement que la finalité propre de la société, soit la recherche du profit ou la réalisation d’une économie. Ce qui est une conception évidemment biaisée.
En dernier lieu, s’agissant de la réalisation de l’un ou de l’autre, si la réalisation de l’objet social est de nature à causer la dissolution de la société [10], la réalisation, même théorique, de la raison d’être, n’est pas de nature à engendrer un quelconque effet juridique.

La raison d’être doit également être distinguée de l’intérêt social malgré l’absence de définition légale de ces deux notions. L’intérêt social est l’intérêt propre de la société auquel les associés et les dirigeants sont soumis de droit dès lors qu’il apparait, au moment de l’immatriculation de la société [11]. En outre, il ne figure pas dans les statuts. L’intérêt social est inhérent à la société et lui est propre en ce sens qu’il existe en dehors de la sphère de la volonté individuelle des associés et ne peut être défini que par le juge au cas par cas. A l’inverse, la raison d’être, de par sa nature facultative, ne peut être confondue avec l’intérêt social. A cet égard, la raison d’être de la société a une nature beaucoup plus contractuelle que l’intérêt social dès lors qu’elle résulte de la volonté des associés réunis en assemblée générale qui décident ou non de l’adopter, définissent son contenu, sa portée et peuvent la modifier ou y renoncer dans les conditions qu’ils privilégient. Le législateur semble d’ailleurs défendre cette conception en considérant que les sociétés « ne sont pas gérées dans l’intérêt de personnes particulières mais dans leur intérêt autonome et dans la poursuite de fins qui leur sont propres » [12]. En outre, le législateur a pris grand soin d’insérer la raison d’être et l’intérêt social dans deux articles différents, ce qui marque une frontière encore plus étanche entre ces deux notions.

En dernier lieu, il est nécessaire de distinguer la raison d’être de la cause de l’engagement des associés fondateurs. Comme vu précédemment, le législateur lie raison d’être et motivation de l’engagement des associés au contrat de société. Or, cela est tout simplement impossible en raison de ce que cette motivation est une des rares illustrations de motif légal d’engagement, laquelle est matérialisée par la réalisation d’un profit ou d’une économie. En ce sens, l’article 1832 du Code civil n’ayant pas été modifié par la réforme, le législateur n’a pas entendu modifier la finalité même de la société et ne peut donc y rattacher la raison d’être.

Si ces notions sont distinctes, elles doivent cependant s’articuler selon un rapport de hiérarchie. En soi, ni la raison d’être ni l’objet ne peuvent porter atteinte à l’intérêt social et doivent dès lors être licites. Considérant la nature éthique et normative (comme cela sera envisagé ci-après) de la raison d’être, il se pourrait que la raison d’être, dans ses rapports avec l’objet social, puisse être privilégiée à la marge, soit dans tous les cas où il n’en va pas de l’existence de la société eu égard au risque de réalisation de l’objet social. Il est également possible de considérer que la raison d’être et l’objet social puissent entretenir un rapport d’égalité car si la raison d’être n’est qu’une faculté, celle-ci, en intégrant les statuts, acquiert un caractère contractuel, voire quasiment règlementaire, constituant par la même la loi des membres de la société et s’imposant à eux de la même manière que l’objet social.

Au-delà, si la raison d’être résulte de la volonté des associés, celle-ci ne peut pour autant porter atteinte, ni à l’ordre public en droit des sociétés, ni aux dispositions impératives, ni même à l’intérêt social et se doit enfin d’être licite.

En conclusion, la raison d’être doit permettre à la société (i) de préciser la manière dont l’objet social sera réalisé eu égard à des principes moraux ou éthiques que la société aura préalablement définis, (ii) d’expliciter en quoi cette raison d’être renforce l’intérêt social de la société et enfin, (iii) d’exprimer les valeurs que la société considère comme étant essentiels. Sans redéfinir le but premier d’une société, la raison d’être permet au moins d’élargir cette finalité à des fins partagées entre son aspect économiquement profitable et son caractère sociétalement responsable.

B. La mise en œuvre de la raison d’être.

Il semble que, malgré son caractère supplétif, la raison d’être sociale est de nature à produire des effets dans l’ordre interne de la société, par la voie de son adoption (1) mais également dans l’ordre externe, par la voie de son opposabilité (2). En tout état de cause, son inscription dans les statuts la rendra normative et, le cas échéant, contraignante [13].

1. L’adoption de la raison d’être dans l’ordre interne.

Pour devenir contraignante, la raison d’être suppose d’être inscrite dans les statuts, ce qui appelle à distinguer le cas où la société est constituée avec une raison d’être du cas dans lequel cette raison d’être est adoptée en cours de vie sociale.

Au stade de la constitution de la société, il est nécessaire de faire application du droit commun qui impose à l’ensemble des fondateurs, par l’usage, de signer le projet de statuts emportant conclusion du contrat de société. Sur ce point, la liberté contractuelle justifie que chaque partie puisse, dans les limites de le l’ordre public et des lois spéciales ou impératives, librement déterminer le contenu du contrat, et, par conséquent, la teneur de ses engagements [14]. En ce sens, nul ne peut être tenu d’engagements auxquels il n’a pas souscrit, d’où la nécessité pour chaque fondateur d’y consentir.

En cours de vie sociale, l’adoption d’une raison d’être suppose que les statuts de la société soient modifiés et requiert donc la tenue d’une assemblée générale extraordinaire. Il existe à ce titre des modifications statutaires dont l’adoption, la modification ou la suppression sont régies par la loi, telles que le changement de nationalité de la société [15] ou la transformation de toute société d’une forme sociale en société par actions simplifiée [16], qui requièrent toutes deux une adoption à l’unanimité.

S’agissant de l’adoption de la raison d’être, la loi demeure muette. Il semble alors logique de faire application de la règle majoritaire de droit commun sous la réserve de la règle selon laquelle les statuts ne peuvent être modifiés, à défaut de clause contraire, que par accord unanime des associés [17].

A défaut de mention dans la loi, il faut donc en déduire que la règle est donc celle de la majorité qualifiée, sauf pour l’adoption d’une raison d’être à constituer un cas d’augmentation des engagements des associés qui requerrait un vote à l’unanimité. Sur ce point, la doctrine ne s’est pas véritablement prononcée mais semble tout de même assez étrangère à l’idée de considérer que l’adoption d’une raison d’être puisse augmenter la charge des engagements des associés [18]. S’il semble à première vue raisonnable de confirmer une telle interprétation, c’est tout de même sous la réserve de la rédaction de la clause qui, partant d’une simple déclaration d’intention, pourrait, en fonction des termes employés, être de nature à créer des engagements, même indirects (comme cela sera développé ci-après), mis à la charge des associés.

Dans le doute, le plus simple sera de s’en remettre, sous réserve de ce qui précède, à une analyse catégorielle, en considérant tout simplement que l’adoption d’une raison d’être sera soumise aux règles de quorum et de majorité requises pour la modification des statuts en fonction de la forme sociale de la société. Ainsi, l’adoption d’une raison d’être au sein d’une SNC supposera, au-delà de toutes les autres conditions légales de tenue de l’assemblée générale extraordinaire, d’être adoptée à l’unanimité, sauf précision statutaire contraire et expresse [19]. Au sein d’une société par actions simplifiée, la nature profondément contractualiste de cette forme sociale supposera de s’en remettre aux statuts, seuls à même de définir les décisions qui doivent être prises collectivement par les associés dans les formes et conditions qu’ils prévoient [20].

Une fois la raison d’être adoptée, demeure la question des effets juridiques que celle-ci sera amenée à produire dans les relations internes à la société. Il faut en tout premier lieu souligner qu’une fois intégrée aux statuts, la raison d’être aura exactement, malgré sa nature supplétive, la même force normative et contraignante que les autres dispositions statutaires, et s’imposera dès lors aux dirigeants comme aux associés, sous la réserve de leur pouvoir constituant susceptible de la modifier ou de la supprimer.

S’agissant du dirigeant social, la raison d’être s’imposera à lui dès la publication des statuts modifiés. Ce faisant, il semble assez probable, là encore sous réserve de la rédaction de la clause statutaire, que celle-ci puisse jouer comme une limite supplémentaire aux pouvoirs du dirigeant. Sur ce point, toute violation par le dirigeant de la raison d’être serait de nature à constituer une faute de gestion, voire un cas de faute pour violation des statuts de nature à justifier que les associés prononcent sa révocation ou agissent en responsabilité civile délictuelle à son encontre. Il n’y a d’ailleurs pas de consensus sur ce point en doctrine et les documents préparatoires considèrent que de telles sanctions (responsabilité civile et révocation) ne devraient intervenir que dans des cas très marginaux. Il apparait pourtant indéniable que si la raison d’être est inscrite en termes clairs dans les statuts, sa méconnaissance constituerait une violation statutaire justifiant qu’une sanction puisse être prononcée à l’encontre du mandataire social. S’agissant de la question de savoir si une décision managériale pourrait être annulée sur le fondement de la violation de la raison d’être, cela ne semble que peu probable, notamment en ce que la nullité des décisions sociales est strictement encadrée par l’énoncé limitatif de cas de nullité et que la seule violation des statuts n’est pas de nature à permettre de prononcer une telle sanction [21]. Les deux seules possibilités seraient de considérer que l’article 1835 est une « disposition impérative [ouvrant la faculté] d’aménager conventionnellement la règle posée par celle-ci » [22], ou tout simplement une disposition d’ordre public à laquelle le juge pourrait donner plein effet.

S’agissant des associés, la question semble plus belliqueuse. S’agissant du risque lié à la responsabilité civile de ces derniers, il ne semble que peu probable que celle-ci puisse être engagée au titre de la méconnaissance de la raison d’être de la société dès lors que cette dernière, contrairement à l’intérêt social, résulte de leur volonté et revêt une nature purement contractuelle que les associés pourraient faire et défaire à leur guise. Néanmoins, il faut réserver le cas où cette raison d’être serait rédigée de telle manière qu’elle pourrait créer des obligations à la charge des associés et permettant, dans cette hypothèse, au dirigeant ou à tout actionnaire, d’agir au nom de la société ou en son nom personnel si la preuve d’un préjudice distinct est rapportée, pour prévenir, faire cesser ou réparer la violation des statuts par un associé.

Une autre question qui se pose, en conséquence de la nature supplétive de la raison d’être, est la possibilité pour les associés de l’aménager ou de l’écarter même temporairement. S’agissant de la faculté d’aménagement, il semble évident que la force obligatoire des statuts adoptés, auxquels sont soumis tous les associés, ne permet pas d’aménager le respect de cette raison d’être statutaire. Par exception cependant, rien ne semble interdire aux associés de recourir à la conclusion d’un pacte extrastatutaire pour y intégrer la raison d’être et mettre à la charge de certains associés des obligations corrélatives plus fortes, tout en permettant à certains de ne pas y être soumis. Si le contenu des statuts, une fois la société immatriculée, se retrouve doublement régulé par le droit des contrats et le droit des sociétés, la liberté contractuelle des associés ne les empêche pas d’organiser leurs rapports au-delà des statuts par voie contractuelle, à travers un pacte extrastatutaire. La liberté contractuelle permet ainsi aux associés d’écarter dans une certaine mesure l’application du droit des sociétés en vue de la création de droits, de prérogatives et d’obligations purement contractuels, non régis par les statuts et applicables entre les parties cocontractantes. De plus, la loi n’attachant aucune sanction particulière à la violation de la raison d’être, le pacte présenterait l’avantage d’être, depuis peu [23], susceptible d’exécution forcée [24] et de permettre l’engagement de la responsabilité contractuelle d’un associé défaillant [25].

Une hypothèse intéressante serait sur ce point, d’intégrer dans le pacte une clause de cession forcée mise à la charge de certains associés reposant sur la technique contractuelle d’une promesse unilatérale ou croisée de cession des titres détenus [26]. Au titre de cette clause, il serait possible d’adjoindre, comme cas d’exclusion, l’hypothèse de la méconnaissance, par un associé signataire, de la raison d’être de la société, telle qu’inscrite dans le pacte ou les statuts et ainsi renforcer se normativité pour la rendre contraignante dans l’ordre interne de la société.

S’agissant de la nullité des actes susceptibles d’entrer en contrariété avec la raison d’être de la société, de la même manière que ce qui a été dit pour les décisions prises par les mandataires sociaux, il ne semble que peu probable qu’une telle solution soit retenue. En revanche, le cas de la société par actions simplifiée mérite d’être développé. En effet, comme évoqué précédemment, en société par actions simplifiée, les statuts déterminent les décisions qui doivent être prises collectivement par les associés dans les formes et conditions qu’ils prévoient. A cette règle s’ajoute celle selon laquelle les décisions prises en violation des dispositions statutaires peuvent être annulées à la demande de tout intéressé [27]. En application de ces règles, il serait tout à fait possible pour un mandataire social comme pour un associé minoritaire ou contrôlant, de saisir le juge afin d’obtenir la nullité d’une résolution adoptée en assemblée générale de nature à méconnaitre la clause statutaire stipulant la raison d’être de la société.

En dernier lieu, il semble également pertinent de s’intéresser à la possibilité pour les associés ayant déjà adopté une raison d’être statutaire de l’écarter et ce, sans recourir à une convention occulte [28]. En effet, la jurisprudence a reconnu, dans un arrêt ayant fait grand bruit, que « les associés d’une société à responsabilité limitée peuvent déroger à une clause des statuts et s’en affranchir par l’établissement d’actes postérieurs, valables dès lors que tous les associés y consentent » [29]. Si l’application de cette règle à d’autres sociétés que la SARL mérite d’être soulevée, elle reconnait en tout cas la possibilité pour les associés, sous la réserve du respect des conditions qu’elle énonce, de pouvoir déroger à une clause des statuts, dont celle de la raison d’être.

En conclusion, comme cela a été développé, si la notion de raison d’être semble être confuse d’un point de vue définitionnel et exempte de toute normativité, il n’en est finalement rien. C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison que certaines sociétés, à l’occasion de l’entrée en vigueur de la loi Pacte, ont souhaité ouvrir la voie créée par la raison d’être en l’adoptant dans leurs statuts.

A ce titre, les publications légales et financières des sociétés du CAC 40 nous donnent de précieux renseignements sur les modalités d’adoption de cette raison d’être. La société Kering a ainsi intégré à ses statuts une raison d’être, adoptée à l’occasion dune assemblée générale extraordinaire de cette année. La clause stipule ainsi que « La culture du Groupe complète la culture de chacune de nos Maisons. Notre culture repose sur la conviction, très profonde, qu’une entreprise doit avoir une raison d’être qui va au-delà de la simple sphère économique. C’est pour cela que nous mettons nos responsabilités 13 sociales et environnementales au cœur de notre stratégie. C’est pour cela aussi que nous n’hésitons pas à agir, comme avec la Fondation Kering qui lutte contre les violences faites aux femmes, ou à prendre position sur certains sujets de société Notre culture repose sur des valeurs managériales d’audace, de ténacité, de vigilance. L’innovation est également au cœur de notre culture d’entreprise. Elle nous permet d’anticiper les bouleversements à venir afin de les transformer en opportunités à saisir » [30]. La société Carrefour a également adopté, à l’occasion d’une assemblée générale mixte organisée le 14 juin 2019, sa raison d’être [31].

De toutes les clauses analysées, il en ressort deux éléments principaux. Il s’agit tout d’abord de la situation de la raison d’être, majoritairement positionnée en préambule des statuts de la société. En ce sens, il semble que les rédacteurs aient décidé de s’approprier la pratique des contrats d’affaires où le préambule n’a pour autre fonction que de contextualiser le contrat et d’éclairer sur son interprétation. Or, il apparait clairement que ces sociétés n’entendent pas véritablement inscrire « statutairement » une raison d’être dans leur acte constitutif dès lors que celle-ci figure en préambule et devrait donc, sauf à ce que les juges en décident autrement, ne pas véritablement revêtir un caractère coercitif. Il s’agit ensuite du vocabulaire employé. La rédaction n’emprunte ni la voie du présent de l’indicatif ni l’emploi de pronoms personnels individuels (au sujet du président : il) ou collectifs (au sujet des associés et actionnaires : ils). Ici, la rédaction est plus générale et abstraite, elle n’indique pas clairement une action et ne vise pas nommément un sujet de droit. L’emploi des termes « nous » ou « Groupe » suggère donc l’absence de volonté de ces sociétés d’indiquer sur qui reposerait la charge concrète du respect de la raison d’être et de son contrôle là où précisément, il convient de savoir s’il y a finalement quelque chose à protéger.

S’agissant des modalités d’adoption de la raison d’être, l’analyse révèle que les pratiques sont diverses. Si les sociétés suvisées ont directement adopté une raison d’être statutaire en application de l’article 1835 du Code civil, d’autres, à l’inverse, ont procédé d’une autre manière. La société Véolia y a également procédé mais sans avoir modifié ses statuts. Véolia a adopté une raison d’être à travers d’une déclaration de principe sans vocation coercitive n’ayant pas été soumise à l’approbation des actionnaires ni même inscrite dans les statuts. L’avis de convocation au BALO à l’AGE du 18 avril 2019 ne fait pas mention de la modification des statuts.

Dans le cas de Véolia, la définition de la raison d’être a été attribuée à un comité indépendant, « critical friends », institué en 2013 et composé d’une douzaine de personnalités experts des problématiques sociales et environnementales se réunissant à échéance semestrielle [32]. Il ne s’agit donc tout simplement pas d’une raison d’être au sens du Code civil. Dans ce cas, il s’agit davantage d’une déclaration unilatérale de principe, qui, si elle n’est pas inscrite ni dans les statuts, ni dans un pacte extrastatutaire, ni même dans les contrats conclus par la société avec ses partenaires, ses clients ou ses salariés, constituera très probablement une obligation seulement naturelle.

Si la mise en œuvre de la raison d’être dans l’ordre interne de la société soulève certaines difficultés, ce sont autant d’incertitudes qui résultent de la mise en œuvre de cette raison d’être dans l’ordre externe de la société.

2. L’opposabilité de la raison d’être dans l’ordre externe.

La raison d’être, une fois adoptée dans les statuts de la sociétés, va pouvoir produire des effets dans les rapports entre la société et les tiers. A cet égard, il est indispensable de rappeler que l’opposabilité des statuts appelle, dans le cadre de ces rapports, à distinguer l’opposabilité par de l’opposabilité de ses propres statuts à la société.

S’agissant de l’opposabilité des statuts aux tiers, la loi règle la question dans la majorité des cas, et ce, à la condition de considérer que la clause stipulant la raison d’être est de nature à limiter les pouvoirs du dirigeant. En SARL par exemple, les clauses statutaires limitant les pouvoirs des gérants sont inopposables aux tiers [33]. Dans un tout autre contexte, la raison d’être pourrait clairement être rendue opposable aux tiers. Dans le cadre des offres publiques d’acquisitions (OPA), la consécration de la raison d’être pourrait enrichir les défenses anti-OPA mis à la disposition des actionnaires. En consacrant les notions d’intérêt social et de raison d’être ainsi que la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux de la société, les dirigeants de la société cible seraient en position, du fait de la règle de non-neutralité [34], d’opposer à l’initiateur d’une offre jugée hostile la contrariété de l’offre à l’intérêt social, à sa raison d’être ou encore à sa stratégie de long-terme pour l’empêcher d’aboutir [35].

Sous l’angle de l’opposabilité des statuts par les tiers, la nature particulière des statuts, malgré leur nature contractuelle, rayonne au-delà de la société et implique notamment que les tiers puissent s’en prévaloir dans leurs relations avec la société. Cependant, il faut réserver le cas où la société, dans ses statuts, a entendu introduire une clause limitant ou écartant l’opposabilité en tout ou partie des statuts par les tiers à la société [36]. Intéressant la question de la raison d’être, il semble certain que tout intéressé, et plus particulièrement les associations et autres organismes activistes, orientés vers la protection de l’environnement, la défense des droits humains et autres causes contemporaines pourraient potentiellement saisir l’opportunité d’agir en justice à l’encontre de dirigeants sociaux comme d’associés en invoquant la méconnaissance de la raison d’être de la société au soutien de leur action. En effet, ni les dirigeants, ni les associés ne sont à l’abri d’une telle action.

S’agissant des dirigeants, et afin qu’une action en responsabilité civile puisse prospérer, les tiers devraient établir l’existence d’une faute séparable des fonctions, incompatible avec l’exercice normal de celles-ci, de nature intentionnelle et d’une particulière gravité [37]. S’il est indéniable que la seule violation des statuts au titre de la méconnaissance de la raison d’être de la société ne saurait, a priori, constituer une telle faute, c’est sous la double réserve de la rédaction de la clause statutaire stipulant la raison d’être de la société, laquelle doit être de nature à limiter ou orienter de manière contraignante les pouvoirs du dirigeant et sous la réserve de l’acte matériel commis, lequel doit permettre de caractériser une atteinte grave et substantielle à la raison d’être de la société. Un exemple intéressant pourrait consister, en l’exploitation, par la société de droit fançais, d’une infrastructure industrielle à l’étranger, non respectueuse de certaines garanties fondamentales de conditions de travail, de sécurité et d’hygiène des travailleurs, décidée et poursuivie en méconnaissance d’une raison d’être qui promouvrait, par exemple, le respect des chartes et autres déclarations internationales dans ces matières.

S’agissant des associés, la doctrine est, en la matière, totalement silencieuse. Or, il apparait indéniable que si le risque d’engagement de la responsabilité civile des dirigeants à l’égard des tiers sur le fondement de la méconnaissance de la raison d’être est réel, celui pesant sur les épaules des associés l’est tout autant. En effet, par effet de symétrie, la jurisprudence a finalement admis l’engagement de la responsabilité des associés à l’égard des tiers dès lors que les associés ont commis « une faute intentionnelle d’une particulière gravité, incompatible avec l’exercice normal des prérogatives attachées à la qualité d’associé, de nature à engager [leur] responsabilité personnelle » [38].

Sur ce fondement, deux remarques méritent d’être soulevées.

En premier lieu, on peut constater ici une symétrie parfaite entre les régimes de responsabilité du dirigeant et de l’associé à l’égard des tiers. Dès lors, et eu égard à la dureté et l’étroitesse avec laquelle la jurisprudence apprécie la satisfaction des conditions présidant à l’engagement de la responsabilité du dirigeant, tout porte à croire qu’il en sera de même avec les associés.

Ensuite, à se fier littéralement aux termes employés, cette responsabilité de l’associé à l’égard des tiers pourrait être bornée à l’exercice des droits d’associés et donc, à l’adoption des résolutions en assemblée générale et non pas à l’extérieur de celle-ci. Cela n’enlève cependant rien à l’intérêt contentieux que présente la consécration de la raison d’être.

Bastian Bareste
Juriste

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Notes de l'article:

[1Liens vers la première partie et la deuxième partie du dossier sur la Loi Pacte.

[2C. civ., art. 1835.

[4C. com., art. L. 210-10 à L. 210-12.

[5N. Notat et J.-D. Sénard, L’entreprise, objet d’intérêt collectif, Rapport aux ministres, 9 mars 2018, p. 49.

[6Etude d’impact, Projet de loi n° 2019-486 relatif à la croissance et la transformation des entreprises, ECOT1810669L/Bleue-1, 18 juin 2018, p. 545.

[7D. Schmidt, La loi Pacte et l’intérêt social, Rec. D., 2019, p. 633.

[8I. Urbain-Parleani, La raison d’être des sociétés dans le projet de loi Pacte du 19 juin 2018, Rev. Soc., D., 2018, p. 623 et s.

[9Voir. note n° 1.

[10C. civ., art. 1844-7, al. 2.

[11C. civ., art. 1842, al. 1.

[12Exposé des motifs - Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, p. 8.

[13CE, Ass. Gén., 14 juin 2018, Avis n° 394.599 et 395.021, points 105 et 106.

[1413. C. civ., art. 1102, al. 1.

[15Cette solution se justifie dès lors qu’un changement de nationalité engendre, comme conséquence principale, la dissolution de la société et constitue dès lors une hausse des engagements des associés à laquelle ils doivent impérativement consentir en application de l’article 1836 alinéa 2 du Code civil.

[16C. com., art. L. 227-3.

[17C. civ., art. 1836., al. 1.

[18B. Dondero, Tous les associés doivent-ils adhérer à la raison d’être de leur société ?, Option droit & affaires, lettre du 24 juillet 2019.

[19C. com., art. L. 221-6, al. 1.

[20C. com., art. L. 227-9, al. 1.

[21Cass. Com., 19 mars 2013, n°12-15.283.

[22Arrêt précité.

[23La récente réforme du Code civil ayant emporté l’abolition de la distinction entre obligation de donner, traditionnellement sanctionnée par l’allocation de dommages et intérêts, et l’obligation de résultat, sanctionnée par la possibilité d’en obtenir l’exécution forcée.

[24C. civ., art. 1221.

[25C. civ., art. 1231-1 et s.

[26Cass. com., 6 mai 2014, n° 13-17.349 ; C. civ., art. 1124, al. 1.

[27C. com., art. L. 227-9, der. al.

[28C. civ., art. 1201.

[29Cass. com., 12 mai 2015, n° 14-13.744, Sté Codif c/ Sté Chronotec.

[30Kering, Procès-verbal d’assemblée générale 2019, p. 9.

[31Carrefour, Avis de convocation à l’assemblée générale mixte du 14 juin 2019, 8 mai 2019.

[32Véiola Environnement, Document de référence 2018, pp. 309-310.

[33C. com., art. L. 223-18, al. 5.

[34C. com., art. L. 233-32, I.

[35Cass. Com., 13 novembre 2013, n° 12-25.675.

[36A. Gaudemet, Le projet de loi PACTE et le droit des offres publiques, BJB janv. 2019, n° 1175, p. 39.

[37Cass. com., 20 mai 2003, SEUSSE, n° 99-17.092.

[38Cass. Com., 18 février 2014, n° 12-29.752.

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