Tentative de suicide : la responsabilité du médecin du travail en question.

Par Noémie Le Bouard, Avocat.

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Explorer : # secret médical # médecin du travail # responsabilité civile # obligation de sécurité

La situation d’un salarié qui manifeste un trouble psychique grave, potentiellement conduisant à un acte désespéré, soulève des interrogations quant à la faculté pour l’employeur de mettre en cause la responsabilité du médecin du travail. L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Rouen le 13 novembre 2024 [1] illustre cette problématique : un salarié a tenté de se suicider sur son lieu de travail, et l’employeur, condamné par ailleurs devant la juridiction prud’homale, a cherché à faire valoir la faute du médecin du travail, accusé de ne pas avoir fourni les informations nécessaires permettant de prendre des mesures de prévention.

Dans un tel contexte, il est essentiel de clarifier, à la lumière des règles légales et de la jurisprudence, le rôle préventif du médecin du travail ainsi que les limites imposées par le secret professionnel et la notion d’immunité du préposé.

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Contexte du litige : la tentative de suicide et ses répercussions.

Les circonstances de l’accident.

Un salarié, déjà suivi pour divers troubles, a tenté de mettre fin à ses jours en ingérant des médicaments. L’incident, qualifié ultérieurement d’accident du travail par la Caisse Primaire d’Assurance Maladie (CPAM), a suscité des débats sur l’éventuel manquement de l’employeur à son obligation de sécurité. À la suite d’une procédure devant le conseil de prud’hommes, la résiliation judiciaire du contrat du salarié a été prononcée aux torts de l’employeur.

Souhaitant s’exonérer d’une partie de sa responsabilité, ce dernier a entrepris de contester la carence présumée du médecin du travail, lui reprochant de ne pas avoir anticipé le risque suicidaire.

Le médecin du travail en question avait examiné le salarié onze mois avant l’acte désespéré. Lors de cette visite, il s’était limité à un contrôle de l’aptitude du salarié à son poste, relevant la présence de troubles psychiatriques, mais se bornant à déclarer le salarié apte sous certaines restrictions physiques. Aucun nouvel examen n’avait eu lieu avant le passage à l’acte. L’employeur estimait que le praticien aurait dû le prévenir de la dangerosité potentielle du salarié, quitte à briser le secret médical.

L’action en responsabilité contre le praticien.

L’employeur a alors assigné le médecin du travail ainsi que l’association interentreprises qui l’emploie, sollicitant des dommages et intérêts pour le préjudice subi. Il alléguait que le praticien, connaissant la bipolarité et la schizophrénie du salarié, aurait dû le mettre en garde et l’accompagner dans la gestion de ce dossier délicat, arguant qu’un manquement à ce devoir d’information l’avait empêché de remplir son obligation de sécurité envers la collectivité de travail.

Il avançait également que le médecin, en s’abstenant de révéler ces pathologies, l’aurait privé de la possibilité de prévenir le drame.

La Cour d’appel de Rouen a rejeté l’argumentation de l’employeur, rappelant les principes fondamentaux du rôle du médecin du travail, axé sur la prévention et la protection de la santé des salariés, et non sur l’information détaillée de l’employeur quant aux affections psychiques. On retrouve ici la primauté du secret professionnel consacré par le Code de la santé publique.

Le rôle préventif du médecin du travail et ses limites.

L’obligation de conseil et la mission exclusive de prévention.

Aux termes de l’article L4622-3 du Code du travail [2], le médecin du travail exerce une fonction préventive, visant à éviter toute altération de la santé du salarié due à son activité professionnelle. Cette mission s’accompagne d’un devoir d’information envers l’employeur, en particulier sur les modifications du poste de travail nécessaires pour protéger la santé du salarié. Toutefois, ce devoir de conseil se trouve limité par la nécessité de respecter le secret médical.

Le médecin du travail est tenu de proposer des aménagements ou des restrictions en rapport avec l’état de santé constaté, sans divulguer la nature exacte de la pathologie, conformément à l’article R.4127-4 du Code de la santé publique [3]. Le praticien ne communique que des informations d’ordre professionnel (aptitude, restrictions, mesures de prévention) et s’abstient de révéler des données cliniques sensibles, telles que des troubles psychiatriques, sauf nécessité impérieuse ou obligation légale.

Le secret professionnel et la protection du patient.

Le Code de déontologie médicale, intégré au Code de la santé publique, impose au médecin du travail une stricte obligation de confidentialité. L’article R4127-4 du CSP stipule que le secret couvre tout ce qui vient à la connaissance du praticien dans l’exercice de sa profession. Le médecin n’est donc pas en droit de divulguer les pathologies mentales du salarié aux supérieurs hiérarchiques, sauf si un danger imminent et grave pour la santé publique ou la sécurité le justifiait de manière impérieuse.

Dans l’affaire ayant donné lieu à la décision du 13 novembre 2024, le médecin du travail n’avait relevé aucun signe susceptible de révéler un risque suicidaire imminent, au moment de l’examen, ni par la suite. De ce fait, exiger qu’il viole le secret professionnel en dévoilant au directeur la nature exacte de la pathologie du salarié aurait constitué un acte illégal et contraire à la déontologie.

La responsabilité civile du médecin du travail : un régime particulier.

L’immunité légale du préposé.

Le Code civil, à l’article 1242, alinéa 5 [4], prévoit un régime de responsabilité qui permet d’engager la responsabilité de l’employeur pour les faits commis par son salarié dans l’exercice de ses fonctions. Inversement, le salarié (ou le préposé) bénéficie d’une forme d’immunité dès lors qu’il n’a pas agi hors de sa mission ou commis une faute pénale ou intentionnelle.

Dans l’arrêt du 13 novembre 2024, le médecin du travail, salarié de l’association pour la médecine interentreprises, n’avait nullement dépassé les limites de sa mission. La cour d’appel a donc conclu à l’absence de responsabilité personnelle, évoquant le principe de l’immunité du préposé s’il ne s’écarte pas de ses attributions ni ne commet de faute intentionnelle. La juridiction relève également que le praticien n’avait aucun élément l’alertant sur un danger potentiel onéreux, compte tenu du délai de onze mois séparant la visite de reprise et la tentative de suicide.

Absence de faute intentionnelle ou infraction.

Conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation [5], la responsabilité civile du préposé peut être retenue s’il outrepasse ses fonctions ou commet une infraction pénale. Or, le médecin du travail a simplement appliqué les règles de l’aptitude en s’abstenant de faire état, auprès de l’employeur, d’éléments couverts par le secret. Il n’existe pas de lien direct entre le comportement du praticien et la tentative de suicide, apparue onze mois plus tard, dans un contexte de crise sanitaire et de tension avec la direction.

C’est sur ce fondement que la cour d’appel a débouté l’employeur, estimant que le médecin du travail n’avait pas causé le dommage et qu’il n’y avait pas lieu d’engager sa responsabilité.

Analyse pratique : comment l’employeur devrait-il réagir ?

L’obligation de sécurité de l’employeur.

La jurisprudence rappelle régulièrement que l’employeur, tenu d’une obligation de sécurité renforcée [6], doit se préoccuper du bien-être de ses salariés et veiller à la prévention des risques psychosociaux. En cas d’inquiétude liée à l’état mental d’un collaborateur, l’employeur peut se rapprocher du service de santé au travail, organiser un nouvel examen auprès du médecin du travail ou encourager le salarié à consulter un spécialiste.

Lorsque l’employeur constate une souffrance psychologique, un comportement inhabituel ou agressif, il lui appartient de solliciter des conseils du médecin du travail sur les mesures à mettre en place (aménagement de poste, suivi plus rapproché, etc.). Toutefois, il ne saurait exiger la divulgation de pathologies précises, le médecin restant astreint au secret. Dans l’affaire jugée, la cour d’appel suggère que l’employeur aurait pu, s’il redoutait une décompensation psychique du salarié, solliciter le concours du médecin pour un nouvel examen ou prendre des mesures internes de soutien.

La posture du médecin du travail.

Le médecin du travail n’est pas tenu de signaler chaque détail à l’employeur, surtout quand cela révèle le diagnostic pathologique. Il doit, en revanche, préconiser, si nécessaire, des restrictions d’aptitude ou proposer un suivi plus intensif. Si le salarié ressent de la détresse, il peut se voir orienté vers un psychiatre ou un psychologue, voire bénéficier de solutions de reclassement temporaire.

Dans la décision du 13 novembre 2024, la cour relève que rien n’indiquait une situation d’urgence au moment de l’examen médical, justifiant de rompre la règle du secret médical. L’employeur n’a pas non plus sollicité de suivi particulier. Dès lors, le praticien n’avait aucune raison de briser ce secret ni de conseiller un retrait du poste ou un changement radical de fonction.

Conséquences de la décision et perspectives.

Impact sur la relation employeur-médecin du travail.

Cet arrêt clarifie une fois de plus la fonction préventive du médecin du travail et le caractère intangible du secret professionnel. L’employeur ne peut lui imputer une absence de « conseils suffisants » si le praticien n’avait pas d’éléments médicaux tangibles exigeant l’inaptitude ou la vigilance accrue. L’indépendance du médecin, qui constitue un pilier de la santé au travail, se trouve ainsi réaffirmée.

Dès lors, il incombe aux employeurs, confrontés à des difficultés d’ordre psychique chez un salarié, de solliciter activement le service de santé au travail pour de nouveaux examens, sans exiger la divulgation de données pathologiques confidentielles. Cette démarche proactive permet de mettre en œuvre l’obligation de sécurité, tout en respectant la déontologie médicale.

Le secret médical comme condition de confiance.

La décision prise par la Cour d’appel de Rouen insiste, en filigrane, sur l’importance de ne pas fragiliser le lien de confiance nécessaire entre le salarié et le médecin du travail. Si le praticien se voyait contraint de tout révéler à l’employeur, les salariés craindraient de consulter sincèrement leur médecin du travail. Le législateur, à travers divers articles du Code de la santé publique, indique que le secret médical constitue le socle de la prise en charge médicale, garantissant la confidentialité indispensable à la sincérité de l’échange.

Conclusion.

La tentative de suicide d’un salarié, en l’occurrence qualifiée d’accident du travail par la CPAM, constitue un événement dramatique ayant suscité le litige analysé par la Cour d’appel de Rouen le 13 novembre 2024 [7]. Face à l’ampleur de la situation, l’employeur, lui-même sanctionné par les juridictions prud’homales, a tenté de mettre en cause la responsabilité du médecin du travail. Toutefois, la cour a jugé qu’il n’existait aucun rapport suffisamment direct entre l’intervention médicale et la tentative de suicide, survenue onze mois après la dernière visite, dans un contexte distinct. De plus, l’immunité du préposé, combinée au respect du secret professionnel, fait obstacle à la condamnation du praticien, dès lors qu’il n’a commis ni faute intentionnelle, ni violation des obligations légales.

L’affaire souligne la nécessité, pour l’employeur, de solliciter régulièrement l’expertise du médecin du travail s’il suspecte un mal-être grave, sans prétendre obtenir le diagnostic précis ou enfreindre les règles protégeant la vie privée. Le rôle du médecin du travail reste préventif : conseiller sur l’aptitude, proposer des aménagements du poste, orienter vers des spécialistes en cas de symptômes alarmants. Toute autre exigence, comme la divulgation détaillée de pathologies, serait contraire à la déontologie et engage la responsabilité personnelle du praticien s’il y cédait. En définitive, cet arrêt illustre la délicate frontière entre le droit au secret, le devoir de prévention et la volonté de l’employeur de se prémunir contre les conséquences douloureuses d’un acte suicidaire.

Noémie Le Bouard, Avocat
Barreau de Versailles
Le Bouard Avocats
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Notes de l'article:

[1CA Rouen, 13 nov. 2024, n°23/02493.

[2C. trav. art. L4622-3.

[3CSP, art. R4127-4.

[4C. civ. art. 1242, al. 5

[5Cass. ass. plén., 25 févr. 2000, n°97-17.378.

[6C. trav. art. L4121-1.

[7CA Rouen, 13 nov. 2024, n°23/02493.

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