Pourtant en faisant l’autopsie des textes juridiques congolais, l’on constate que le législateur congolais réprime la discrimination dans son Décret du 13 juin 1960. Mais le contenu qu’il donne au concept "discrimination" n’est plus adapté aux réalités actuelles, ce qui rend difficile l’application de cette loi au nom du principe de "légalité de délit et de peine" consacré en Droit pénal. Car le juge sera à tout moment buté aux difficultés de qualification des faits et de détermination des éléments constitutifs de cette incrimination.
Pour bien comprendre les réalités actuelles de cette incrimination, il y a lieu de donner les repères historiques des pratiques discriminatoires exercées à l’égard des Pygmées de 1960 à nos jours (I) avant d’examiner l’état de lieu de la répression de l’incrimination de discrimination en droit pénal congolais et de proposer de lege feranda les perspectives d’avenir (II).
I. Aperçu historique des pratiques discriminatoires exercées aux peuples pygmées en République démocratique du Congo.
A. Les peuples pygmées victimes de discrimination sous la première République : 1960-1965.
Après l’indépendance du 30 juin 1960, le clivage ethnique était déjà perceptible dans le jeune Etat du Congo. Il en a résulté une partition de fait du pays en quatre parties : le Katanga, le Sud-Kasaï, Léopoldville et Stanleyville.
Ce contexte historique et politique de l’époque avait plongé le pays dans une situation de chaos. Tout le Congo était dans un état d’instabilité indescriptible, embrassé par des guerres fratricides et des mutineries. Les peuples pygmées étaient recrutés pour servir de bouclier et de chair à canon.
Plusieurs groupes les utilisés, soit pour leur magie (gri-gri) d’immortalité par balle ou force magique de disparition, soit pour leur capacité et endurance de transporter sur la tête des munitions et des armes, soit pour les connaissances à maitriser les pistes dans la forêt et leur capacité à monter des pièges et embuscades contre l’ennemi.
Et les pygmées devraient rendre de tels services au Bantous, car ne pas le faire les exposer à la mort. Il a fallu attendre l’intervention de l’Organisation des Nations unies, à travers l’ONUC, pour que le pays soit totalement réunifié.
B. Les peuples pygmées victimes de discrimination sous la deuxième République : 1965-1997.
Sous la deuxième République, après avoir réunifié le pays, le Président Mobutu avait peur le Pays ne retombe encore dans le chaos, c’est ainsi qu’au nom de l’unité nationale, il s’est désormais engagé dans l’élimination de toutes les particularités identitaires des personnes rattachées à un même Etat par le lien de nationalité, qu’elles appartiennent à des peuples majoritaires ou minoritaires. Pour atteindre cet objectif, il a instauré un système dictatorial fondé sur l’existence d’un seul parti politique.
Ainsi, tous les Congolais, alors Zaïrois à l’époque, étaient membres du parti Etat, Mouvement populaire de la révolution, MPR en sigle. Les pygmées se voient tous appelés « Citoyens, Citoyennes ». Certains parmi eu, peu importe le niveau, deviennent cadre du MPR. Car il suffisait d’être militant du parti-Etat : danseur et chanteur pour la gloire du Président Mobutu. Il s’agissait en fait du culte de personnalité qu’on rendait au Président Mobutu.
Malgré ces vénérations et culte de personnalité que les pygmées rendaient comme tous les Zaïrois au Président Mobutu, ils n’étaient pas épargnés par les discriminations. Le Président Mobutu les avait exploités lors de la guerre d’Angola, en appui aux troupes de l’UNITA de Jonas Savimbi. Il les avait recrutés à cause de leur pouvoir magique de guerre, signalé ci-haut, en les entassant dans deux wagons de la Société nationale de chemin de fer du Zaïre, SNCZ en sigle en passant par Dilolo dans le Katanga via Lobito.
Il les avait encore exploités dans la guerre du nord Katanga, sous l’appellation de « Simba moto » pour opposer une résistance contre la rébellion du maquisard ou rebelle Laurent-Désiré Kabila. De toutes ces guerres, certains pygmées qui ont refusé à l’ordre d’aller en Angola et de participer à la guerre de « Simba moto » étaient tués et des villages furent incendiés.
C. Les peuples pygmées victimes de discrimination sous la troisième République : 1997 à nos jours.
1. Dans le domaine foncier.
Dans la Province du Tanganyika, ils ne sont considérés que comme des simples gardiens de terre. Une terre occupée ou utilisée par un pygmée est dans certains milieux considérée comme n’appartenant à personne. Il est aussi intolérable qu’un pygmée occupe un terrain au milieu d’un village des Bantous. En pareille situation, le pygmée est forcé de se déplacer vers la limite du village. Lors de nos enquêtes sur terre à propos de cette question, un pygmée estimé à l’âge de 60 ans que nous avons retrouvé dans le village de Mwehu (territoire de Nyunzu-Province du Tanganyika) nous a expliqué ce qui suit : « Nous sommes dans ce village depuis plusieurs années. Nous y vivons seuls et tout le monde reconnaît que ce village nous appartient. Le manque de moyens nous empêche d’acquérir les documents juridiques de propriété sur ces terres, qui, depuis un temps, font l’objet de convoitise de plusieurs personnes étrangères à notre communauté. Il y a peu, un officier de l’armée est venu construire sa maison sur une partie de nos terres avec l’assentiment de l’autorité locale. Il est temps que l’Etat garantisse nos droits sur nos terres ancestrales ».
2. Dans le secteur de l’éducation.
Les pygmées sont victimes des discriminations de la part de leurs condisciples et de leurs enseignants. En effet, une fois en classe les élèves d’un autre groupe ethnique refusent souvent de partager un banc avec eux. Beaucoup d’écoles ont des bancs spéciaux exclusivement réservés aux élèves Pygmées, où ils s’assoient souvent à trois ou quatre au lieu de deux par banc comme le font les autres enfants. Il arrive que les enseignants ne montrent aucune sympathie envers les Pygmées et ne prennent aucune sanction contre les autres élèves qui les maltraitent. Certains mêmes y participent. Une jeune fille pygmée que nous avions rencontrée le 06 juillet 2018 à Kiyambi (territoire de Manono) nous a narré l’histoire de son enseignant qui l’avait beaucoup torturée : « J’avais un enseignant très méchant en troisième année d’école primaire. Un jour, je suis arrivée en retard. Il m’a demandée pourquoi j’étais en retard et je le lui avais expliqué les raisons. Il m’a renvoyée à la maison. Quand il m’a rappelée, il m’a battue si fort et j’ai pleuré toute la journée. Il m’a dit que je n’aurais plus qu’à devenir mendiante comme tous les autres Pygmées, puis il m’a renvoyée à nouveau à la maison. Même maintenant, quand je le vois, j’ai très peur ».
II. L’état de lieu de la répression de l’incrimination de discrimination en droit pénal congolais.
L’article 1er du code pénal du 30 Janvier 1940 tel que modifié et complété par la loi n°06/018 du 20 Juillet 2006 dispose : « Dans les magasins et lieux publics, il est interdit de maintenir, d’aménager ou de faire maintenir ou aménager toutes installations distinctes, telles que guichets, entrées, comptoirs, etc., réservées à une race ou une ethnie déterminée ». Et l’article 2 d’en ajouter : « Il est de même interdit de maintenir, de placer ou de faire maintenir ou placer des inscriptions, dessins ou signes quelconques indiquant les installations distinctes visées à l’article 1er ».
La lecture attentive de ces deux dispositions, il y a lieu de constater que la définition de cette infraction (ou crime) n’est plus adaptée aux réalités actuelles des actes discriminatoires dont sont victimes les peuples pygmées : discrimination dans le milieu scolaire, discrimination dans le domaine foncier, (…).
Conclusion.
A notre humble avis, il serait mieux de s’inspirer de vingt critères de discrimination retenus par les défenseurs des droits pour redéfinir cette incrimination en droit pénal congolais. En effet, ces 20 critères de discriminations ont l’avantage d’être adaptés aux réalités actuelles de discrimination, c’est-à-dire, ils couvrent tout le champ matériel de cette infraction.
Ainsi, l’infraction de discrimination serait entendue comme : « Toute distinction opérée entre les personnes physiques en raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation familiale, de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur nom, de leur état de santé, de leur âge, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou non, vraie ou supposée à une ethnie, une tribu, un Etat, une religion et à une race ».
Il est vrai qu’il y aurait, bien entendu, des difficultés d’interprétation des concepts (qui méritent d’être bien interprétés afin d’éviter toute confusion possible ou une mauvaise interprétation) contenus dans cette proposition de définition de l’infraction de discrimination. Mais, nous considérons que les avantages escomptés valent plus que la peine à se donner pour ce faire.
Sources :
1. Institut Makanda Kabobi, Les grands textes du Mobutisme, Kinshasa, Forcad, Collection Bibliothèque de l’école du Parti, 1984 ;
2. Schebesta, P, Les Pygmées du Congo Belge, Editions du soleil levant, Namur, 1957.
3. Mabiala Mantuba Ngoma, P, Multiculturalisme et barbarisation au Zaïre, in Conflits et identités, actes des journées philosophiques de Casinus, avril 1997, éd. Loyola, Kinshasa, 1998, pp.56-80.
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