Vers une impunité totale des auteurs de contenus illicites en ligne ? Par Stéphanie Foulgoc, Avocate.

Vers une impunité totale des auteurs de contenus illicites en ligne ?

Par Stéphanie Foulgoc, Avocate.

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Explorer : # contenus illicites en ligne # protection des données # anonymat sur internet # justice civile

Au terme de trois années de procédure devant les tribunaux civils, une dirigeante d’entreprise dont la page Wikipédia est régulièrement alimentée par des détracteurs s’est vu refuser par la Cour d’appel de Paris le droit d’obtenir de l’encyclopédie en ligne la communication des données techniques qui permettraient d’identifier les auteurs des propos litigieux car ces derniers opèrent (évidemment !) sous pseudonyme.

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La conséquence de cette décision est que la cible des propos ne peut pas attraire en Justice ces opposants qui l’attaquent pourtant publiquement et de façon virulente sur Internet. Elle ne peut donc pas obtenir d’un juge qu’il se prononce sur le caractère illicite ou non des propos, et le cas échéant, qu’il en ordonne la suppression et l’indemnise.

Personne ne peut comprendre et accepter les conséquences de cet arrêt du 18 février 2022 [1]. Le droit et la justice ne peuvent consacrer l’impossibilité de réguler les comportements en ligne. Comment en est-on arrivé là ?

L’exploitation des données d’identification serait désormais réservée aux procédures pénales.

La demande de la requérante d’obtenir des données d’identification sur les auteurs des propos qui la concernait avait été formée sur requête, puis en référé, au visa des articles 145 du Code de procédure civile et 6-II de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN).

La Cour, dans l’arrêt étudié, confirme l’ordonnance de référé qui avait débouté la demanderesse et considère que :

« la conservation des données d’identification par les fournisseurs d’accès à internet et de services d’hébergement est désormais strictement encadrée aux seuls besoins des procédures pénales ».

Ce faisant, la Cour d’appel confère une portée très large à une modification législative dont les conséquences n’ont manifestement pas toutes été anticipées par le Législateur.

En effet, l’article 17 de la loi relative à la prévention du terrorisme du 30 juillet 2021 a supprimé de l’article 6 de la LCEN le dispositif de requête en identification faite devant le juge civil, procédure pourtant régulièrement utilisé devant les tribunaux civils et commerciaux depuis presque 20 ans !

Dans son arrêt, la Cour d’appel de Paris semble prendre acte du fait que, à la suite de la loi du 30 juillet 2021, il n’est plus possible de demander l’identification d’auteurs de contenus préjudiciables si ce n’est pas dans le cadre d’une procédure pénale.

Comme pour tenter de justifier les conséquences de sa décision, la Cour ajoute que celle-ci concilierait

« le droit au respect de la vie privée, le droit à la protection des données et le droit à la liberté d’expression des utilisateurs des services en ligne, d’une part, et les objectifs de valeur constitutionnelle relatifs à la sauvegarde de l’ordre public et la recherche des auteurs d’infractions, d’autre part ».

On est loin d’être convaincu par ce qui ressort plus de l’affirmation que de la démonstration.

Dans son raisonnement, la Cour omet, étonnement, de prendre en compte les droits de la personne ciblée par les propos ou victime des comportements en ligne tenus anonymement : droit au respect de la vie privée, droit à réparation pour les victimes de dénigrement, diffamation, injure, harcèlement, concurrence déloyale, manquements contractuels, etc.

Autant de droits qui sont quotidiennement appréhendés par les tribunaux civils et commerciaux et qui, bien que non relatifs à des considérations telles que la lutte contre le terrorisme ou le maintien de l’ordre public, n’en sont pas moins des piliers d’un état de droit dans lequel les droits et libertés de chacun doivent cohabiter de façon équilibrée.

Omission malheureuse du législateur ou volonté assumée de consacrer l’impunité des calomniateurs ?

Il faut donc s’interroger sur le processus qui a mené à la modification de l’article 6 de la LCEN.

Dans un arrêt du 6 octobre 2020 (C-511-18), la Cour de Justice de l’Union Européenne a rappelé fermement que la directive vie privée et communications électroniques [2] s’opposait à des mesures législatives prévoyant, à titre préventif, une obligation de conservation généralisée et indifférenciée des données relatives au trafic et des données de localisation (communément désignées par « données de connexion »).

La CJUE rappelait que les dérogations à cette interdiction ne pouvaient avoir que des finalités restrictives telles que la sauvegarde de la sécurité nationale, la lutte contre la criminalité grave ou la sauvegarde de la sécurité publique.

Par suite, dans un arrêt du 21 avril 2021 (n°393099), le Conseil d’État a statué sur l’article L34-1 du Code des postes et communications électroniques (CPCE) et sur l’article 6 de la LCEN relatifs aux obligations de conservation de données des fournisseurs d’accès et hébergeurs.

Le Conseil d’Etat, dans une forme de résistance à la CJUE, a maintenu une obligation de conservation généralisée et indifférenciée de données relatives à l’identité civile des utilisateurs, mais uniquement pour des finalités pénales (sécurité publique, lutte contre les infractions pénales, sauvegarde de la sécurité nationale…). Il a toutefois précisé que les adresses IP ne pouvaient quant à elles être conservées de manière généralisée et indifférenciée que pour les besoins de la lutte des infractions relevant de criminalité grave.

Enfin, la conservation des données de trafic et de localisation reste possible pour la sauvegarde de la sécurité nationale si l’État est confronté à une menace grave, réelle et actuelle ou prévisible, à condition que la menace soit réévaluée régulièrement par le Gouvernement.

La loi du 30 juillet 2021 de lutte contre le terrorisme a donc modifié l’article L34-1 CPCE et l’article 6 LCEN. C’est depuis cette modification législative que l’article 6 de la LCEN renvoie désormais à l’article L34-1 CPCE et que, par la même occasion, le mécanisme de demande de levée d’anonymat pour le besoin des procédures civiles présent depuis 2004 a été supprimé.

Le décret du 25 février 2011 (n°2011-219) a été remplacé par deux décrets du 20 octobre 2021 (n°2021-1361 et 2021-1362), dans lesquels il a été établi avec précision les données pouvant être conservées dans les situations visées par les nouveaux articles L34-1 CPCE et 6 LCEN. Ce dispositif législatif met en place un régime de conservation différencié selon la nature des données et des finalités poursuivies.

Ces décisions et dispositions luttent clairement contre toute dérive de surveillance étatique de masse et disproportionnée par rapport aux enjeux à sauvegarder.

L’anonymat absolu est antinomique avec l’État de droit.

Il est certain que les atteintes à la vie privée des individus ne peuvent être autorisées dans un État de droit qu’à titre exceptionnel et selon un cadre juridique précis impliquant le contrôle d’un juge, et ce d’autant plus lorsqu’elles émanent de l’État lui-même.

En revanche, les données de connexion permettant d’identifier l’auteur de contenus dommageables doivent pouvoir être obtenues et exploitées efficacement par les personnes auxquels les contenus portent préjudice pour que leurs auteurs puissent répondre de leurs actes devant la justice. Et c’est principalement la justice civile qui doit exercer cette fonction de régulation des antagonismes par application du principe, vieux comme le droit civil, que porte l’article 1240 du Code civil.

La justice de l’internet ne peut se résumer à lutter contre les infractions pénales les plus graves. On ne peut pas, non plus, « rerouter » vers les juridictions pénales l’ensemble des contentieux de l’internet. Dans une période où nul n’ignore que la justice pénale est à bout de souffle faute de moyens, et alors que les affaires sur les propos en ligne pour lesquels aucun prévenu n’est identifié sont à peine instruites, il faut laisser les justiciables exercer utilement les voies du droit civil qui doivent leur être ouvertes, y compris lorsque les faits sont susceptibles de recevoir une qualification pénale.

Cela est d’autant plus vrai que l’enjeu de célérité est important pour ce type de contentieux : si une personne peut anonymement publier en quelques minutes des contenus dommageables sur les réseaux sociaux ou une page Wikipédia, il n’est pas raisonnable de devoir engager des procédures judiciaires qui dureront au minimum trois ans pour qu’un juge se prononce sur le bien-fondé de la victime à obtenir des données d’identification sur l’auteur.

De qui préserve-t-on la liberté d’expression si les auteurs des propos restent toujours anonymes ?

La Cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 18 février 2022, fait un parallèle maladroit avec un reportage d’investigation réalisé par des journalistes sur l’entreprise que dirigeait la requérante. Pourtant, il ne peut être accordé la même légitimité, d’une part, à des articles de presse ou des reportages dont le directeur de la publication, parfaitement identifié, répond devant les tribunaux et, d’autre part, à des pages Wikipédia alimentées anonymement.

Ironie du sort, alors que depuis 2019 le Code de l’organisation judiciaire impose que les décisions de justice soient rendues anonymes préalablement à leur mise à disposition du public, le nom et la fonction de la requérante figurent en clair dans cet arrêt, au côté de la reproduction des propos peu élogieux qu’elle voudrait pourtant voir supprimés….

Dans un nouvel arrêt du 27 avril 2022, la Cour d’appel de Paris a réitéré sa jurisprudence. La Cour juge que l’article 6 II de la LCEN « ne prévoit plus la possibilité de communiquer les données conservées pour les besoins des procédures civiles ». Elle énonce que « la conservation des données d’identification par les fournisseurs d’accès à internet et de services d’hébergement est désormais strictement encadrée aux seuls besoins des procédures pénales ». La Cour retient en outre que la requérante échoue à démontrer un « motif légitime » pour engager une action pénale contre les auteurs des avis qui « relèvent de la libre critique et ne constituent pas (…) un abus de la liberté d’expression ». La communication des données identifiantes lui est refusée.

La conséquence des modifications apportées aux règles de conservation des données de connexion en 2021 ne peut pas être que, désormais, plus aucun auteur de propos ou d’actes en ligne de nature à engager sa responsabilité civile ne puisse être identifié. Il faut sans délai permettre une alternative.

En conclusion…

Dans le même temps où la Cour d’appel de Paris forme sa jurisprudence ici critiquée, le Tribunal Judiciaire de la même ville, dans une ordonnance de référé du 5 avril 2022, a ordonné à un opérateur de téléphonie de communiquer à un justiciable qui était destinataire de sms agressifs et de menaces, les nom et prénom ou la raison sociale du titulaire du numéro émetteur, les adresses postale et électronique, numéros de téléphones et comptes associés communiqués lors de la souscription de l’abonnement.

Deux poids, deux mesures ? Pourquoi le contenu illicite véhiculé par sms mériterait-il que son auteur en réponde plus que celui présent sur des sites internet ? Il n’y a aucune logique ici. Tout bien considéré, la jurisprudence de la Cour d’appel de Paris n’aurait-elle pas pour premiers bénéficiaires nos fameux Gafam ?

Stéphanie Foulgoc
Avocate associée - NEXT avocats
IP/IT - Data - Entertainment
www.next-law.fr

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Notes de l'article:

[1CA Paris, 18 fév. 2022, n°20/13824.

[2Directive 2002/58/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 juillet 2002 concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques.

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