Réserve héréditaire et ordre public international.

Par Aubéri Salecroix, Avocat.

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Explorer : # réserve héréditaire # droit international privé # ordre public # succession

Une loi étrangère ignorant la réserve héréditaire n’est pas en elle-même contraire à l’ordre public international français.
Civ. 1re, 27 sept. 2017, FS-P+B+R+I, n° 16-17.198
Civ. 1re, 27 sept. 2017, FS-P+B+R+I, n° 16-13.151

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La réserve héréditaire est certainement l’un des piliers les plus anciens et les mieux ancrés du droit successoral français, qui connaît néanmoins un affaiblissement progressif.
Cette notion est largement partagée dans les pays de droit civil, mais elle est inconnue dans la plupart des juridictions de Common law.

La première chambre civile a rendu deux arrêts, le 27 septembre 2017, qui apportent une réponse, inédite et de principe, à une question relative au droit international privé des successions.

Rappelons tout d’abord qu’en droit des successions français, la réserve héréditaire est une portion de la succession qui est réservée par la loi à certains héritiers protégés, les héritiers réservataires. Le droit français ne permet donc pas d’exhéréder certains héritiers tels que les enfants.

La réserve héréditaire a été définie par la loi du 23 juin 2006, au sein de l’article 912 du Code civil : « La réserve héréditaire est la part des biens et droits successoraux dont la loi assure la dévolution libre de charges à certains héritiers dits réservataires, s’ils sont appelés à la succession et s’ils l’acceptent. »

Le législateur a ainsi défini des portions correspondant à la réserve héréditaire et corrélativement, à la quotité disponible dont le pourcentage varie selon la configuration de la succession et qui est ensuite applicable à une masse de calcul faite au décès, comprenant les biens existants (à l’exclusion des dettes), ainsi que toutes les libéralités qui y sont réunies fictivement.

Lorsqu’il existe des descendants, le taux de la réserve héréditaire dépend du nombre d’enfants (article 913 du Code civil) :
- un enfant : réserve héréditaire = 1/2 et quotité disponible = 1/2 ;
- deux enfants : réserve héréditaire = 2/3 et quotité disponible = 1/3 ;
- trois enfants ou plus : réserve héréditaire = 3/4 et quotité disponible = 1/4.

En revanche, lorsqu’il n’existe pas de descendants, mais seulement un conjoint survivant (art. 914-1 du Code civil), alors ce dernier dispose d’une réserve héréditaire correspondant à 1/4 des biens du défunt tandis que la quotité disponible se constituera des 3/4 restants.

En l’espèce, le défunt résidait depuis presque trente ans en Californie, y avait donné naissance à ses trois derniers enfants et y disposait de tout son patrimoine immobilier et une grande partie de son patrimoine mobilier, de sorte que la loi californienne lui était normalement applicable.

Or, cette loi ne connaissant pas l’institution de la réserve héréditaire, les enfants domiciliés en France contestèrent son application. Ils revendiquaient d’une part l’application du droit à prélèvement – prévu par l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 - qui a été abrogé par le conseil constitutionnel en 2011, et estimaient ensuite que « la réserve héréditaire, qui a pour vocation de protéger la pérennité économique et sociale de la famille, l’égalité des enfants et les volontés et libertés individuelles des héritiers, est un principe essentiel du droit français relevant de l’ordre public international ; qu’au cas présent, en refusant d’écarter la loi californienne, qui, pourtant, ne connaît pas la réserve et permet ainsi au de cujus d’exhéréder complètement ses descendants, la cour d’appel a violé l’article 3 du code civil ».

Les juges du fond, confirmés par la Cour de cassation, rappellent qu’une loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d’espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels.

Ils en concluent que le défunt était donc en droit de disposer de tous ses biens en faveur d’un trust bénéficiant à son épouse, mère de leurs deux filles alors mineures, sans en réserver une part à ses autres enfants, sans qu’il puisse être argué d’une violation de l’ordre public international français dans la mesure où l’application de la loi californienne ne laisse aucun des demandeurs, majeurs au jour du décès de leur père, dans une situation de précarité économique ou de besoin.

Ainsi, la liberté du testateur prend donc clairement le pas, dans l’ordre international, sur la qualité de réservataire de ses héritiers. Cette décision était attendue souhaitée par une partie de la doctrine la plus autorisée

L’arrêt rappelle d’abord l’abrogation du droit de prélèvement, qui ouvrait la possibilité d’écarter l’application normale de la règle de conflit attribuant à une loi étrangère le règlement de la succession (Cons. const., 5 août 2011, déc. n° 2011-159 QPC). La cour d’appel précise que cette abrogation ne connaît pas d’exception notamment lorsque le décès du défunt est intervenu avant cette décision.

La décision commentée confirme par ailleurs que, si le caractère d’ordre public de la réserve reste indéniable dans l’ordre public interne, il n’est pas transposable dans l’ordre public international français, alors même que les faits de l’espèce auraient pu permettre à la cour de s’appuyer sur un principe de proximité pour juger différemment.
En effet, alors que des liens étroits existaient avec la France (nationalité du défunt et des héritiers, lieu de situation de l’immeuble), la Chambre civile confirme la Cour d’appel ayant affirmé sans équivoque que si la réserve « est en droit interne un principe ancien mais aussi… actuel et important, … elle ne constitue pas un principe essentiel… qui imposerait qu’il soit protégé par l’ordre public international français de l’application de dispositions étrangères qui le méconnaissent. »

Aubéri Salecroix
Avocat
asalecroix.avocat chez gmail.com
https://www.facebook.com/Cabinet-davocat-Aub%C3%A9ri-Salecroix-1914523838761774/
Droit de la famille
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  • par Dubuis , Le 10 septembre 2020 à 07:04

    Une development clair et concis sur la notion de la réserve héréditaire. On en comprend le principe ; sa portée, aussi bien sur le plan interne qu’international ; mais également les limites de celle-ci à l’échelle internationale.

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