L’importance de Brancusi (1876-1957) dans l’histoire de l’art contemporain n’est plus à démontrer. Son apport, posthume et involontaire, au droit de l’art se confirme.
On se souvient du litige retentissant qui avait opposé, il y a près d’un siècle, Constantin Brancusi aux douanes américaines à propos de l’importation de la sculpture « Oiseau dans l’espace ». Abondamment commenté [1], ce procès avait constitué l’une des première reconnaissances judiciaires de l’art abstrait [2].
C’est une version du « Baiser » [3] qui est cette fois-ci au cœur d’un contentieux porté devant les juridictions administratives. Dans une décision rendue le 2 juillet dernier, le Conseil d’Etat vient de rejeter les demandes présentées par les héritiers ukrainiens d’une jeune femme décédée à Paris au début du siècle dernier, lesquels héritiers revendiquaient la possibilité de déplacer la sculpture ornant la tombe de leur arrière grande tante [4].
Une histoire romanesque.
A l’origine du contentieux, une histoire éminemment romanesque [5] : celle de Tania Rachewskaïa, née en Russie en 1887, apparentée peut-être à Tolstoï, qui avait émigré en France où elle poursuivait des études de médecine ; et qui s’était suicidée en décembre 1910, à l’âge de 23 ans, par amour, dit-on, pour son professeur et amant, le docteur roumain Salomon Marbais.
Inhumée au cimetière de Montparnasse dans une concession funéraire acquise à titre perpétuel par sa famille [6]. sa sépulture avait été ornée, à l’initiative de son amant, d’une sculpture dénommée Le Baiser réalisée par Constantin Brancusi en 1909.
Les démêlés juridiques de deux entrepreneurs audacieux confrontés à l’opposition de l’Etat.
Au début des années 2000, deux sociétés françaises opérant sur le marché de l’art s’intéressent à cette sculpture désormais estimée à plusieurs dizaines de millions d’euros [7]. Ayant retrouvé les héritiers de la défunte, ils entreprennent d’accompagner ces derniers dans leur revendication de la sculpture.
Ces demandes se heurtent cependant à un refus systématique des pouvoirs publics [8] : au mois d’octobre 2006, le ministre de la culture rejette leur demande de délivrance d’un certificat de libre circulation de la sculpture présenté sur le fondement des articles L111-2 du Code du patrimoine et classe la sculpture parmi les trésors nationaux ; en mai 2010, le préfet de la région Ile-de-France décide que la conservation du groupe sculpté présente « au point de vue de l’histoire et de l’art un intérêt public en raison d’une part, de sa place essentielle dans l’œuvre de Brancusi et de sa qualité intrinsèque qui en fait une œuvre majeure, d’autre part, de son intégration à l’ensemble de la tombe avec son socle constituant la stèle funéraire portant l’épitaphe gravé et signé par Brancusi » et inscrit au titre des monuments historiques, la tombe de Tania Rachewskaïa, avec le groupe sculpté « Le Baiser » et son socle formant stèle ; aux mois de mars et juin 2016, le même préfet de la région Ile-de-France refuse de donner suite la demande d’autorisation de travaux présentée par les héritiers.
La valse-hésitation des juridictions administratives.
La position du Ministère avait dans un premier temps été confortée par le tribunal administratif [9] ; avant d’être remise en cause par la Cour administrative d’appel [10] ; dont l’arrêt vient d’être annulé par le Conseil d’Etat !
Par jugement du 12 avril 2018, le tribunal administratif de Paris avait ainsi validé l’inscription du bien en cause ; et rejeté la demande d’autorisation de travaux présentée par les héritiers.
Saisie du recours formé par les héritiers, la Cour administrative d’appel de Paris avait au contraire jugé, dans son arrêt du 11 décembre 2020, que l’arrêté du préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris a entaché d’une erreur dans la qualification juridique des faits.
C’est cet arrêt qui vient à son tour d’être mis à néant par la Conseil d’Etat.
Les termes du débat.
La question posée au Conseil d’Etat était en substance de savoir si le groupe sculpté Le Baiser constitue un immeuble par nature (indissociable de la stèle et de la tombe) ou un immeuble par destination.
Le Code du patrimoine prévoit, en effet, deux procédures d’inscription différentes selon qu’elles s’appliquent à des biens immobiliers [11] ou à des biens mobiliers [12], cette dernière catégorie englobant les meubles proprement dits et les immeubles par destination de articles 524 [13] et 525 [14] du Code civil.
Lorsque le bien concerné constitue un bien meuble ou un immeuble par destination, la procédure d’inscription impose de recueillir l’accord du propriétaire. En cas de refus de celui-ci, l’Etat peut passer outre en procédant au classement de classement. Mais, dans ce dernier cas, il lui appartient d’indemniser le propriétaire si celui-ci en fait la demande [15].
Dans l’hypothèse où le bien est qualifié d’immeuble par nature, la procédure est donc plus simple à mettre en œuvre ; et surtout moins onéreuse pour la puissance publique.
On pressent l’intérêt qu’il pouvait y avoir pour un Etat, préoccupé d’efficacité mais ne disposant que de faibles moyens financiers, de privilégier une qualification plutôt qu’une autre [16].
Dans son jugement du 12 avril 2018, le tribunal administratif avait entériné la position de l’administration : reconnaissant certes que « le socle et la stèle de la tombe de Tania Rachewskaïa ne présentaient pas en tant que tel un intérêt patrimonial suffisant pour justifier leur inscription au titre des monuments historiques », il avait cependant estimé que ces éléments formaient « un tout avec la sculpture installée sur cette tombe, en tant que composante du monument funéraire » ; et en avait déduit que « leur inscription est nécessaire afin d’assurer la cohérence du dispositif de protection de cet immeuble au regard des objectifs poursuivis par la législation des monuments historiques ».
Saisie d’un recours formé par les héritiers, la Cour administrative d’appel de Paris avait au contraire rappelé dans son arrêt du 11 décembre 2020, que « pour être inscrit au titre des monuments historiques en application de l’article L621-25 précité du Code du patrimoine, un bien mobilier doit avoir été conçu aux fins d’incorporation matérielle à cet immeuble, et y être incorporé au point qu’il ne puisse en être dissocié sans atteinte à l’ensemble immobilier lui-même ». Relevant en l’espèce, que la version du Baiser installé sur la tombe de Tania Rachewskaïa avait été sculptée par Brancusi en 1909, soit à une date antérieure au décès de cette dernière survenu le 5 décembre 1910, la Cour administrative d’appel de Paris en avait déduit que « la sculpture ne peut être regardée comme ayant été conçue à fin d’être incorporée à la sépulture formée par la tombe et la stèle de K…A…. » [17] ; et, partant,
« qu’en regardant le groupe sculpté « Le Baiser » comme un immeuble par nature et en l’inscrivant au titre des monuments historiques sur le fondement de l’article L621-25 précité du Code du patrimoine, le préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris a entaché son arrêté d’une erreur dans la qualification juridique des faits ».
Sur pourvoi en cassation formé par l’Etat [18], le Conseil d’Etat juge, dans sa décision du 2 juillet 2021,
« qu’en se fondant, pour prendre l’arrêté attaqué, sur la circonstance que le groupe sculpté « Le Baiser » de Constantin Brancusi et son socle formant stèle constituait, avec la tombe, un immeuble par nature, le préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris n’a pas commis d’erreur dans la qualification juridique des faits ».
La Haute juridiction administrative relève en particulier [19] qu’
« il ressort des pièces du dossier que la volonté du père de la défunte, titulaire de la concession perpétuelle qui lui a été consentie au cimetière du Montparnasse par la Ville de Paris après le décès de Tania AC... en décembre 1910, a été d’ériger sur sa tombe un monument funéraire qui accueille « Le Baiser » de Constantin Brancusi, acquis auprès de l’artiste sur la recommandation de l’amant de sa fille disparue, en hommage à la jeune femme. C’est ainsi qu’il a fait réaliser par un marbrier, en pierre d’Euville tout comme l’œuvre, une stèle faisant socle, implantée sur la tombe, portant épitaphe et sur le lit d’attente de laquelle le groupe sculpté a été fixé et scellé en avril 1911. Dès lors, la sculpture « Le Baiser » de Constantin Brancusi qui surmonte la tombe de Tania AC... est un élément de cet édifice qui a perdu son individualité lorsqu’il a été incorporé au monument funéraire, sans qu’importe la circonstance ni que l’œuvre n’ait pas été réalisée à cette fin par Constantin Brancusi, ni qu’elle ait été implantée quelques semaines après le décès de la jeune femme ».
Portée de l’arrêt.
Ce faisant, le Conseil d’Etat retient une conception pour le moins compréhensive de la notion d’immeuble par nature ; qui tranche avec la jurisprudence rigoureuse qui prévalait jusqu’à présent.
Dans un arrêt Transurba rendu en 1999 [20], le Conseil d’Etat avait ainsi jugé que les bas-reliefs du grand salon du château de la Roche-Guyon, réalisés en 1769 pour être intégrés dans le décor de cette pièce dont l’aménagement avait été terminé à cette date, présentaient le caractère d’immeubles par nature et non d’immeubles par destination au sens du Code civil et de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques.
Plus récemment, le Conseil d’Etat a réaffirmé cette position [21] à propos des panneaux de bois peint, décorés et conçus pour être incorporés au plafond d’un pavillon de jardin inscrit au titre des monuments historiques.
Dans cette perspective, il appartenait aux juges de vérifier que la sculpture avait bien été réalisée par Brancusi dans le but d’orner la tombe [22] ; sans pouvoir se contenter, comme l’a fait le Conseil d’Etat, de considérer que l’intention du père de la défunte avait été de réaliser une stèle tenant compte des caractéristiques que présentait la sculpture.
Il est à cet égard singulier que le Conseil d’Etat ne se soit pas prononcé sur la question du lien physique unissant la statue à la stèle. Sur ce point, la Cour administrative d’appel avait souligné qu’il n’était pas intangible ; et que la dépose de la statue pouvait être envisagée sans que cette intervention porte une atteinte excessive à l’intégrité de l’œuvre [23]. Le Conseil d’Etat semble avoir éludé ce point considéré par la jurisprudence traditionnelle comme un critère de la qualification d’immeuble par nature.
Fondée sur une interprétation renouvelée de la notion d’immeuble par nature, la décision prise par le Conseil d’Etat aurait à tout le moins mérité une motivation plus fournie que celle qui est proposée.
On peut donc imaginer que les héritiers ne soient tentés de poursuivre la procédure devant la Cour européenne des droits de l’homme pour demander la réparation de l’atteinte qui a été portée à leur droit de propriété [24].
Dans l’immédiat, souhaitons que la statue puisse être rapidement restaurée et de nouveau offerte à la contemplation des taphophiles amateurs d’art [25].