Contexte et prétention des parties.
M. F. D., se présentant comme un auteur et dessinateur français spécialisé en anatomie et en musculation, a assigné l’Observatoire du conspirationnisme ayant édité sur son site Internet Conspiracy Watch une fiche dédiée au dessinateur. Cette fiche présente M. F. D., comme proche d’une part de théories complotistes d’extrême droite et d’autre part du polémiste antisémite Alain Soral.
M. F. D. avançait que le contenu de la fiche Conspiracy Watch était constitutif d’un dénigrement fautif sur la base des articles 1240 et 1241 du Code civil. M. F. D. arguait que la fiche visait à « convaincre l’internaute de sa qualité d’imposteur antisémite, complotiste, conspirationniste, négationniste », avec pour conséquence une décrédibilisation de sa personne ainsi que de « son travail et ses connaissances ». La fiche litigieuse avait pour objectif selon le demandeur de « détourner la clientèle et le public » de lui « qui jouit d’une grande notoriété et visibilité sur Internet ».
Il demandait ainsi au tribunal, notamment, de condamner l’Observatoire du conspirationnisme à lui payer la somme de 40 000 euros de dommages et intérêts en réparation de son entier préjudice et de 10 000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile ainsi qu’au retrait du contenu litigieux.
De son côté, l’Observatoire du conspirationnisme demandait au juge de la mise en état de prononcer la nullité de l’assignation délivrée à la requête de M. F. D. dans la mesure où, sous couvert d’une éventuelle action en dénigrement pour tenter de contourner les dispositions protectrices de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, M. F. D., poursuivait en réalité des propos dont il supputait le caractère potentiellement diffamatoire. Or, l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 prescrit sous peine de nullité que la citation précisera et qualifiera le fait incriminé, qu’elle indiquera le texte de loi applicable à la poursuite et notifiera également le ministère public.
Raisonnement du juge de la mise en état.
Dans un premier temps, le juge de la mise en état a rappelé que l’abus de la liberté d’expression prévu et réprimé par la loi du 29 juillet 1881 ne pouvant être réparé sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile, il appartient au juge saisi d’une action fondée sur l’article 1240 du Code civil de restituer aux faits allégués leur exacte qualification au regard du droit de la presse, sans s’arrêter à la dénomination retenue par le requérant, conformément à l’article 12 du Code de procédure civile.
En pratique, il convenait ainsi de déterminer si l’assignation visait uniquement des propos constitutifs d’actes de dénigrement consistant en la divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur les produits, les services ou les prestations d’une personne ou si elle tendait à voir réparer un dommage causé par une atteinte à la réputation sanctionnée par les articles 29 alinéa 1ᵉʳ et 32 alinéa 1ᵉʳ de la loi du 29 juillet 1881.
Pour le juge de la mise en état, le demandeur fondait ses demandes sur des propos qui ne visaient pas ses ouvrages, produits et services, mais ses opinions et affinités politiques supposées. Les propos contestés ne pouvaient pas être qualifiés d’actes de dénigrement mais relevaient en réalité de la loi du 29 juillet 1881. Il en résulte que l’assignation délivrée n’était pas conforme aux critères imposés par les dispositions de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881.
Le juge de la mise en état a donc considéré que l’assignation devait être annulée.
Commentaire.
La solution de cette ordonnance peut être mis en parallèle avec, notamment, l’arrêt de la Cour de cassation du 9 janvier 2019 (n° 17-18.350), selon lequel même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées, la divulgation, par l’une, d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l’autre constitue un acte de dénigrement. C’est sur la base de l’absence de condition d’une situation de concurrence pour l’action en dénigrement que certains demandeurs assignent des auteurs de propos critiques même si ces derniers n’ont pas de but lucratif.
Cependant, le succès d’une telle action semble très mince dans la mesure où il est nécessaire que l’acte de dénigrement porte sur les produits et services du demandeur, et non sur sa réputation [1]. En tel cas, seule la loi de 1881 sera applicable.
Ce type procédure permet de s’émanciper des règles strictes et des délais de prescription restreints de la loi de 1881, en plus d’imposer une procédure couteuse pour le défendeur.
Une autre pratique pour contester des propos présentés comme attentatoires à la réputation d’un demandeur est l’assignation en dénigrement devant le tribunal de commerce. Par exemple, un vulgarisateur et promoteur de l’esprit critique a été assigné devant ce tribunal par un blogueur, critiqué pour ses thèses complotistes, réclamant pas moins d’un million d’euros [2].
Comme le note l’association de journalisme d’investigation Disclose [3], « si les procédures reposent souvent sur le délit de diffamation, dont le régime est encadré par la loi sur la liberté de la presse de 1881, les poursuites basées sur des dispositions de droit des affaires se multiplient ces dernières années » pour intimider des journalistes.
Face au constat de la multiplication de procédures visant à censurer un auteur critique (« procédure-baillon »), une directive du 11 avril 2024 sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les demandes en justice manifestement infondées ou les procédures judiciaires abusives, a été adoptée.
Ce texte s’applique aux procédures ayant une incidence transfrontalière, conformément à la compétence de l’Union européenne. Il prévoit, notamment, un mécanisme de rejet rapide des demandes en justice manifestement infondées au stade le plus précoce possible de la procédure.
Source : Ordonnance du juge de la mise en état du 12 juin 2024, Tribunal judiciaire de Paris, RG n° 23/15454