Le tribunal de grande instance de Paris a rendu le 25 février 2016 son jugement dans le litige qui oppose l’héritière de Paul Eluard et les éditions de Minuit aux producteurs et aux distributeurs du film Maps to the star à propos de l’utilisation du poème Liberté [1]
Ce jugement mérite d’être relevé en ce qu’il illustre la nouvelle approche du droit d’auteur initiée par arrêt rendu le 15 mai 2015 par la première chambre civile de la Cour de cassation. [2]
Les faits
Emblématique de l’engagement dans la Résistance [3] et de la lutte pour un idéal , le poème Liberté de Paul Eluard a été publié une première fois en 1942 puis intégré dans le recueil intitulé Le Rendez-vous allemand, publié en 1945 par les Éditions de Minuit.
Au début du mois de mai 2014, Madame Cécile Grindel, veuve Boaretto, dite Eluard-Boaretto, unique héritière de Paul Eluard, s’est aperçue de la reprise de six vers du poème Liberté dans la bande annonce du film en langue anglaise, Maps to the Stars du réalisateur canadien David Cronenberg [4] .
Titulaires des droits d’auteur, les Éditions de Minuit ont en conséquence adressé une première facture de 2 000 euros, suivie d’une deuxième d’un montant identique pour les mêmes vers dans le film lui-même [5].
Pour le producteur qui avait réglé ces factures la veille de la projection à Cannes, le contrat était conclu et la question réglée.
Les héritiers Eluard ont cependant constaté, lors du visionnage du film, des emprunts bien plus importants que la bande-annonce ne le faisait apparaître. Ils ont relevé également des erreurs dans la traduction en version française, comme dans les sous-titres.
La procédure
Les parties n’ayant pas réussi à trouver un accord, Madame Cécile Eluard Boaretto et les éditions de Minuit ont assigné les coproducteurs et le distributeur du film, en contrefaçon des droits patrimoniaux et moraux [6]
Dans son jugement rendu le 25 février 2016, la 3ème chambre 4ème section du tribunal de grande instance de Paris a estimé que les actes de contrefaçon avaient porté atteinte au droit de reproduction et de représentation de l’œuvre [7] mais pas au droit d’adaptation de l’œuvre [8] » ; à l’intégrité de l’œuvre [9] mais pas à l’esprit de l’œuvre.
Analyse
Ce dernier point - et lui seul - appelle les quelques observations qui suivent.
Madame Cécile Eluard Boaretto et les Éditions de Minuit soutenaient qu’il existerait une atteinte à l’esprit de l’œuvre de Paul Eluard du fait des thèmes, du scénario et du sens du film dans lequel a été utilisé le poème Liberté, qui le transformerait.
Pour refuser d’admettre une dénaturation de l’œuvre que constitue le poème Liberté, les juges parisiens vont développer une argumentation directement inspirée de la très controversée jurisprudence Klasen [10].
Dans son arrêt Klasen c/ Malka [11] L’affaire a été renvoyée devant la cour d’appel de Versailles qui devra donc rechercher concrètement un équilibre entre les droits également fondamentaux que sont les droits de propriété intellectuelle d’un côté et la liberté d’expression de l’autre.
C’est donc à une appréciation au cas par cas, au regard des faits de chaque espèce, et non de manière générale que les juges du fond sont invités à se prononcer. Et, de fait, c’est cette démarche qu’a suivi scrupuleusement le tribunal de grande instance de Paris dans son jugement du 25 février 2016.
Après avoir rappelé que « la liberté d’expression d’un auteur autorise la création et la diffusion d’une œuvre composite qui intégrerait tout ou partie d’une œuvre première protégeable, à la condition que le droit de l’auteur premier ait été respecté tant au plan patrimonial que moral. », les juges parisiens relèvent que :
« Comme indiqué précédemment, le film Maps to the stars est une critique de la vie des stars à Hollywood. Les personnages sont terrifiés par la peur de ne plus être reconnus ou de tomber en disgrâce. La mort y est souvent présente. Le film se termine par le suicide de Benjie et Agatha, frère et sœur, simulant le mariage également incestueux de leurs parents, eux aussi frère et sœur. Au cours de plusieurs scènes des extraits du poème Liberté sont ponctuellement récités par les personnages.
Le réalisateur du film, David Cronenberg, a eu l’occasion d’exprimer notamment lors de propos recueillis dans les cahiers du cinéma que son film propose un « nouveau sens » au poème Liberté « qui a été écrit par Paul Eluard au moment de la Résistance. Ici la liberté devient mort » (pièce 43).
Ainsi, s’il propose une lecture différente de l’œuvre, le réalisateur ne nie pas la qualité du poème Liberté mais l’intègre dans sa propre création en tant qu’œuvre.
Il ne conteste pas s’être affranchi du contexte dans lequel il est né, mais la liberté d’expression de l’auteur de l’œuvre seconde doit pouvoir s’exercer sans que l’œuvre première ne soit enfermée dans le contexte historique ou factuel dans lequel elle a été créée.
Cette liberté d’expression ne peut pas non plus être limitée par une appréciation subjective des mérites de l’œuvre seconde par les ayant droits titulaires du droit moral.
Il n’est pas démontré que la manière dont le thème de la liberté est appréhendé par le film constituerait une atteinte à la pensée de Paul Eluard telle qu’exprimée dans l’œuvre.
L’utilisation que fait le réalisateur du film Maps to the stars du poème de Paul Eluard, n’apparaît pas préjudiciable à l’auteur ou à son œuvre et ne porte aucune atteinte ni à la nature, ni à la qualité du poème. Dès lors, l’atteinte à l’esprit de l’œuvre ne sera pas retenue. »
Comme l’avaient relevé les commentateurs de la décision, la Cour de cassation a, par son arrêt du 15 mai 2015 procédé à un véritable « changement de paradigme » [12] ; et probablement « ouvert la boîte de pandore des libertés fondamentales en droit d’auteur [13] ».
Le jugement rendu le 25 février 2016 par le tribunal de grande instance de Paris paraît confirmer cette (r)évolution.
Au cas particulier, les juges du tribunal de grande instance de Paris font montre d’une certaine sévérité à l’égard des héritiers de l’auteur dont l’appréciation subjective est considérée comme dépourvue de valeur.
Il est certes admis par la doctrine majoritaire, que le droit moral subit, au décès de l’auteur, une métamorphose : le droit moral post mortem devient ainsi un droit-fonction, un devoir familial que les héritiers doivent exercer dans l’intérêt exclusif de l’auteur défunt et non dans leur intérêt personnel.
Il reste que les héritiers tenus à un devoir de fidélité sont présumés exercer leur rôle dans cet esprit et dans ce but.
Il est permis en définitive de s’interroger sur le point de savoir si la place laissée ainsi au juge n’est pas excessive ; et si la pesée concrète des différents enjeux en présence n’autorise pas une trop grande place à l’appréciation subjective des juges du fond.