Le 5 décembre 2023, le Tribunal judiciaire de Paris a rendu la première décision relative à l’obligation d’insérer au rapport de gestion le plan de vigilance institué par l’article L225-102-4 du Code de commerce.
I- Principe.
L’article L225-102-4 du Code de commerce oblige à insérer dans le rapport de gestion un plan de vigilance. Cette obligation s’impose aux entreprises de plus de 5000 salariés, en ce compris les filiales et les sociétés contrôlées, dont le siège est situé en France et aux entreprises de plus de 10 000 salariés si le siège est à l’étranger. La finalité du plan est d’exposer les mesures de vigilance « raisonnables » propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains, les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement résultant des activités de la société et des sociétés contrôlées ainsi que des sous-traitants et fournisseurs avec lesquels existe une relation commerciale établie.
Le plan doit être élaboré en association avec les « parties prenantes » de la société et il comprend :
- une cartographie des risques ;
- une évaluation régulière des filiales, sous-traitants et fournisseurs au regard de la cartographie des risques ;
- des actions d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ;
- un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements ;
- et un dispositif de suivi.
II- Les demandes du syndicat.
Le syndicat Sud PTT a remis en cause le plan de vigilance de La Poste en raison notamment de son caractère générique et imprécis, de la non fourniture de la liste des sous-traitants, et de dispositifs insuffisants de lutte contre le travail dissimulé et la prévention des risques psychosociaux chez les sous-traitants.
III- La décision.
1) Sur le caractère insuffisant de la cartographie.
Le syndicat a demandé une cartographie des risques précise par secteur, par filiale et incluant la liste des sous-traitants. La Poste a rétorqué que cette exigence n’était pas posée par la loi. Elle a indiqué par ailleurs que la cartographie critiquée par le syndicat avait été présentée en réunion annuelle à la commission de dialogue social et que le syndicat n’avait pas objecté.
Le tribunal a constaté que le texte poursuivait des « objectifs monumentaux » et qu’il incombait donc à la société de hiérarchiser les items pouvant figurer dans le plan. La Poste ayant opposé le secret des affaires à la demande de préciser certains aspects du plan, le tribunal a considéré que la cartographie due, même dans sa version publique, se devait d’être précise et que la hiérarchisation devait s’effectuer en croisant les risques d’occurrence des dommages et leur gravité. La Poste ayant évalué certains risques après avoir tenu compte des mesures de remédiation adoptée, le tribunal a considéré que cette approche n’était pas valable car la présentation de risques « nets » n’était pas de nature à permettre une appréhension des conséquences de l’activité de la société sur son environnement et a requis la mention des risques « bruts ».
En revanche, le tribunal a rejeté la demande du syndicat de publier la liste des sous-traitants en rappelant que la décision du Conseil constitutionnel du 23 mars 2017 validant le texte instituant le plan de vigilance préservait la liberté d’entreprendre et n’impliquait pas de rendre publique la stratégie industrielle et commerciale de la société.
Le syndicat demandait une évaluation des sous-traitants en fonction de risques précis devant figurer à la cartographie et notamment du recours au travail illégal chez les sous-traitants. Le tribunal a suivi le syndicat en indiquant que ce point devait être traité de façon plus précise au plan de vigilance.
2) Sur le caractère non concerté du mécanisme d’alerte et de signalement.
Le syndicat reprochait à La Poste de ne pas avoir élaboré de façon concertée le mécanisme d’alerte et de vigilance prévue par la loi. La Poste a rétorqué qu’elle avait recours à un dispositif de signalement déjà en place dont la création avait fait l’objet de consultations avec les partenaires sociaux. Le tribunal a refusé la position de La Poste en indiquant que la loi imposait le recours à un mécanisme de signalement élaboré de façon concertée.
3) Sur l’existence des actions d’atténuation des risques et de prévention des atteintes graves.
Le syndicat reprochait, de façon générale, l’insuffisante précision des actions décrites et, pour les actions mieux décrites, reprochait le caractère lacunaire et notamment l’absence d’action concernant le recours au travail illégal dans la chaîne de sous-traitance. À ce titre le syndicat a demandé le prononcé d’injonctions précises pour lutter contre le recours au travail illégal dans la sous-traitance. Le tribunal a considéré qu’il n’appartenait pas au juge d’enjoindre à la société de prendre les mesures adéquates et que son office se limitait à obliger la société à intégrer au plan de vigilance les actions qui seraient adaptées. Ainsi le juge peut obliger à l’existence des mesures et à leur inclusion dans le plan mais ne se reconnaît pas le pouvoir de les spécifier.
IV- Enseignements.
1) Sur le texte lui-même.
La présence dans le texte de qualificatifs tels que les mesures de vigilance raisonnables ou la nécessité d’élaborer le plan avec des parties prenantes confirme la tendance à la diffusion dans l’ordre juridique français de notions peu définies risquant d’accroître l’insécurité juridique. La société a d’ailleurs relevé l’absence de textes d’application qui aurait permis de clarifier certains concepts législatifs.
Ce mode de rédaction proche de la pratique anglo-saxonne s’insère mal dans (l’ancienne) rigueur de l’ordre juridique français. Le texte met à mal l’indépendance des entités juridiques les unes par rapport aux autres et met en place une procédure de surveillance généralisée des entreprises les unes vis-à-vis des autres. L’obligation d’inclure dans le plan les sous-traitants et les fournisseurs avec lesquels existe une relation commerciale établie étend de facto les contraintes de la mise en place d’un plan de vigilance à des entreprises non concernées par les seuils de 5 000 et 10 000 salariés.
On aurait pu imaginer la mise en place d’obligations du même type, mais allégées, applicables directement aux moyennes entreprises plutôt que de mettre en place un dispositif inquisitorial renforçant le pouvoir des entreprises les plus puissantes qui jouissent désormais d’un levier additionnel vis-à-vis de leurs fournisseurs et de leurs sous-traitants.
Il est aussi probable qu’en raison du coût de la mise en place des dispositifs de remontée d’information induits par la loi, une sélection s’opère en faveur des fournisseurs et sous-traitants les mieux nantis ce qui poussera à une concentration au détriment des petits acteurs.
2) Sur l’application du texte par le tribunal.
Le tribunal a souhaité donner raison au syndicat sur les questions sociales les plus aiguës pour l’entreprise concernée. En effet, le recours structurel à la sous-traitance amplifie les craintes de survenance de travail dissimulé. La mise en place d’un dispositif de signalement apparaît justifié. Le tribunal a ainsi mis en avant les demandes les plus pertinentes et a condamné l’entreprise à modifier son plan de vigilance en visant des points particuliers. En revanche, le tribunal a rejeté les demandes maximalistes du syndicat et a surtout délimité l’office du juge en indiquant qu’il ne lui appartenait pas de décider des mesures auxquelles l’entreprise devait se soumettre pour remédier aux risques allégués.
À ce titre, il convient de distinguer ce qui relève de l’obligation de vigilance et ce qui relève de la responsabilité civile mise en place par les articles 1246 et suivants du Code civil qui obligent en cas de faute à réparer le dommage. Sous l’empire de ces derniers textes, on conçoit que le juge puisse enjoindre à des réparations en nature ou condamne à indemnisation mais cela ne relève pas du périmètre de l’obligation de vigilance. Il est cependant certain que la combinaison du plan de vigilance qui révèle les risques et de la responsabilité qui en découle au titre du Code civil permettra de « marquer à la culotte » les entreprises qui doivent révéler leurs faiblesses et en assumer les conséquences.
Si l’entreprise a tenté de répondre de façon générique à des contraintes floues dont la définition est parfois malaisée, la juge a tenté de clarifier les « attendus » auxquels les entreprises doivent se soumettre et séparant le véniel de l’essentiel. Il faut donc s’en remettre à la sagesse des tribunaux et il est impossible de savoir si ce qu’un juge a conçu un jour ne sera pas défait le lendemain.
La Poste a interjeté appel de la décision et la position de la Cour de Paris sera scrutée avec attention.