Crèches de Noël dans les Mairies : quelles leçons tirer des arrêts récents ?

Par Asif Arif, Avocat.

3409 lectures 1re Parution: 4 commentaires 4.8  /5

Explorer : # laïcité # crèches de noël # neutralité des bâtiments publics # diversité religieuse

La spécificité française concernant la laïcité est désormais un secret de polichinelle. Tantôt moquée, tantôt glorifiée, on ne sait pas - ou plus ! - quoi en penser. Un débat récent a de nouveau remué le couteau dans la plaie en mettant la laïcité - une fois n’est pas coutume - devant les feux des projecteurs : les crèches de Noël. Retour sur ce début d’une longue saga judiciaire à la Baby Loup.

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L’affaire de la "crèche de Béziers" est désormais célèbre dans toute la France. Les analyses vont dans tous les sens et, comme souvent en matière d’articulation du principe de laïcité, sont souvent instrumentalisées par les différentes parties prenantes du débat.

Alors que Vincent Berger, ancien jurisconsulte auprès de la Cour Européenne des Droits de l’Homme reprenait volontiers, lors d’un récent colloque organisé par le European Interreligious Forum for Religious Freedom, toute la jurisprudence européenne qui ne reconnaissait pas le terme de "laïcité", Guillaume Déderen, Maître des Requêtes au Conseil d’Etat, soulignait quant à lui lors de cette même rencontre l’ensemble de la jurisprudence française qui, si elle devait être résumée, pourrait se définir en deux mots : mesure et proportionnalité.

Revenons toutefois sur cette affaire de la "Crèche" qui en réalité doit se scinder en deux voire trois puisque trois espèces ont été soumises devant les tribunaux administratifs pourtant géographiquement lointains. Bien entendu, les décisions rendues sont aux antipodes.

Les arguments en présence

Comme souvent dans les débats concernant la laïcité, il y a deux conceptions qui s’affrontent de sorte que les tenants de l’une veulent voir l’échec des tenants de l’autre. Cette opposition crée naturellement des guerres partisanes et souvent de nature purement politiques. En réalité, ce qui fait la grandeur de la laïcité en est également son plus grand défaut : son manque de conceptualisation.

Reste que les grands spécialistes de la laïcité divergent sur sa substance. Et à juste titre : au fond, le terme de laïcité n’est pas utilisé une seule fois dans la loi de 1905 et sa teneur est en constante évolution de sorte que l’on ne peut arrêter une image figée de celle-ci. Il faut constamment la faire évoluer au regard du paysage diverse de la France. Notons toutefois les deux arguments en présence, brillamment repris par le juriste Stéphane Papi dans son entretien pour Cultures & Croyances :

- la laïcité suppose la neutralité des bâtiments publics ce qui induit de facto qu’aucune figure ou emblème à caractère religieux ne puisse y être représenté. On pourrait ranger cette utilisation du principe de laïcité sous la catégorie d’une analyse "objective" - que je dois ici reprendre aux "privatistes" malgré ma présence "en terre de droit public".

- la laïcité suppose une tolérance au regard des valeurs patrimoniales. Au fond, cette conception va rechercher dans les tréfonds de l’histoire de France pour justifier la présence d’éléments à connotation religieux mais que l’on affirme volontiers "à caractère culturel". On joue ainsi sur la dichotomie "culturel" et "cultuel" pour faire valider l’argumentation. Il s’agit alors naturellement d’une conception bien plus subjective qu’une lecture purement objective de la loi.

L’Observatoire de la Laïcité, quant à lui, a botté en touche tout en se réclamant plus favorable à la conception subjective. L’Observatoire a, en réalité, eu raison de botter en touche : le débat est très délicat. Comment justifier que l’on accorde de la place à une crèche dans un espace public puis refuser à d’autres religions, présentes dans le paysage dressé par la diversité française, un quelconque renvoi à la leur ? Cela induit de fait une discrimination opérée entre les religions. Par ailleurs, Stéphane Papi l’exprime très clairement, il s’agirait d’une forme de "Catho Laïcité".

La seule solution envisageable, à notre sens, est d’avoir une conception plus ouverte de la laïcité. La laïcité devrait faire sienne toute solution qui permette le vivre ensemble, la meilleure connaissance de l’autre afin de rompre avec les préjugés. Il va de soi que ces questions imposent également un devoir sur les journalistes qui devraient tenter de visiter la laïcité dans tous ses tenants et aboutissants en donnant également de la place à celles qui vivent la laïcité au quotidien : les religions. Ce n’est pas en rompant le dialogue que les choses vont s’établir. Au contraire, la rupture va faire naître des frustrations de toutes parts de sorte que seule une lecture biaisée et extrême pourront en être déduites. Il faut donc dialoguer ce qui, à notre sens, est la clef du vivre ensemble.

Les décisions des juridictions : vers une nécessité d’une laïcité inclusive ?

Dans tout ce débat sur l’articulation entre le principe de laïcité et la présence des crèches de Noël, deux juridictions ont rendu deux arrêts totalement opposés. Il faut savoir que le tribunal administratif n’est qu’une juridiction de première instance et que sa décision peut être frappée d’appel.

- La décision du Tribunal administratif de Nantes - pour l’écrire très simplement, le tribunal a pris cause et partie pour la conception objective. Le magistrat ayant rendu la décision publiait d’ailleurs une tribune dans les colonnes de l’Obs expliquant sa décision et sa position. Sa position rejoignait naturellement nos développements ci-dessus sur les valeurs patrimoniales.

- La décision du Tribunal administratif de Montpellier - pour l’écrire aussi simplement, le tribunal a préféré la conception subjective tout en se fondant sur la présence d’un élément qui se rattache plus à une question culturelle plutôt que cultuelle. Au fond, cette conception se rattache à l’étude sociologique développée par Gérard Bouchard à partir des écrits de Jean Baubérot sur la notion de "laïcité inclusive". Mais attention, dans un régime de laïcité inclusive, plusieurs autres paramètres entrent en ligne de compte qui sont particulièrement intéressants mais que je ne peux pas développer ici sans faire passer cette étude à l’état d’ouvrage.

Enfin, dans cette saga des Crèches, le Ttribunal administratif de Melun a également pris une décision contraire aux observations du Rapporteur Public qui voyait, dans la crèche, un symbole religieux devant être interdit dans l’enceinte d’un bâtiment public. En effet, le Ttribunal a autorité l’Hôtel de Ville à conserver la crèche comprenant le "petit Jésus". On voit bien l’issue de telles décisions et la muraille qui se dresse devant les tenants d’une laïcité beaucoup trop dure : les autres religions vont également revendiquer des expositions dans les Mairies. Mais au fond, quel est le débat ici ? Est-ce que le fait de faire une exposition sur le jeûne dans l’Islam ou sur les œufs de Pâques pose un problème de laïcité ? Nous pouvons y voir simplement un moyen de connaître l’autre et de s’enrichir des différences que la République a réussi à unir sous le triptyque Liberté, Egalité et Fraternité.

Face aux divergences des juges du fond, il n’y a pas de remède miracle et seules deux options s’offrent aux juristes, sinon trois : (i) un arrêt du Conseil d’Etat tranchant définitivement la question, (ii) une intervention du législateur qui n’est toutefois pas souhaitable ou une saisine de la Cour Européenne des Droits de l’Homme mais encore faudrait-il trouver un argumentaire assez solide et un fondement suffisamment envisageable pour aller titiller les magistrats à Strasbourg sans qu’ils puissent se cacher derrière la marge d’interprétation...

Au fond, il faut avoir égard à cette tribune signée par plusieurs personnalités du Québec dont le titre est évocateur. Que voulons-nous exactement ? Rassembler ou exclure ?

Asif Arif est Avocat au Barreau de Paris
Chargé d’enseignement de droit des contrats à l’Université de Paris Dauphine.

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Discussions en cours :

  • Utiliser Jean Baubérot pour justifier la présence de symboles religieux dans un bâtiment public relève de l’escroquerie intellectuelle. On peut lire sur son blog sa position qui est claire et sans ambiguïté : http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-bauberot/161214/retour-sur-les-creches

    Contrairement à ce que vous affirmez, il n’y a aucune divergence dans le clan laïque : tant les partisans de la laïcité dite "républicaine" que ceux dite "historique" (avec pour chef de file Jean Baubérot) sont contres.

    • par Claude Ovtcharenko , Le 30 décembre 2014 à 00:28

      Lorsque j’étais enfant (années ’50), les crèches étaient installées dans les églises et l’idée de les installer dans les mairies ou autres édifices publics ne venait à personne. Mais alors, les églises étaient fréquentées par beaucoup de monde. Maintenant qu’il n’y a presque plus personne pour admirer les crèches dans les églises, elles migreraient vers les lieux publics pour rester visibles ?
      Certains parlent de "tradition" à propos de cette installation dans le lieux publics. Rappelons-nous ce que disait Michel Audiard à ce sujet : "Les traditions ? C’est comme ça qu’on appelle les manies dès qu’il s’agit de fêtes militaires ou religieuses." J’ajoute que si les crèches dans les édifices publics sont une tradition, c’est une tradition catholique, pas laïque, et de toute façon récente.
      La loi de 1905, dans son article 28 est claire : ’Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit […].
      Si cette loi n’utilise pas le mot laïcité, elle n’utilise également ni les mots “église", ni “religion".
      Le juge de Béziers a décidé à juste titre qu’il n’y avait pas d’urgence. Le référé était donc superflu. On verra donc quelle sera la décision pour Noël 2015, car l’affaire n’est certainement pas terminée.

    • par Frédéric , Le 21 octobre 2016 à 10:37

      21 Octobre 2016, la Haute assemblée saisie de la question des crèches de noël ! Une presse aux aboies ! Des politiques en émois ! Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font !

      A vouloir trop nier les racines historiques de la France, on fini par alimenter l’exaspération.

      Osons affirmer ici, au risque d’être jetés en pâture aux ayatollahs de la laïcité et de la pensée, que la place du judéo christianisme au sein de notre Nation est plus importante que celle d’autres courants religieux au demeurant tout aussi respectables.

      La belle affaire ! Diront les positivistes. Il faut légiférer ! Renchériront les populistes du droit. En appeler à la CEDH ! Conseilleront les "juris-ponce-consultes-Pilate".

      Et si nous rêvions ? Si à l’instar de ce noble courant naturaliste nous considérions que la règle n’est pas le droit ? Si nous acceptions enfin de ne pas tout uniformiser par des chartes et des codifications intempestives ?

      Nous pourrions alors "avoir un rêve" dans lequel :

      Il serait raisonnable de penser que nombre de nos valeurs Républicaines ne sont en fait qu’une traduction à l’identique de principes judéo chrétiens.

      Il serait raisonnable de penser qu’une ancestrale pratique religieuse, qui fut le ciment de tout un Peuple et de sa Nation, devient de facto une tradition culturelle.

      Il serait raisonnable de penser que le pouvoir de jurisdictio du fond, mis en œuvre avec la sagesse qui fera du fruit de son exercice une juris-prudence, permettra au cas par cas, de faire le distinguo subtil mais salutaire, entre le correct, le tolérable et l’inacceptable.

      Ne criez pas trop vite au cauchemar de l’insécurité juridique, en droit, l’absolu de la sécurité n’est qu’une chimère destructrice, qui pave patiemment l’enfer de l’uniformisation par la règle, au détriment de la liberté.

      Frédéric

  • par Dominique Ribas , Le 30 décembre 2014 à 14:37

    Bonjour,
    Votre approche juridique sur les crèches est très détaillée. De mon côté, mon analyse sera uniquement technique. A travers le monde, les indicateurs d’Etats du temps ( ère, années, jours, mois, heures, minutes..) sont généralement d’origines chrétiennes : la structure du calendrier est grégorienne et le nombre d’heures chaque jour ( 24 h) chrétien. Le développement et l’universalité de ces indicateurs du temps ont été challengés aussi bien par des calendriers d’autres religions que par des calendriers laïques, sous la Révolution française par exemple. En France, de 1793 à 1794, l’heure décimale ( 10 heures par jours, 100 minutes par heures) a été rendue obligatoire par l’Assemblée constituante. Si les définitions de "notre ère", du calendrier grégorien et du nombre d’heures par jour se sont largement développées dans le monde, c’est autant pour des questions religieuses que techniques : le calendrier grégorien est reconnu comme plus simple, beaucoup plus précis et plus pratique que les autres calendriers et la proposition française de 1793 pour l’heure décimale, bien que plus facile à exploiter, n’a pas été retenue , ni par le peuple français, ni par les autres états ( résistance au changement probable).
    Aussi, je pense que la crèche de noël est un indicateur universel du temps qui nous rappelle " l’ère conventionnelle" dans laquelle nous vivons , ainsi que le passage d’une année sur l’autre. Il n’y a donc pas plus de signes religieux dans une crèche que dans un calendrier ou une montre. La crèche peut être placée dans une mairie comme une horloge ou un calendrier. Bien entendu, au départ, cette " ère conventionnelle" ou "notre ère" était "l’ère chrétienne". L’ère chrétienne est devenue universelle sur le plan historique.

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