Ces Instructions servent à présenter et expliquer aux jurés le régime légal devant encadrer leur jugement à intervenir. Le plus souvent, leurs contenus sont standardisés (en particulier par rapport à la signification de la charge de la preuve et les modalités des délibérations).
Elles sont le fruit d’échanges de projets par les parties et de discussion devant le tribunal afin d’adopter un projet consensuel, mais le juge, dans le cas présent, Justice Juan Merchan, détermine in fine leurs contenus [2].
Les Instructions ne comportent pas de détermination concernant les faits, domaine qui est réservé au jury, ni discussion des sanctions, qui est renvoyée après le jugement.
Dans le cas présent, l’enchevêtrement des infractions étant original, voire audacieux, une attention toute particulière est consacrée à la définition par le juge du régime légal applicable parce qu’elle influence l’issue des délibérations, d’autant que les avocats de l’ancien Président ont déjà annoncé leur intention de faire appel, en invoquant, inter alia, des erreurs sur ces points de droit.
Les divergences avec notre droit couvrent une large gamme de situations variant de l’idiosyncratique (le Procureur plaide en dernier après le prévenu), en passant par le systémique (des infractions correspondant à des délits sont jugées par un jury populaire), le fondamental (la condamnation en première instance, objet d’un appel sur le fond, fait néanmoins perdre au condamné le bénéfice de la présomption d’innocence), le quintessentiel (le Procureur de New York est élu au suffrage universel [3]), l’intéressant (le témoignage d’un complice ne peut à lui seul fonder la condamnation d’un comparse) autant que le choquant (les jurés ne reçoivent pas une version imprimée desdites Instructions [4]).
Mais, notre objet est plutôt de décortiquer la poupée russe des infractions alléguées.
Quand la traduction libre d’un texte américain est présentée dans le texte, l’anglais d’origine figure en note de bas de page.
Certains mots anglais sont maintenus dans cette langue car l’utilisation de mots français induirait confusion, tels les mots clés de l’article « felony » et « misdemeanour ».
Le mot anglais « crime » (qui englobe les felony et les misdemeanours) est traduit en « délit » car les infractions en cause dans l’affaire commentée correspondraient à des délits en droit français.
À titre principal, l’ancien Président a été poursuivi en vertu de l’article 175.10 de la Loi Pénale de l’État de New York :
« Est coupable de fraude documentaire du premier degré quiconque commet une fraude documentaire du deuxième degré et que son intention frauduleuse comporte une intention de commettre un autre délit [5] ou d’en aider ou d’en occulter la commission [6] ».
La fraude documentaire du premier degré est sanctionnée en tant que « felony » par des peines de prison excédant un an alors que celle du deuxième degré est classifiée en moins grave « misdemeanor » [7].
Or, au moment de l’initiation de l’action pénale contre l’ancien Président le 30 mars 2023 par rapport à des faits remontant à 2015 et 2017 [8], les poursuites de misdemeanor étaient arguendo prescrites alors que celles alléguant un felony ne l’étaient pas [9].
L’ancien Président Trump a été accusé d’avoir commis 34 violations de l’article 175.10 consistant en autant d’actes accomplis pour mettre en œuvre une falsification du deuxième degré ; ainsi, pour chacune des 11 fausses factures de Michael Cohen, se sont ajoutées leur enregistrement comptable et un chèque de règlement frauduleux, soit autant d’infractions.
La seconde infraction peut être un misdemeanour, d’où l’équation « two misdemeanours = one felony ».
Chacun des misdemeanours peut être prescrit, mais le felony constitué par leur conjugaison ne l’est pas.
La fraude consisterait en le traitement comptable, fiscal et documentaire en « honoraires » versés pour des prestations de Michael Cohen en tant qu’avocat alors que les paiements échelonnés ont surtout servi à lui rembourser son avance des fonds payés à Stormy Daniels pour contracter son silence, majoré de ses frais et d’une indemnisation pour les impôts assumés.
L’ancien Président pourrait être tenu pénalement responsable pour les actes commis par d’autres, dont Michael Cohen, car :
Lorsqu’une personne adopte un comportement qui constitue une infraction, une autre est pénalement responsable pour ce comportement quand, agissant avec l’état mental exigé pour la commission de cette infraction, il/elle sollicite, demande, commande, importune, ou aide intentionnellement cette personne à adopter ce comportement [10].
L’existence de l’intention peut être induite des faits prouvés et l’intention existe dès lors que le résultat de l’acte fautif est « sa conséquence naturelle, nécessaire et probable » [11].
Pour décider de tirer une inférence, les jurés doivent « considérer tous les faits à la lumière de la raison, du bon sens et de l’expérience » [12].
Ainsi, les jurés avaient la faculté d’induire des faits considérés comme prouvés que Donald Trump avait l’intention requise sans qu’aucun témoignage ni pièce n’en apporte la preuve directe.
La seconde infraction exigée par l’article 175.10 pour la constitution d’un felony est identifié dans les Instructions comme la violation de la Loi Électorale de New York, en son article 17-152.
Lorsque deux ou plusieurs personnes s’associent pour promouvoir ou empêcher l’élection de toute personne à des fonctions publiques en ayant recours à des moyens illégaux et que cette association donne lieu à des actes par une ou plusieurs des personnes associées, elles se rendent coupables d’un misdemeanor [13].
L’intention coupable est présente dès lors que « l’objet ou le but conscient » du prévenu ait été que le projet de l’association soit mis en œuvre [14].
Le Juge expose que :
« le Procureur n’est pas obligé de prouver que l’autre délit a en fait été commis, aidé ou occulté » [15].
Le Juge informe les jurés :
« Bien que vous deviez conclure à l’unanimité que le prévenu s’est associé pour promouvoir ou pour empêcher l’élection de toute personne à une fonction publique par des moyens illégaux, vous n’êtes pas obligés d’être unanimes sur la question de savoir lesquels des moyens illégaux ont été employés » [16].
Le Juge circonscrit les moyens illégaux à prendre en compte pour déterminer s’il y a eu violation de l’article 175.12 de la Loi Pénale à l’un ou l’autre des suivants :
- des violations de la Loi Électorale fédérale,
- d’autres fraudes documentaires ou
- violation des lois fiscales.
Sur la Loi Électorale fédérale :
Il est illégal pour tout individu de faire volontairement une contribution à un candidat à toute fonction publique fédérale, y compris la fonction de Président des États-Unis, qui dépasse une certaine limite. En 2015 et 2016, cette limite correspondait à $ 2 700. Il est également illégal en application de la Loi relative aux Campagnes pour Élections Fédérales pour toute société de faire volontairement une contribution de tout montant à un candidat ou à sa campagne en relation avec toute élection fédérale, ou pour toute personne d’obtenir une telle contribution par une société. Aux fins de ces interdictions, une dépense faite en coopération, consultation ou concertation avec, ou à la demande ou suggestion d’un candidat ou de ses agents sera réputée comme une contribution audit candidat [17].
En vertu de la loi fédérale, le paiement par un tiers des dépenses d’un candidat est réputé correspondre à une contribution à la faveur du candidat, à moins que le paiement eût été fait sans égard à la candidature.
Si le paiement avait été fait, même en l’absence de la candidature, le paiement ne devrait pas être traité comme une contribution [18].
Cette conclusion peut surprendre, car au cours des débats entre pénalistes renommés menés par les médias américains, certains proposaient qu’il suffisait pour constituer le misdemeanour que le paiement ait été fait au moins en partie pour violer la loi, alors que d’autres exigeaient que ce motif ait été primordial.
In fine, le Juge impose encore un autre critère, qui est sans doute plus favorable au prévenu.
Ainsi, selon l’Instruction, le prévenu pouvait échapper à la responsabilité pénale en démontrant qu’il aurait adopté le comportement frauduleux, même en l’absence de liens avec toute élection, soit par exemple, pour éviter d’embarrasser sa famille ou d’attirer des remontrances.
Sur la seconde fraude documentaire :
D’après les Instructions, rien n’interdit à ce que chacun des misdemeanours correspondant à une des 34 accusations sous l’article 175.10 puisse servir de deuxième misdemeanour sous l’article 175.12 pour constituer le felony.
Pour l’appréciation des liens de rattachement de ces actes à une loi électorale, le Juge renvoie les jurés à des pièces spécifiques incluses dans le dossier.
Sur la violation des lois fiscales [19] :
Le Juge rappelle qu’il est interdit, autant en vertu des lois de l’État de New York et de la Ville de New York, qu’en vertu de la loi fédérale, de fournir ou de soumettre sciemment des informations matériellement [20] fausses ou frauduleuses en relation avec toute déclaration fiscale.
Il ajoute que ces lois n’exigent pas que les actes aient engendré toute insuffisance de paiement d’impôts.
En conclusion, le terreau en appel est fertile, si ce n’est que sur la base des Instructions, et plus particulièrement de l’articulation inédite et créative des éléments des infractions. Mais, le résultat dépendra aussi des autres motifs qui seront soulevés par l’appelant.
Si la condamnation devient définitive, le crédit sera attribué en grande partie à l’actuel Procureur, Alvin Bragg, qui a osé lancer une action alors que son prédécesseur, Cyrus Vance Jr., et les procureurs fédéraux avaient décidé de classer l’affaire sans suite.