La manifestation des signes et symboles religieux dans l’espace public occupe régulièrement l’actualité et s’avère protéiforme : tenues vestimentaires, installations de crèches au sein des hôtels de ville… La presse se fait régulièrement l’écho des « événements » susceptibles de porter atteinte au principe de laïcité tel qu’il est conçu dans notre pays.
On sait que la conception française de la laïcité s’avère rigide en comparaison des règles et pratiques en vigueur dans d’autres démocraties qui admettent sans difficulté que la vie publique puisse s’accommoder d’expressions de croyances religieuses.
Cette rigidité s’explique par l’Histoire, celle d’une opposition farouche, au début du XXème siècle, entre la République et l’Eglise (que l’on songe par exemple à l’affaire dite des « fiches » qui vit des militaires classés en fonction de leurs convictions religieuses). Cette opposition se matérialisa par l’adoption de la Loi du 7 décembre 1905 affirmant le principe selon lequel : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».
Cette loi de séparation stricte constitue le cadre légal dans lequel s’inscrivent les relations entre les pouvoirs publics et les cultes.
C’est sur son fondement que le Conseil d’Etat a pu juger que des collectivités territoriales ne peuvent pas accorder de subvention à une association cultuelle [1]. C’est aussi en application de cette loi que la Haute juridiction administrative a considéré que sont interdits les financements publics de célébrations religieuses, quand bien même elles participeraient à la promotion du territoire et à son attrait touristique [2].
Outre la question du financement, l’érection d’ouvrages ou d’installations à caractère religieux sur des propriétés publiques a conduit les juridictions administratives à fixer un cadre aux personnes publiques afin de garantir leur neutralité.
C’est à ce sujet que s’est prononcée la Cour administrative d’appel de Nantes le 16 septembre 2022 [3].
Dans cette affaire, la commune des Sables d’Olonne, au cours de l’automne 2018, avait fait installer sur le parvis de l’église Saint-Michel, élément du domaine public communal, une statue de l’archange éponyme.
La fédération de Vendée de la libre pensée s’était saisie du dossier et avait demandé au maire le retrait de ladite statue en invoquant une méconnaissance de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 précitée.
Cette disposition prévoit en effet que :
« Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions ».
Face au refus du maire, la fédération considérée avait saisi le tribunal administratif de Nantes. Ce dernier fit droit aux demandes présentées devant lui et enjoint à la commune des Sables d’Olonne de retirer du domaine public communal la statue de Saint-Michel [4].
La commune des Sables d’Olonne interjeta appel de ce jugement donnant ainsi à la Cour administrative d’appel de Nantes l’occasion de réaffermir une jurisprudence assez constante. Pour comprendre l’arrêt de la cour, il convient, selon nous, de s’intéresser à la notion de signe ou d’emblème religieux puis d’analyser sa mise en pratique.
1. Comment reconnaît-on un signe ou un emblème religieux ?
Instinctivement, chacun perçoit ce qu’est un signe religieux, du moins en ce qui concerne les trois grandes religions monothéistes. L’élévation d’une croix, d’un minaret sera ainsi facilement identifiable…et sanctionnable si elle s’effectue sur une propriété publique.
Mais d’un point de vue notionnel il est difficile de définir ce qu’est un signe religieux et, en creux, ce qu’est une religion. Il n’existe d’ailleurs aucune définition légale. Il s’avère néanmoins que la religion peut être appréhendée par le prisme du culte, lequel a fait l’objet de définitions.
On peut rappeler que, pour Léon Duguit, « le culte est l’accomplissement de certains rites, de certaines pratiques qui, aux yeux des croyants, les mettent en communication avec une puissance surnaturelle » [5].
Le Conseil d’Etat a pour sa part jugé que le culte est « la célébration de cérémonies organisées en vue de l’accomplissement, par des personnes réunies par une même croyance religieuse, de certains rites ou de certaines pratiques » [6].
La dimension ontologique ne transparaît pas dans la définition donnée par le Conseil d’État.
A la différence de Duguit, ce dernier semble ainsi, implicitement, adopter une conception large de la notion de religion.
En tenant compte de ses deux définitions, on peut ainsi valablement soutenir que constitue un signe ou un emblème religieux tout objet se rattachant à un rite ou à une pratique tournée vers la mise en relation avec une puissance transcendantale [7].
La jurisprudence paraît valider cette définition.
Dans une affaire concernant l’installation d’une statue du Pape Jean-Paul II sur une place publique de la commune de Ploërmel dans le Morbihan, le Conseil d’Etat a eu à se prononcer sur le caractère religieux de l’œuvre présentée par ses défenseurs comme un hommage à un personnage public important, notamment dans sa dimension de chef d’Etat (on rappellera, pour l’anecdote, que la place du parvis de Notre-Dame de Paris est dénommée place Jean-Paul II).
Dans son arrêt, le Conseil d’Etat avait estimé que la statue de Jean-Paul II, quoique représentant le chef de l’Eglise catholique, ne méconnaissait pas, en soi, l’interdiction d’élever des signes ou des emblèmes religieux. L’accent était clairement mis sur l’homme public.
La motivation alors retenue était claire :
« En revanche, le fait que la statue était surplombée d’une croix de grande dimension reposant sur une arche était contraire à l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 ci-dessus reproduit.
Il ressort des pièces du dossier que la statue du pape Jean-Paul II, érigée en 2006 sur une place publique de la commune de Ploërmel, est, ainsi qu’il a été dit, surplombée d’une croix de grande dimension reposant sur une arche, l’ensemble monumental étant d’une hauteur de 7,5 mètres hors socle. Si l’arche surplombant la statue ne saurait, par elle-même, être regardée comme un signe ou emblème religieux au sens de l’article 28 précité de la loi du 9 décembre 1905, il en va différemment, eu égard à ses caractéristiques, de la croix. Par suite, l’édification de cette croix sur un emplacement public autre que ceux prévus par l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 précité méconnaît ces dispositions, sans que la commune et l’association intervenante en défense soient utilement fondées à se prévaloir ni du caractère d’œuvre d’art du monument, ni de ce que la croix constituerait l’expression d’une forte tradition catholique locale, ni de la circonstance, au demeurant non établie, que la parcelle communale sur laquelle a été implantée la statue aurait fait l’objet d’un déclassement postérieurement aux décisions attaquées » [8].
Le signe religieux est a priori prohibé, mais pas nécessairement le personnage religieux.
Chose intéressante, le Conseil d’Etat avait pris soin de préciser que la croix était, en l’espèce, un signe religieux « eu égard à ses caractéristiques », laissant ainsi supposer qu’un tel signe, pourvu qu’il soit discret ou inséré hors d’un contexte religieux, pourrait être admis.
La notion de signe ou d’emblème religieux est donc mois simple qu’il n’y paraît, le religieux cachant presque toujours une dimension culturelle.
2. La statue de l’archange Michel : un objet culturel ou un objet cultuel ?
Quis ut Deus - « Qui est comme Dieu » - serait la traduction latine littérale du nom Michel.
Mise sous la forme interrogative cette expression serait également la question posée à Satan par l’archange Michel, symbole d’une lutte originelle entre le bien et le mal. De la Bible au Coran le nom de Michel apparaît.
Sur la base de ce constat, nul ne saurait valablement contester la dimension religieuse forte de l’archange. Mais cette dimension religieuse est-elle la seule à prendre en compte ? - dans l’esprit de beaucoup que reste-t-il par exemple de la religiosité du Mont Saint-Michel ou de la fontaine Saint-Michel à Paris ?
C’est justement la dimension extra-religieuse que tentait de mettre en avant la commune des Sables d’Olonne en faisant valoir que :
« la représentation de l’archange Saint-Michel est susceptible de revêtir une pluralité de significations et que, en l’espèce, la statue installée sur la place en cause, appartenant à son domaine public, présente un caractère culturel, historique, traditionnel, artistique et festif dès lors qu’elle est dénuée de tout signe expressément religieux tel qu’une croix, un poisson ou des crosses épiscopales et alors que Saint-Michel est un emblème du quartier du même nom ainsi que le saint patron des parachutistes ».
Se fondant visiblement sur la solution rendue à propos de la statue de Jean-Paul II à Ploërmel, la commune avait souligné l’absence de tout symbole chrétien distinctif.
Mais c’était oublier deux choses :
L’archange Michel, à la différence de Jean-Paul II, est une figure symbolique qui, intrinsèquement, contient des attributs de la divinité.
La Cour administrative d’appel de Nantes a ainsi relevé que :
« Saint-Michel, chef de la milice céleste des anges du Bien selon la religion abrahamique, est souvent représenté au moment de la fin des temps, l’Apocalypse et la fondation du Royaume de Dieu, en chevalier terrassant le diable, il est désigné comme saint par l’Eglise orthodoxe et par l’Eglise catholique et, depuis avril 2017, il est également le saint patron de la Cité du Vatican en raison de la consécration du pape François et selon le vœu du pape émérite Benoît XVI » ;
Ce n’est pas la référence au catholicisme ou à la chrétienté que prohibe la loi du 9 décembre 1905 mais bien tout signe ou emblème religieux. Le fait que l’archange Michel soit évoqué dans les trois grandes religions monothéistes s’avère donc indifférent.
L’archange Michel se rattache bien à un rite, une pratique et renvoie aux origines de la création telle qu’elle est exposée de manière allégoriques par les écritures des religions monothéistes.
De manière complémentaire, la Cour a relevé que la statue en question avait été auparavant conservée dans un établissement privé d’enseignement catholique, qu’elle avait été fondue dans une manufacture d’œuvre d’art religieux et qu’au moment de son installation elle avait été bénie par un prêtre catholique.
Indubitablement, la statue entrait donc dans le champ de la prohibition posée à l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905.
Bien que laissant peu de place à la contestation sous l’angle juridique, l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Nantes du 16 septembre 2022 a pu recevoir un accueil critique d’une partie de la presse. A notamment été opposé le fait que le maintien de la statue avait recueilli plus de 94% de votes favorables à l’occasion de la consultation des habitants des Sables d’Olonne. La légitimité populaire contre la loi et les juges.
L’argument est d’une portée limitée, sauf à considérer que c’est à chaque exécutif ou assemblée locale de voter la loi. D’un point de vue pratique, l’application de l’article 28 de la Loi du 9 décembre 1905 permet de s’abstraire des sensibilités voire des revendications locales et, ainsi, d’éviter la multiplication anarchique de références religieuses générant une concurrence des cultes.