Parmi les domaines ayant constitué un terrain fertile d’épanouissement et d’évolution de cette forme de recours judiciaire, nous citons le droit de la consommation et de la concurrence. Ainsi, souvent les préjudices résultant des pratiques anti-concurrentielles constituent des préjudices de « masse » ou « minimes » dont la réparation est marginalisée. Toutefois, grâce à l’action de groupe, les victimes de ces préjudices se sont dotées d’un mécanisme judiciaire leur permettant de réclamer indemnisation, vu le caractère important que prend le préjudice minime appréhendé au niveau collectif [1].
L’action de groupe inspirée du régime du « class action » en Common Law, a rapidement pris de l’ampleur dans d’autres domaines juridiques, notamment l’environnement, la protection des données personnelles, l’immobilier, la santé … Le point commun entre tous ces domaines est la nature du « préjudice subi » qui constitue la pierre angulaire de ladite action.
Le législateur français a adopté l’action de groupe en 2014 via la loi « Hamon », dont le champ d’application était limité au droit de la consommation. Ladite loi prévoit une procédure permettant aux associations de défense des consommateurs agréées au niveau national de saisir le tribunal compétent, qui statue sur la responsabilité du professionnel ayant commis une faute à l’égard d’une catégorie de consommateurs, fixe le groupe des consommateurs concernés, détermine la nature du préjudice subi et son mode d’évaluation et arrête les mesures de publicité de l’action engagée.
Par la suite, l’action de groupe a connu une évolution notable, et son application s’est élargie progressivement à d’autres secteurs à savoir :
- Le domaine de la santé dans le cadre de la loi n°2016-41 relative à la modernisation du système de la santé
- Les domaines de l’environnement, protection des données personnelles, et des discriminations dans le milieu du travail, dans le cadre de la loi n°2016-1547 relative à la modernisation de la justice du 21ème siècle
- Le domaine immobilier dans le cadre de la loi n°2018-1021 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique
- Le domaine administratif a connu également l’introduction d’une action de groupe visant la cessation d’un manquement ou la réparation d’un dommage résultant d’une faute commise par une personne morale de droit public ou d’un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public.
Certes le législateur français a essayé dans le cadre de loi de modernisation de la justice du 21ème siècle d’unifier le régime procédural applicable à toutes les actions de groupe intentées devant le juge judiciaire. Néanmoins, des divergences et différences notables demeurent présentes, se rapportant à la qualité des personnes habilitées d’agir, la nature du préjudice réparable, les formalités procédurales et les modalités de réparation. Cet éparpillement des textes et des régimes juridiques régissant les différentes actions de groupe « sectorielles » a limité leur efficacité et empêché la réalisation des objectifs escomptés.
Ledit constat a été affirmé lors d’une mission d’information conduite en 2020 sur « Le bilan et les perspectives des actions de groupe », dont le rapport a révélé que le nombre d’actions de groupe intentées depuis 2014 s’élevant seulement à 32 dont 20 dans le domaine de la consommation. Ainsi, en vertu de ladite mission « l’action de groupe n’a pas été à l’origine d’avancées significatives dans la défense des consommateurs ».
Pour pallier les insuffisances et limites soulevées par ledit rapport, Mme Laurence Vichnievsky et Mr Philippe Gosselin ont déposé le 15 décembre 2022 une proposition de loi visant à unifier le régime juridique des actions de groupe. Ledit texte a été adopté le 8 mars 2023 par l’Assemblée nationale à l’unanimité en première lecture avec modifications. Le texte modifié est transmis au Sénat le 9 mars 2023, et prévu pour discussion en séance publique le 29 et (éventuellement) le 30 avril 2024.
En attendant l’entrée en vigueur du texte définitif, nous souhaitons par le présent article analyser les principaux apports et enjeux prévus dans le cadre de cette proposition de loi, et les perspectives d’adoption d’un régime universel régissant l’action de groupe. Notre problématique cruciale est la suivante : est-ce que l’unification du régime juridique des actions de groupe renforcera l’efficacité de ce mécanisme judiciaire sur le plan pratique ?
A- Propositions tenant aux conditions préalables d’exercice de l’action de groupe.
D’abord l’article 1er de la proposition de loi donne une définition générale de l’action de groupe, qui englobe l’ensemble des aspects spécifiques aux actions de groupe sectorielles.
Ainsi en vertu dudit article :
« Une action de groupe est exercée en justice par un demandeur mentionné à l’article 1er bis pour le compte de plusieurs personnes physiques ou morales, placées dans une situation similaire, subissant des dommages ayant pour cause commune un même manquement ou un manquement de même nature à ses obligations légales ou contractuelles commis par toute personne agissant dans l’exercice ou à l’occasion de son activité professionnelle, par toute personne morale de droit public ou par tout organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public ».
Ladite définition a pris en considération l’ensemble des aspects éparpillés dans les régimes sectoriels, dans la mesure où elle fait intervenir les personnes physiques et morales, de droit privé et public, et englobe les deux objectifs : réparation et/ou cessation du manquement.
A titre d’illustration, en droit de la consommation la définition du consommateur est limitée aux personnes physiques, chose qui prive les personnes morales victimes d’une violation des dispositions du Code de commerce d’agir dans le cadre d’une action de groupe dans la mesure où la loi Hamon réserva ladite action aux « consommateurs ». Cependant, grâce à ce nouveau régime, nous pensons que la voie sera ouverte aux personnes morales victimes d’un manquement lié à des pratiques anti-concurrentielles ou à des intérêts relevant du Code de commerce, pour agir dans le cadre d’une action de groupe.
Aussi la liste des personnes habilitées à exercer l’action de groupe s’est élargie en englobant notamment : Les associations régulièrement déclarées, sous réserve de remplir les conditions prévues à l’article 1bis I 2° et 3° ; Les organisation syndicales pour certains manquements ; et le ministère public qui peut exercer l’action en tant que partie principale ou y intervenir en tant que partie jointe.
Nous souhaitons à cet égard, rappeler un constat voire une recommandation qui a été soulevée par plusieurs praticiens ayant traité l’action de groupe en droit de la consommation, qui suggère de reconnaître également aux avocats la qualité d’exercer des actions de groupe afin d’encourager le recours à ce mécanisme judiciaire.
Parmi les nouveautés de la proposition de loi, est la mise en place d’une condition tendant à prévenir le risque de conflit d’intérêts, à travers l’exigence faite aux personnes habilitées d’exercer l’action (à l’exclusion du ministère public) de produire une attestation sur l’honneur de leurs représentants légaux mentionnant qu’ils poursuivent un but non-lucratif et que les tiers qui leur apportent des financements, sauf s’ils subissent eux même un dommage causé par le manquement reproché au défendeur, n’ont pas un intérêt économique dans l’introduction ou l’issue de l’action et ne sont pas des concurrents du défendeur.
Ladite exigence est prévue sous peine d’irrecevabilité de l’action. De ce fait, la partie intéressée doit soulever la fin de non-recevoir conformément aux dispositions procédurales en vigueur. Aussi, vu son caractère d’ordre public, ladite exigence peut être invoquée d’office par le juge. Ainsi, en vertu de l’article 125 du Code de procédure civile :
« Les fins de non-recevoir doivent être relevées d’office lorsqu’elles ont un caractère d’ordre public, notamment lorsqu’elles résultent de l’inobservation des délais dans lesquels doivent être exercées les voies de recours ou de l’absence d’ouverture d’une voie de recours… ».
Concernant les litiges relatifs au Code de travail, la proposition de loi telle que transmise, propose d’adresser une demande à l’employeur, par tout moyen conférant date certaine, pour faire cesser le manquement allégué.
B- Propositions tenant au déroulement de l’action de groupe.
Concernant l’action en « cessation du manquement », l’article 1er quater de la proposition susvisée détermine ses finalités. A cet effet, le juge pourra ordonner la cessation sous astreinte liquidée au profit du demandeur. De même, le juge de la mise en état pourra ordonner de prendre les mesures provisoires nécessaires pour faire cesser le manquement en cas de dommage imminent ou de faire cesser un trouble manifestement illicite.
D’autre part, l’action en « éparation des préjudices », a été encadrée par un ensemble des dispositions régissant notamment : la détermination de responsabilité, la nature et modalités de réparation du préjudice subi ainsi que les dispositions spécifiques à certaines actions. Nous allons focaliser notre analyse sur les nouvelles dispositions suscitant un intérêt académique et pratique.
La médiation.
L’article 1er quaterdecies de la proposition de loi telle que transmise, donne au juge saisi d’une action de groupe, la possibilité, avec l’accord des parties, de désigner un médiateur, dans les mêmes conditions pour tenter de faire parvenir à un accord entre les parties réglant les conditions de l’indemnisation amiable des dommages qui font l’objet de l’action. La nouvelle disposition a pris également en considération les remarques soulevées par le Conseil d’Etat en imposant ainsi au juge chargé d’homologuer l’accord de médiation susvisé, d’exercer un contrôle afin de vérifier si ledit accord est conforme aux intérêts de ceux auxquels il a vocation à s’appliquer.
Registre national des actions de groupe.
La proposition de loi prévoit la mise en place d’un registre national des actions de groupe dont la tenue est confiée au ministère de la Justice conformément aux recommandations du Conseil d’Etat.
Spécialisation des tribunaux pour connaître des actions de groupe.
Des tribunaux judiciaires spécialement désignés vont connaître, selon la proposition de loi, des actions de groupe engagées en « toutes matières ». Le terme « toutes matières » a été utilisé pour éviter les compétences spécialisées concurrentes dans la mesure où la spécialisation prévue dans ce sens est fondée sur le critère de la procédure mise en œuvre. En tout état de cause, la spécialisation demeure une stratégie efficace pour la bonne administration de la justice.
La procédure du « follow On ».
La proposition de loi telle que transmise, a gardé la condition du « Follow On » pour les actions de groupe exercées sur le fondement des dispositions du Code de Commerce ou des articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne. Ainsi, lesdites actions ne pourront être exercées que sur le fondement d’une décision prononcée à l’encontre du professionnel par les autorités ou les juridictions nationales ou de l’Union européenne compétentes, qui constate les manquements et qui n’est plus susceptible de recours pour la partie relative à l’établissement des manquements. Il en résulte que la décision prise servira de présomption irréfragable pour statuer sur la responsabilité pour le manquement allégué.
De même, l’action de groupe doit être engager dans un délai de 5 ans à compter de la date à laquelle la décision de l’autorité compétente n’est plus susceptible de recours.
Protection contractuelle et action contre les assureurs.
D’une part, l’article 2 septies de la proposition prévoit que toute clause ayant pour objet ou pour effet d’interdire à une personne de participer à une action de groupe est non-écrite. Cette disposition permet de sauvegarder les intérêts individuels des éventuelles victimes d’un préjudice de masse souhaitant faire recours à ce mécanisme judiciaire pour réclamer indemnisation, notamment les parties faibles dans un contrat d’adhésion. De même, les termes « ayant pour objet » ou « pour effet » permettront aux juges d’exercer un large pouvoir d’interprétation afin de qualifier les clauses qui sont de nature à priver les contractants de leur droit de participer à une action de groupe.
D’autre part l’article 2 octies autorise les personnes habilitées à exercer l’action de groupe, de s’adresser directement aux assureurs garantissant la responsabilité civile du responsable du manquement allégué, en application de l’article L124-3 du Code des assurances.
Sanction civile pour faute lucrative.
La dernière proposition révolutionnaire que nous aimeront traiter est la mise en place de la « sanction civile pour faute lucrative ». En effet, cette institution est le résultat de l’évolution doctrinale des fonctions de la « responsabilité civile ». Ainsi, désormais grâce aux changements de la vie socio-économique, résultant de la complexité et la sophistication des transactions économiques et financières, la responsabilité civile s’est dotée également d’une fonction punitive à l’instar de sa fonction indemnitaire.
A cet égard, la fonction punitive en droit de responsabilité civile se justifie par la notion de faute lucrative. Ainsi dans certains cas, la réparation intégrale ne suffit pas à dissuader l’auteur de l’infraction, qui peut réaliser des « calculs malveillants » lui permettant de déduire que le gain économique et financier réalisé est plus important que l’indemnisation à laquelle il sera éventuellement condamné en justice.
Conformément aux préconisations du Conseil d’Etat, l’intégration de la sanction civile en cas de faute dolosive ayant causé des dommages sériels, est proposée dans le cadre des dispositions du Code civil, par l’ajout d’un article 1253 qui prévoit que :
« Lorsqu’une personne est reconnue responsable d’un manquement à ses obligations légales ou contractuelles résultant de l’exercice d’une activité professionnelle, le juge peut, à la demande du ministère public, devant les juridictions de l’ordre judiciaire, ou du Gouvernement, devant les juridictions de l’ordre administratif, et par une décision spécialement motivée, la condamner au paiement d’une sanction civile, dont le produit est affecté au Trésor public ».
Ladite condamnation doit respecter les principes de nécessité, proportionnalité et légalité dans les conditions prévues à l’article susvisé. Notons également que la proposition suggère que le risque d’une condamnation à la sanction civile ne soit pas assurable.
Conclusion.
A la lumière des dispositions prévues dans le cadre de la proposition de loi visant la mise en place d’un régime juridique unifié des actions de groupe, il s’avère qu’elles sont fondées sur les principes de : célérité, accessibilité et modernisation afin de doter ce mécanisme judiciaire de tous les moyens nécessaires pour assurer son succès, renforcer son efficacité et améliorer son application sur le plan pratique.
Il est important également de souligner que l’action de groupe continuera certainement d’évoluer, dans la mesure où elle constitue un procédé d’attractivité du régime législatif et un outil adapté aux développements de la sphère judiciaire et légale sur le plan international.
Certes chaque système juridique a ses principes fondamentaux classiques qu’il tend à préserver, mais qui devra s’adapter dans un monde qui ne cesse de se développer. On pourra ainsi affirmer que la mise en place d’un régime universel de l’action de groupe témoigne ce mouvement d’adaptation et d’évolution législative pour répondre aux nouveaux besoins de la société.
Finalement, en plus de son impact légal sur l’évolution du système judiciaire et législatif, cette forme de recours judiciaire contribuera à améliorer la culture de conformité/compliance au sein des entreprises et organismes privés et publics, qui sauront la nécessité de prévenir ces risques juridiques à travers des politiques et stratégies dédiées [2].